Lors de la victoire de l’AKP en 2002, les journalistes et les intellectuels turcs notaient qu’il n’était pas aisé de caractériser l’AKP ou « Parti de la Justice et du Développement ». En 2007, c’est notre presse occidentale qui se retrouve devant cette difficulté. Parti islamique ? Parti d’islamistes ? Parti de l’islam politique, islam modéré, néo-islamiste, démocratie musulmane, démocratie conservatrice, parti de centre droit ?
Thierry ZARCONE, chercheur au CNRS et qui a vécu 9 en Turquie, aborde la définition de l’AKP, dans le cinquième chapitre de son livre « La Turquie moderne et l’Islam », publié en 2004. Il y explique l’originalité de l’islam ottoman, caractérisé par son appartenance à l’école hanéfite et sa pluralité, l’évolution de cet islam, face aux réformes entreprises sous l’Empire ottoman, puis par Ataturk et enfin, sa renaissance en islam politique, jusqu’au début des années 2000.
Ce texte est conçu à partir d’extraits de ce livre.
L’islam turc, hanéfite et pluriel
L’islam ottoman, puis turc, se distingue dans le monde sunnite par son appartenance à l’école du droit hanéfite. L’école du hanéfisme est considérée comme la moins rigide et celle qui fait le plus appel au raisonnement. Sous l’Empire, la souplesse du hanéfisme a permis, entre autre, l’adoption de plusieurs coutumes turques qui se sont associées à la charia et ont été imposées par le sultan et ses juristes pour la conduite des affaires de l’Empire, considérant ainsi que les seules traditions islamiques ne peuvent constituer la référence absolue.
L’islam ottoman est pluriel, constitué autour de cinq grandes composantes :
– l’islam populaire, marqué par des croyances animistes et chamaniques des premiers turcs d’Asie centrale et perméable aux rites des autres religions, comme le culte des saints,
– les oulamas, les docteurs de la religion, dont l’enseignement dans les écoles élémentaires et supérieures (medrese), sous le contrôle de l’Etat, transmet l’orthodoxie du droit hanéfite,
– les confréries soufies, qui au travers de leurs réseaux de couvents / hostelleries (tekke) assurent la transmission de l’islam et de ses multiples interprétations mystiques, plus ou moins proches de l’orthodoxie. Ce réseau de tekke donne naissance à une dimension toujours vivace aujourd’hui, celui de la sociabilité confrérique, marquée par le goût de l’échange, de la rencontre, de la discussion. Le soufisme, en outre, impose une pratique contemplative (danse rituelle, retraite …).
– les turcomans-kizilbach, devenus alévisme au tournant du XXième siècle,
– les docteurs-philosophes, qui cultivent un islam, souvent en marge des normes imposées par les oulamas.
Ces cinq courants traversent tout l’Empire. En 1923, l’islam se trouve au centre de la modernisation du pays et des réformes d’ATATURK dans la mesure où c’est contre le système théocratique de l’Empire ottoman que se construit la nouvelle Turquie.
Les oulamas disparaissent mais les trois autres composantes se retrouvent sous des formes nouvelles dans la Turquie moderne.
Laïcité à la turque
Parce que l’islam, comme réalité sociale, affiche sa volonté d’agir sur les activités temporelles de la communauté, ATATURK estime qu’il ne peut être laissé sans surveillance et cherche, non pas à l’éradiquer mais à l’écarter des affaires politiques et à le reformer. La laïcité turque, repose donc, non pas sur une séparation de l’Islam et de l’Etat comme en France, mais sur un contrôle de l’Islam par l’Etat.
Tekke et medrese sont fermés, les biens de confréries confisquées, une Présidence des Affaires religieuses, rattachée au Premier ministre, est créée, ainsi que des écoles d’imams et des facultés de théologies. L’ordre des oulamas disparaît, certaines confréries survivent dans la clandestinité, d’autres disparaissent.
Renouveau religieux
La politique de tolérance et de révision de certaines lois anti-religieuse mise en application en 1950 et 1960 favorise le retour en force de l’islam sur la scène politique. Deux courants en bénéficient : les docteurs de la religion des nouvelles écoles d’imams et les confréries, dont la puissante Nakchibendiye. La sociabilité confrérique se reconstitue autour des communautés (cemaat), profondément ancrée dans la sociabilité turque, cette dernière caractérisée par le fait d’ « être ensemble », de partager un repas par exemple ou boire le thé et discuter.
