Nul doute que lorsqu’on revient sur les endroits de premières découvertes et forcément d’étonnements, on tente toujours d’y retrouver ces mêmes premiers frissons d’émerveillement.
Pour l’aéroport de Bangkok, c’est loupé, ce bon vieux Don Meuang a laissé place au brillantissime Suvanabhumi. Pour la gare Hualumpong, peu de choses ont changé depuis les années 70. Même ambiance de gare de triage, de cour des miracles avec ses vieux moines fripés, édentés, tatoués jusqu’aux oreilles, ses backpackers un peu affolés cherchant leur quai. Le train était déjà hors d’âge en 79, alors maintenant !
14 heures de ballotements, de secousses, avec des rêves étranges ponctués de coups de cloches aux gares de campagne où le train s’arrête on ne sait pourquoi, pour reprendre son souffle peut être.
Dans les voitures, des backpackers dans leur petite trentaine, en couples ou en bandes de copains. Atmosphère joyeuse, bavardages excités.
A 8 H du matin, on traverse des paysages de jungle avec un soleil qui force la brume de chaleur. Dans le wagon restaurant, une musique pop coréenne fait résonner les vitres et qui sait, peut-être même la carcasse du vieux tas de ferraille, avec effets immédiats sur les palpitations cardiaques. Ça parle américain, sud-américain, français. Tous ont des regards éblouis pour la lumière qui filtre au travers des feuilles géantes qui se découpent avec netteté sur la montagne embrumée. La musique se déverse par les vitres baissées, le train frôle des branchages et quelques précipices. Un couple de femmes lesbiennes probablement : elle, des airs vieillissant de belle de Cadix, et l’autre elle, une sorte de Luis Mariano féminin. Elles sont aux anges. Sourires. Elles ne savent pas que le tunnel que nous traversons a son esprit : Khun Taan. Et ne savent pas non plus que la légende dit que lorsqu’on passe sous un tunnel, on revient toujours !
L‘air est vibrant d’excitation, d’anticipation, ces jeunes plus si jeunes découvrent le monde et ont l’impression de rentrer dans la vie sauvage, ils vont bientôt se réveiller dans la réalité de la ville.
Je ferme les yeux pour me replonger dans ces mêmes et premières émotions, celles qui restent en vous définitivement, en dépit des nombreux retours – tunnel oblige – Souvenirs d’un retour de Malaisie en train : Hat Yaï – Bangkok. Dans le wagon restaurant un backpacker suédois, Neil Young à fond dans les oreilles m’offre un petit cachet pour ne pas dormir. Je ne savais pas encore que c’était des amphet. A l’arrivée à Bangkok, après une nuit blanche – et pour cause – il m’ouvre la main et y dépose une poignée de petites pilules blanches. « Tu as été sympa. Cadeau ». C’était en 1979.
Je ne pouvais imaginer que je reviendrai souvent en Thaïlande, toujours aventurière, ou aventureuse, et je vois encore parfaitement comment j’étais habillée ce jour-là dans train de Yat Yaï : longue juge de gitane rouge, tee-shirt blanc
Je ferme les yeux, c’était hier.
Nous avons l’habitude, nous, occidentaux, de prendre ce que nous voyons pour argent comptant. Un sourire égale signe de bienveillance. En Thaïlande le sourire exprime des sentiments aussi contradictoires qu’écoute attentive ou pure indifférence, qu’amabilité ou froideur, que connivence ou gêne. Il faut juste savoir que l’essentiel sera toujours derrière l’apparence. L’essentiel, ou l’invisible, étant la structure même de la société thaïe.
La culture thaï, complexe mais pas complexée
Si un mot convient à la culture thaïe, à son peuple et surtout à son écriture, c’est bien le mot « complexe » (« difficile à appréhender »). Un mot que j’aime dans l’univers d’hyper simplification dans lequel nous vivons, pire un monde binaire, genre : « Vous n’êtes pas de gauche ? Alors vous êtes de droite ! » C’est plus complexe que ça… Tiens ça me fait penser à une nana binaire qui un jour m’a virée de Facebook, m’accusant de faire partie de la droite décomplexée. Je ne sais toujours pas ce que ça veut dire exactement, car je suis, moi aussi, « complexe » et pas plus « complexée » que « décomplexée ». En France tout se joue avec des accents… Et en Thaïlande ?
Sur la complexité des noms thaïs en général !! Et du coup, la complexité du mien. Comment je m’appelle en Thaïlande ? Je ne sais plus combien d’identités on m’a attribuée depuis que j’arpente les chemins de l’Asie et principalement ceux de ce pays.
