Nous avons tous rêvé de découvrir en Europe des paysages intacts et des villages où rien n’a changé depuis le début de la civilisation agraire. Ils existent encore. Ils deviennent pourtant de plus en plus rares et nous devons souvent nous contenter de les imaginer en cherchant à débarrasser l’image qui nous est offerte de ses scories récentes et en cherchant à replacer les objets d’origine là où ils se trouvaient encore il y a quelques dizaines d’années : la corde du puits dans le puits et non dans le salon et la faux dans la main du faucheur et non clouée au mur.
Je ne sais pas si je dois dire « heureusement », mais une certaine « authenticité » – et j’emploie tout exprès ce mot pour me montrer politiquement correct – existait encore dans le Maramures roumain et au centre du Portugal il y a un peu plus de dix ans. De même un sentiment originel courrait encore en Géorgie et en Azerbaïdjan il y a seulement cinq ans entre les vaches et les buffles laissés à eux-mêmes et regagnant leur ferme, en empruntant la seule route nationale disponible au grand dam des camions et des voitures.
L’authenticité étant pour moi non pas le mot clef d’une conservation intégrale des mœurs et des coutumes anciennes pour assurer leur classement sur la Liste de l’UNESCO, mais plutôt beaucoup plus simplement la conservation d’un lien avec le passé et en particulier avec les techniques douces et certainement pesantes et répétitives auxquelles nous serons par la force des choses peu à peu contraints à revenir. Un lien qui continue à tenir compte du rapport étroit qui s’établit naturellement entre la géologie et la géomorphologie locales et le bâti, qui respecte l’histoire des implantations humaines successives et celle des pratiques agropastorales, artisanales, voire même industrielles qui se sont superposées sur un même territoire au cours des siècles et dont chacune a imprimé des habitudes, des légendes, des chants, une manière d’être au monde. Continuité d’activité et continuité de protection, mais en tenant compte de l’adaptation aux habitudes de confort. Prise de conscience de la nécessité impérieuse de veiller autant à la biodiversité du vivant qu’à la biodiversité du paysage culturel, témoignage des activités empilées qui l’ont modelé tel qu’il est.
Je ne cherche pas le paradis perdu ou le paradis originel, même si j’aime Jean-Jacques Rousseau, car je sais de source directe, celle de mes grands-parents et de mes arrières grands-parents, quelles étaient les difficultés de la vie dans le contexte de la société traditionnelle. Je parle de celle de la campagne fermière de l’île de France dans la seconde moitié du XIXe siècle et qui n’était pourtant pas la plus rude, car les terres étaient bonnes. Mais je cherche certainement des lieux de connivence avec le temps qui passe, là où le global de la communication mondiale immédiate et de la domination forcenée de l’instant présent, n’ont pas tout écrasé. En un mot, je cherche des failles temporelles. Il s’en trouve. Les explorateurs s’y infiltrent. Elles sont parfois très étroites. Mais la lecture des voyageurs du siècle dernier nous aide en tout cas à en retrouver les traces.
J’ai passé trop peu de temps en Sardaigne, retenu par la somptuosité de Cagliari, pour connaître l’intérieur de l’île que j’imagine, sans doute à tort, un peu comparable à la Corse. J’ai écouté par contre avec beaucoup d’attention les récits de ceux qui avaient en charge la protection des paysages sardes et les navigateurs qui avaient fait escale dans les ports et en particulier sur les traces phéniciennes de Tharros. Mais c’est la lecture récente d’un court récit d’Elio Vittorini qui m’a fait revenir l’eau à la bouche et les odeurs de Sardaigne dans le nez et les poumons. J’ai eu envie de partir tout de suite. Ce récit est publié en français dans cette collection intitulée VIA qui rend hommage à des textes ayant pour objet commun l’Italie et dans laquelle est également proposé un texte de Curzio Malaparte « L’excursion » que j’ai déjà évoqué. Vittorini a vingt-quatre ans quand il publie « Sardegna come un’infanzia ». Nous sommes entre les deux guerres, au début des années trente et les intellectuels italiens ne connaissent pas encore la découverte contrainte des îles et la déportation vers les confins. Il s’agit cette fois d’une véritable excursion en groupe dont une partie se déroule en voiture, en bus et en train, depuis la baie d’Olbia jusqu’à Cagliari et dont le retour, plus aventureux, suit les caprices et les nécessités commerciales d’un navire marchand qui retourne en Sicile, en s’arrêtant à La Maddalena.