Un autre courant de l’islam non sunnite, l’alévisme profite aussi de ce retour. Longtemps resté sans définition, l’alévisme entame une quête identitaire dans les années 80 et 90. Les principes de la foi alévie résultent de la combinaison d’une lecture originale du Coran, de la tradition islamique et l’adoption de croyances extérieures au Coran, comme la réincarnation par exemple.
Paradoxalement, le coup d’Etat militaire en 1981 va confirmer le renouveau religieux : un islam modéré, contrôlé par la laïcité constitue le meilleur rempart contre le communisme. Les cours de religion deviennent obligatoires dans les écoles, les budgets du Ministère des Affaire religieuses sont doublés.
Cette tendance est très nette sous T. ÖZAL, après le coup d’Etat militaire en 1981
T. ÖZAL, anatolien et membre de la Nakchibendiye, favorise le petit milieu d’affaire qui cultive une éthique professionnelle islamique fondée sur la solidarité et la loyauté. Cette nouvelle bourgeoisie conservatrice, les Tigres anatoliens, sont un soutien financier de l’islam. Ils se rassemblent dans la MUSIAD, qui défend un islam, éclairé et rationnel, présenté comme une religion du progrès. ÖZAL donne aussi en 1983, une base légale aux donations charitables et offre par là même une identité juridique à un grand nombre d’organisations religieuses soufies, interdites officiellement depuis 1925. Elles peuvent ainsi développer, dans le cadre des « vakif », des activités sociales et culturelles en toute légalité et bénéficier de financements. Enfin, de nouvelles facultés de théologie sont ouvertes afin de ne pas laisser le champ libre à l’islam radical.
L’islam politique culmine avec l’arrivée au pouvoir du parti de la Prospérité en 1996 mais son essor est cassé net par l’intervention de l’armée, au travers du Conseil de Surveillance (MGK), le 28 Février 1997.
Néo-islamisme
Les luttes intestines entre rénovateurs emmenés par Recep Tayip ERDOGAN, qui rejettent l’anachronisme entre le modèle traditionnel de la communautaire confrérique et la démocratie, et conservateurs conduisent à la scission du parti de la Vertu en deux : le parti de la Justice et du Développement (AKP) et le parti de la Vertu, continuité du parti de la Prospérité.
L’AKP est vu en Turquie comme un parti d’origine islamique, en Occident, comme un parti islamique ou musulman modéré. La définition que le parti se donne officiellement « démocrate conservateur » est prudente et tient compte de la loi turque sur les partis politiques qui lui impose de respecter la laïcité. Toute référence à l’islam dans son titre aurait conduit à son interdiction.
Produit de l’évolution des partis islamiques turcs, l’AKP est une forme de l’islam politique ou islamisme. Mais une forme nouvelle ou néo-islamisme. Comme le décrit K. CANATAN, intellectuel musulman, « l’islamisme traditionnel cherche à transformer et islamiser la société par le haut, c’est-à-dire par le contrôle du pouvoir, c’est le projet avorté du parti de la Prospérité ; alors que le néo-islamisme ne vise aucune transformation radicale de la société et cherche, par la voie du consensus social, à répondre aux besoins de spiritualité et de morale de la population.»
Le parti d’ERDOGAN s’inscrit donc dans la tradition de T. ÖZAL, qui fut pour eux, pionnier en harmonisant tradition et modernité.
« Loin d’avoir échoué, l’islam politique, a réussi en Turquie, à négocier un tournant idéologique nouveau avec le néo-islamisme, à condition de ne pas voir l’islamisme, comme cela est fréquent en Occident, un courant de l’islam radical, antidémocratique et pro-charia.
« Cette première expérience d’une démocratie musulmane ne sera pas nécessairement la meilleure ni la plus durable mais elle n’en est pas moins une expérience nouvelle, en islam, d’une harmonisation de la religion du Prophète avec une philosophie politique dans laquelle se reconnaissent les Etats démocratiques et les institutions internationales. »
Cet extrait de « La Turquie moderne et l’Islam » est toujours d’actualité en 2007.
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