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L’espionne du Jeu de Paume

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Dans l’imaginaire collectif, la figure de l’espionne occupe une position qui tient moins de la réalité que du pur fantasme. Le cinéma n’y est sans doute pas étranger, qui lui donne depuis toujours les traits caractéristiques de la femme fatale. Campée naguère par Greta Garbo (Mata Hari, de George Fitzmaurice en 1931) ou Marlène Dietrich (Agent X27, de Sternberg, la même année), elle emprunte aujourd’hui la plastique aussi sportive qu’irréprochable de Halle Berry (Meurs un autre jour, de Lee Tamahori, 2002) ou d’Angelina Joly (Salt, de Philip Noyce qui sortira l’été prochain).

Mais ce ne sont là que des clichés qui devraient nous inviter à la prudence : avec son austère robe noire qui lui arrivait aux mollets, ses solides souliers de cuir, ses strictes lunettes rondes et sa coiffure sévère, Rose Valland (1898-1980) ne ressemblait guère à une femme fatale. Dans sa pose figée, à proximité d’une sculpture colossale, elle rappellerait plutôt Pauline Carton, l’une des comédiennes favorites de Sacha Guitry, la fantaisie en moins. Or, cette femme pratiquement inconnue en dehors du cercle plutôt restreint des historiens de l’art et de ceux qui s’intéressent, à divers titres, à la spoliation des biens artistiques sous l’Occupation, fut une authentique espionne à qui la France et le monde de l’art doivent beaucoup.

Une très intéressante exposition est consacrée à cette héroïne de l’ombre au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (La Dame du Jeu de Paume, Rose Valland sur le front de l’art). Le lieu ne pouvait mieux convenir, puisque le Centre s’est installé depuis 1992 dans l’ancienne Ecole du service de santé militaire de Lyon, laquelle fut occupée en 1942 par le Sipo-SD dont la section IV – la Gestapo – était dirigée par Klaus Barbie. L’exposition, qui dure jusqu’au 2 mai 2010, a été installée dans le sous-sol du bâtiment, là où étaient détenus les résistants qui, transférés de la prison de Montluc, attendaient de subir les interrogatoires dans les conditions que le procès Barbie a décrites.

L’histoire de Rose Valland semble celle d’une double rencontre. Celle, d’abord, avec l’art. Car rien ne prédisposait cette fille de maréchal-ferrant à devenir conservateur du patrimoine. Dans la première moitié du XXe siècle, les perspectives de promotion sociale d’une jeune fille de sa condition se limitaient généralement au métier d’institutrice. Pourtant, quoique diplômée de l’Ecole normale de Grenoble, elle choisit, par passion pour l’art, de s’inscrire à l’Ecole des beaux-arts de Lyon, puis à celle de Paris tout en suivant parallèlement les cours de l’Ecole du Louvre. Travailleuse, on la disait aussi douée pour le dessin ; ceux montrés dans l’exposition ne rendent que partiellement compte de ce talent, en revanche, une toile, La Femme au chapeau, prouve qu’elle possédait une assez belle maîtrise de la peinture. En 1932, en dépit de ses titres universitaires (en histoire de l’art, en archéologie), elle n’entra à la galerie du Jeu de Paume qu’en tant qu’attachée bénévole ; elle y rédigea des catalogues et participa à l’organisation d’expositions. Ce n’est qu’en 1941 qu’elle fut titularisée et salariée, à la faveur de la vacance d’un poste qu’il fallait bien pourvoir.

Si l’on considère qu’elle ne fut nommée conservatrice des musées nationaux qu’en 1955 – à 57 ans ! –, on s’interroge. Pourquoi dut-elle attendre si longtemps pour obtenir cette promotion ? Peut-être faut-il y voir une forme d’ostracisme social de l’époque : pour une femme, de condition modeste, qui plus est provinciale et ne faisant pas partie du « sérail », mener une carrière brillante au sein des musées nationaux devait être difficile. En outre, son caractère bien trempé – « elle était rude et déterminée », dira d’elle un officier américain – ne devait pas l’inviter à la diplomatie dans ses relations avec sa hiérarchie.

La seconde rencontre, déterminante dans la vie de Rose Valland, fut celle de l’Histoire et de la seconde guerre mondiale qui la placèrent, bien involontairement, au cœur du dispositif de pillage des œuvres d’art que les Nazis organisèrent dans les pays occupés, avec pour perspective l’enrichissement des musées allemands dont celui, démesuré, qu’Adolf Hitler projetait de construire à Linz. Car le hasard voulu que l’antenne française des services d’Alfred Rosenberg (l’ERR) chargés de cette mission fût installée, précisément, au Jeu de Paume. Les locaux devinrent un vaste centre de tri et de logistique où transitait leur butin.