Ce sentiment d’enfance qui revient constamment sous la plume d’un très grand écrivain tient certainement à la proximité de ses jeunes années quand il entreprend ce voyage. Il a envie de s’amuser et de profiter de l’eau « couleur de menthe bleue ». Mais, avant la satisfaction de son plaisir personnel, ce jeune homme s’intéresse aux autres. Et pourtant les habitants sont clairsemés dans ce pays qui rapporte peu pour l’exigence de l’effort fourni. Les maisons constituent de véritables forteresses et les lieux d’accueil ne sont pas encore passés dans la civilisation des loisirs. Chaque personne rencontrée est pourtant décrite de près. Les groupes sont placés dans l’espace avec la précision d’un metteur en scène et la place furtive, mais essentielle des femmes, constitue un mystère permanent. Nous sommes il est vrai encore dans une époque où l’hospitalité est une tradition, une obligation et son oubli serait puni comme un crime d’honneur, si elle venait à manquer. Mais l’intrusion de ces étrangers qui ne parlent pas le dialecte inquiète les plus âgés et fait rire les plus jeunes, surtout dans le monde paysan. Les bourgeois, les possédants ont déjà acquis d’autres habitudes et trouvent du plaisir à renouveler la compagnie de leurs jeux. Ils se représentent eux-mêmes comme des nantis, de manière dispendieuse, tandis que la main d’œuvre qui les nourrit survit en préservant avec inquiétude des moments de fête ancrés dans l’antiquité.
Les odeurs, ai-je dit. « L’odeur du soleil » écrit-il. Les Eucalyptus utilisés pour assécher les terres et combattre la malaria flambent leur écorce et leurs fruits. Les restes d’olives pressées, les écorces d’agrumes qui pourrissent en tas après qu’on en ait prélevé le jus pour en faire de l’alcool empestent et embaument tout à la fois. Et cette extraordinaire présence de toutes ces essences que le soleil mobilise provoque une sorte de paralysie des sentiments « Oliviers et orangers, denses au-delà des murs blancs de la route, dans l’obscurité croissante. Une fumée bleuâtre se dégage de leur feuillage, d’abord lumineuse, puis opaque, elle se condense et monte. Toute la terre fume. Non d’une matière qui brûle, mais d’elle-même, qui uniformément s’évapore. » Vittorini est sensible à une souffrance faite d’épreuves incontournables qu’il décrit pourtant avec pudeur, préférant la métaphore des chênes lièges qui apparaissent comme une armée de soldats saignés « Etrange comme cette blessure les fait paraître vivants. On pense instinctivement à la chair vive : pauvres bêtes… »
On le suit, au détour de chaque chemin. Comment ne pas l’aimer ? Et comment ne pas sursauter à l’écoute de ces phrases qui germent au plus près de lui, dans la roche dure pourtant dépourvue de terre. Une écriture pauvre en nourriture et pourtant acharnée à dire juste ! « …les vols d’oiseaux, qui s’élancent des corniches, semblent laisser des trous noirs dans la pierre où auparavant ils étaient pierre, eux aussi parmi le feuillage et les têtes d’anges. »
Et la tête s’envole avec l’écrivain dans le baroque des églises.
Elio Vittorini. Sardaigne comme enfance. NOUS VIA. Traduit de l’italien par Angélique Lévi. Janvier 2012. L’auteur (Syracuse, 1908 – Milan, 1966) a été romancier, traducteur, éditeur, directeur de revue et journaliste. Il est l’un des grands écrivains italiens du XXe siècle. Il est l’auteur de Les hommes et les autres, Conversations en Sicile et Les villes du monde.