Plongée
dans la lecture passionnante d’une étude de l’américaine Ellen Boccuzzi, (doctorat
en études asiatiques et sud-est asiatiques) sur la littérature propre aux problèmes
migratoires en Thaïlande, je me demandais ce que signifiait réellement Songkran pour ceux qui n’avaient pas
émigré vers les villes et avaient, ainsi, gardé la tradition intacte.
« Songkran » c’est la coutume associée au village (baan), là d’où l’on vient. Le lien avec
ses racines et ses ancêtres. Aujourd’hui pour le touriste de passage, c’est une
fête un peu agressive (facile de glisser de « Songkran », « passage »
en sanskrit à « Songkram »,
guerre). Effectivement qui n’est pas armé de son pistolet, copie aux couleurs
violentes de AK 47, de son seau en plastique, de son tuyau d’arrosage… et d’une
belle énergie pour envoyer des baquets d’eau souvent sale sur tout ce qui bouge :
piétons, conducteurs de tuk tuk, passagers de songthaeaws et
motocyclistes ? Et tout cela dans les plus grands éclats de rires.
Pour beaucoup de thaïs, « revenir à la
maison » pour Songkran et une obligation, un devoir. Ils savent que les
parents ou plutôt les grands-parents restés au village, les attendent. Pas
seulement les enfants mais aussi
beaux-frères et belles-sœurs.
Ellen Boccuzzi a choisi de mettre en exergue un
court récit écrit par un certain Panumat : « Songkran à la
maison ». L’auteur est l’aîné de six frères et sœurs et il est le premier
arrivé chez ses parents qu’il trouve en pleine préparation de la fête. La mère
cuit un repas de cérémonie pour les moines tandis que le père prépare fébrilement
les plats préférés de chacun de ses enfants. Les parents sont tout excités à
l’idée de cette réunion familiale annuelle. Chacun leur tour, il passe le
nez par la porte et scrute la rue dans l’espoir de voir arriver leurs enfants.
Lorsque personne n’est encore arrivé le lendemain soir, la mère exprime sa
déception. « Mes enfants ont manqué le premier jour de célébration, celui des
offrandes aux moines et le cérémonial des ablutions en l’honneur des ancêtres ».
En dépit de son amertume, elle tente de se persuader que ses enfants vont quand
même arriver. Le père, lui, essaie de se raisonner : ses enfants ont été retenus
à leur travail, bien qu’il sache que Songkran est une fête nationale. « C’est
vendredi, ils ne seront libres que samedi. Le travail à la ville s’arrête
toujours le vendredi soir n’est-ce pas ? » La mère approuve,
choisissant de croire son mari. Mais personne n’est dupe.
Tout au long du week-end, la famille continue
de se baigner d’illusions. « Sûrement dimanche, ils seront là, ils
arrivent souvent le dernier jour, le dimanche ».
Lorsque personne ne se montre et qu’il n’y a
plus d’excuses possibles, la mère ne perd plus son temps à scruter le chemin et
le père, fatigué se couche pour une longue sieste, se faisant après tout, à l’idée « qu’ils
ne viendront plus ». Fatalistes, ils finissent par accepter la réalité.
Mais le fils aîné est en colère, il ressent une profonde rage contre ses frères
et sœurs qui ont manqué à leur devoir. Alors il demande la permission de réaliser la cérémonie des ablutions. Il verse l’eau sur la tête de ses
parents, lave leurs cheveux. Eux, changent leurs vêtements pour des neufs et se
mettent du talc sur le corps et le visage. Le fils s’agenouille front contre
terre devant ses parents pour recevoir leur bénédiction.
Ses frères et sœurs auraient dû être là, ne
serait-ce que pour une heure. N’ont-ils pas compris l’attente des parents ?
Cette nuit-là, le fils aîné a mangé, mangé…
tous les plats que le père avait préparés pour les 6 enfants. Il mange pour lui
et pour ses frères et sœurs absents. Une façon de s’acquitter de leurs
obligations.
Toute honte bue, les parents finalement se
contenteront de n’avoir reçu la visite que d’un seul de leurs enfants. L’honneur
est sauf et la présence du fils aîné les consolera de l’absence des autres. Il
aura, par sa seule présence, permis à la
tradition de se perpétuer.
Ce récit a été écrit dans les années 70. Quelle
différence avec aujourd’hui, quarante ans plus tard ? Le téléphone
portable qui aurait permis aux enfants de se dérober après un simple coup de
fil. Mais la blessure serait toujours la même. Avec la perte de face vis à vis des autres membres de la communauté.
Derrière les cris, la consommation d’alcool,
les accidents qui suivront, l’hystérie collective et sûrement libératrice… derrière la fête,
reste encore à la maison, au village, les parents, ou plutôt les grands parents
(on vit de plus en plus âgé en Thaïlande) et la perpétuation de la tradition.
Sinon quel sens donner à Songkran ?
Powered By WizardRSS.com | Full Text RSS Feed | Amazon Plugin WordPress | Android Forums | WordPress Tutorials
Qui est Michele Jullian?
Je m’appelle Michèle Jullian. J’aime les voyages, la photographie, l’écriture.
Voyager ce n’est pas seulement prendre l’avion ou parcourir la planète, c’est aussi voyager dans les livres, les deux étant l’idéal. Chaque voyage comporte sa part de découvertes et de déconvenues, lesquelles deviennent expériences, à partager ou pas. Voyager est une aventure de chaque instant. Mes repères sont en France et en Thaïlande où je réside « on and off ». J’ai écrit un roman « théâtre d’ombres » qui a pour décor la Malaisie et la Thaïlande …
Découvrez le blog de Michèle, une femme à la croisée des cultures …
{/slide}
- Bangkok, plus qu’une ville, un symbole à préserver - Oct 27, 2021
- Désert berbère au Maroc : un appel irrésistible - Jan 14, 2020
- Etre femme nomade au Maroc berbère : hymne à la liberté, « mes »nomades - Oct 26, 2019