*Je suis tour à tour : Mme Michèle Jullian – Mme Michèle Jane Elise (ben oui en France on a plusieurs petits noms qui deviennent parfois des noms) – Mme Michèle Nom d’Usage (si si c’est arrivé qu’on m’appelle Nom d’Usage), Mme Michèle Durand (mon nom de jeune fille que l’état français m’a obligé à porter depuis que je suis veuve, pourtant je n’ai rien demandé) – Mme Michèle – ….Dans la vie en Thaïlande on m’appelle Khun Michele, Teacher Michele, Ajarn Michèle
En Thaïlande, contre une centaine de bahts, les thaïs peuvent changer leur nom (ce qui fut imposé aux immigrants chinois. « Vous voulez vivre ici ? Prenez un nom thaï » ce qu’ils firent avec reconnaissance pour ce décret royal).
Des années en Thaïlande ne seront pas suffisantes pour comprendre toute la complexité de ces noms, la raison de leur attribution et la façon de l’écrire.
Il paraît que le lundi, vous ne pouvez attribuer un nom comportant une voyelle (à cause de l’opposition soleil/lune ou sun/moon (Sunday/Monday.) Toutes les voyelles étant attribuées au soleil (athit), et le lundi étant jour de la lune (Monday), on ne peut donc écrire de voyelle dans le nom. Si le nom en comporte une, alors on l’escamote. Ex. pour le prénom WAN, on n’écrira pas W.A.N mais W.R.R.N (retour au sanskrit) Un autre exemple : KAMOLWAN s’écrira : GMLWRRN – et NOPPADON s’écrira NPDL
Si vous demandez à l’une de ces personnes, d’épeler son nom au téléphone : Bonjour !
ET cette façon d’écrire en référence au Pali ou au Sanskrit se retrouve dans de très nombreux mots du vocabulaire thaï surtout ceux se rapportant à la religion, à la politique..
Toujours envie d’apprendre l’écriture thaïe ??
* je n’ai pas donné mes vrais noms bien sûr !
Sourire galactique au pays de l’illusion
La Thaïlande est en quelque sorte le pays de l’illusion D’ailleurs le sublimissime mall qui vient d’ouvrir à quelques minutes à pied de chez moi s’appelle « MAYA » : ILLUSION en thaï. Vous voilà renseigné.
Lorsqu’on pénètre dans ce temple de l’illusion, l’extérieur s’efface, s’évapore, disparaît : l’accablante chaleur, le soleil qui grille la peau des blondes, la lumière aveuglante à peine filtrée certains jours au travers de la brume de chaleur, la poussière, les particules diesel, les fumées noires de pots d’échappement etc… Le « Mall » comme le sourire, offre une apparence irréprochable, transparente, si parfaite qu’on croirait naviguer sur un nuage avec escalators silencieux vous guidant jusqu’à 7è ciel du luxe.
On pourrait avoir aussi l’illusion d’être le passager d’un engin intergalactique. Qui sait, lorsque j’en sortirai tout à l’heure – si je peux m’extirper de ce luxe inutile, de cette propreté inquiétante, de cette gabegie de boutiques de créateurs, de restaurants tendance japonisante – qui sait si je ne vais pas atterrir sur une autre planète où tout me semblera déglingué, sale, insupportable ? A l’intérieur, tout est réfrigéré, cool. Vendeurs et hôtesses sont triés sur le volet, gardiens en costume digne d’une compagnie aérienne du Moyen Orient. Ils sont juste plus nombreux que les clients.
Je grimpe jusqu’au dernier étage, siège des cinémas dans les malls thaïlandais. Les compagnies d’aviation ont inventé des VIP lounges pour passagers de première et business class, la Thaïlande a créé un espace VIP pour spectateurs privilégiés, avec tapis rouge qui mène au comptoir privé, salon avec collation et boissons servies avant l’heure de la séance, et mes amis ! Je ne vous dis pas le fauteuil ! Le vrai fauteuil médical avec différentes positions pour les jambes, comme si les spectateurs se relevaient d’une opération de phlébite, à moins que les déambulations dans les espaces gigantesques du mall ne les aient épuisés. Ah ! J’oubliais le prix de la séance : tapis rouge, fauteuil médical, boissons sucrées et mignardises : 700 bahts (un plat dans la rue, c’est environ 35 bahts).
Moi je vais vous dire ce qui me fait décoller, c’est le sourire de mon ami thaï. Amusé, ironique, charmeur, avec au coin des lèvres, une blessure définitive, celle d’un homme qui, un jour a voulu mourir pour avoir aimé une femme qui lui avait préféré un riche et vieux schnock américain. Les sourires parfaits me font peur. Les malls parfaits me font peur.
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