Profondément heurtée par cette entreprise de spoliation du patrimoine, qui concernait essentiellement les collections privées juives et franc-maçonnes, Rose Valland s’improvisa espionne, avec la bénédiction de Jacques Jaujard, sous-directeur du Louvre. Son action force d’autant plus le respect qu’elle n’avait jamais été formée pour cet exercice. Sans doute sa connaissance de l’allemand put-elle l’aider ; quel responsable nazi se serait méfié de cette discrète fonctionnaire couleur de muraille, témoin de leurs conversations ? Dès octobre 1940, elle entreprit de répertorier les œuvres qui arrivaient dans le musée avant d’être expédiées vers le Reich. Elle n’hésitait pas, pour ce faire, à fouiller le contenu des poubelles, à écouter aux portes. Son indiscrétion lui valut-elle d’être écartée par l’ERR, elle trouva toujours le moyen de s’y maintenir jusqu’à la Libération.

Avec des moyens limités, mais une forte détermination, elle s’efforçait d’identifier les œuvres, notait leur origine, leurs destinations sur des fiches et des registres. Elle ne manquait pas d’avertir Jaujard des visites d’Hermann Goering (une vingtaine en quatre ans !), qui venait au Jeu de Paume faire son marché pour enrichir sa collection personnelle. Il avait une prédilection pour les peintres germaniques, notamment Lukas Cranach. Les documents exposés, des notes de Rose Valland à un reportage photographique complet d’une visite du Reischmarschall, rendent compte de cette période. Sans doute participeront-ils, avec d’autres archives dont l’accès n’est pas encore autorisé, à mieux saisir la personnalité de Rose Valland dont l’activité clandestine n’est que partiellement connue. Elle est ainsi la seule à avoir évoqué un autodafé de peintures « d’art dégénéré » qui aurait été organisé au musée en juillet 1943. A cette époque, les Nazis avaient depuis longtemps compris qu’il était plus lucratif d’écouler ces œuvres auprès de marchands peu scrupuleux, notamment en Suisse, que de les brûler. Pourtant, il n’y a aucune raison de mettre sa parole en doute. Peut-être cet autodafé avait-il d’ailleurs moins à voir avec l’idéologie qu’avec le mercantilisme : en détruisant quelques œuvres, les Nazis auraient pu trouver un moyen aussi cynique qu’efficace de faire monter la cote des peintres concernés pour mieux valoriser le fruit de leurs vols sur le marché…

Dès la Libération, Rose Valland, grâce à sa connaissance des spoliations nazies, devint une actrice capitale dans la tentative de récupération des œuvres volées. Promue capitaine dans la Première armée, elle parcourut le territoire de l’ancien Reich où étaient disséminés les dépôts et les caches dans lesquelles les Nazis avaient entreposé leur butin. Munie d’ordres de mission (présents à l’exposition), elle visita les zones d’occupation américaines, britanniques et françaises. Elle s’aventura même jusque dans la zone soviétique où l’on peut imaginer qu’elle ne rencontra guère de coopération. En effet, sur ordre de Staline, une section spécialisée de l’armée Rouge s’était livrée dès janvier 1945 à un nouveau pillage, tant du contenu des caches que des coffres forts des banques où des particuliers avaient tenté de protéger leurs collections.

J’ai évoqué cet épisode en détail (s’agissant de Budapest) dans mon essai, L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, épisode peu connu, car, en dépit des nombreux documents qui en attestent la réalité, peu d’historiens se sont jusqu’à présent risqués sur ce terrain « délicat » et politiquement incorrect. Sur environ 100.000 œuvres volées en France, 60.000 furent retrouvées et rapatriées (dont 45.000 restituées à leurs propriétaires ou ayant-droits) ; quid des autres ? Sans doute certaines furent-elles détruites pendant les combats, emportées par des pillards ou conservées par des Nazis, mais l’immense majorité dut se retrouver en Union Soviétique, dans les réserves de musées ou des entrepôts du KGB. Le sujet reste encore tabou dans la Russie d’aujourd’hui où ce phénomène est nié.

La mission de Rose Valland en Allemagne s’acheva en 1953. De retour à Paris, elle poursuivit sa carrière au sein des musées nationaux. On lui doit la rédaction d’un plan de sauvetage des œuvres d’art en cas de conflit qui, semble-t-il, fait encore autorité. Mais la reconnaissance nationale, qui ne suit que rarement la courbe ascendante du marché de l’art, ne fut guère au rendez-vous. Tout juste obtint-elle la Légion d’honneur et la médaille de la Résistance. Du livre qu’elle publia en 1961, Le Front de l’art, fut partiellement tiré un film de John Frankenheimer, Le Train, dans lequel Suzanne Flon joua son rôle. Des magazines lui consacrèrent alors quelques pages. Gloire éphémère.

Bien documentée, avec un parcours scénographique chronologique et sobre, balisé par des caisses d’emballage de tableaux et d’objets d’art, cette exposition mérite d’être visitée. Au-delà même de Rose Valland qui en symbolise remarquablement l’action, cet événement met aussi l’accent sur ceux qui, avec un patriotisme sincère, pratiquèrent au quotidien, et non sans prendre de risques, la résistance civile et administrative, des héros discrets auxquels l’Histoire n’a pas toujours su rendre hommage.

Illustrations : affiche de l’exposition – Rose Valland dans les salles du Jeu de Paume, vers 1934, Coll. Camille Garapont, Association La Mémoire de Rose Valland – Rose Valland, capitaine Beaux-arts, Coll. Camille Garapont, Association La Mémoire de Rose Valland.

Thierry Savatier
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