Sur la route de Madison, tirée d’un roman de Robert James Waller, est un film à part dans la production hollywoodienne de ces dernières années. Un film qui ne délivre aucun message, ne brandit aucune doctrine, ne retrace aucune épopée, et n’a d’autre ambition que de raconter la simple histoire d’un homme et d’une femme qui vont s’aimer pendant quatre jours, mais quatre jours qui rimeront avec toujours.
Pas une passion furieuse, violente, sexuelle, dévorante et tragique ; non, un amour profond, sincère, un dernier bel amour entre personnes d’âge mûr, une rencontre lumineuse qui laissera à jamais, dans leur mémoire, son indéfectible rayonnement.
Lorsque le film commence, nous voyons apparaître sur l’écran une vieille boîte aux lettres provinciale. Le ton est donné. Venus régler les détails de la succesion de leur mère, Michael et Carolyn trouvent surprenant et pénible l’idée de devoir répandre ses cendres du haut du pont couvert de Madison. Pourquoi leur mère n’a-t-elle pas voulu que sa dépouille aille rejoindre celle de leur père dans le cimetière de la ville ? Il vont en découvrir la raison en lisant son journal intime, où elle retrace ce qui s’est passé dans sa vie, habituellement rangée et monotone, durant quelques jours de l’année 1965. Alors que son mari et ses enfants étaient partis à une fête, Francesca, restée seule, rencontre Robert Kincaid, photographe au National Geographic et chargé d’effectuer un reportage sur les vieux ponts couverts de cette région de l’Iowa.
Après lui avoir indiqué où se trouvait celui de Roseman, Francesca invite Robert chez elle. Ils se revoient le lendemain, dansent ensemble et deviennent amants. Avant de la quitter quelques jours plus tard, Robert demande à Francesca de l’accompagner, mais elle refusera pour la seule raison qu’elle n’a rien à reprocher à son mari et que le scandale, qui surviendrait immanquablement, détruirait sa famille.
Après la mort de Richard, ses enfants devenus grands, elle essaie de retrouver Robert et apprend sa mort. Il lui a d’ailleurs légué un album de photos » Four days « et ses cendres ont été, selon sa volonté, dispersées depuis le pont de Roseman. C’est ainsi que les enfants comprennent enfin pour quelle raison, au-delà de la mort, leur mère aspirait à rejoindre l’homme qu’elle avait passionnément aimé.
Pas d’histoire plus émouvante qui, si elle n’était pas traitée avec cette pudeur, cette économie, cette sobriété qui donnent au film sa tonalité propre et son retentissement, pourrait friser le mélo. Eastwood, qui ne devait, dans un premier temps, n’être que l’acteur principal et à qui a fini d’incomber la triple fonction de producteur, metteur en scène et interprète, à la suite de la défection de Bruce Beresford, retrouve – comme par magie – la tendresse, la beauté, la rigueur de ses confrères d’antan, John Ford et Howard Hawks, dans la mouvance desquels se place Sur la route de Madison – et parvient à fonder l’assise du film sur de simples, mais authentiques rapports humains, sans avoir recours à des effets spéciaux, sans violence et sans scènes de sexe.
» Lorsque j’ai décidé de faire le film, a-t-il déclaré – je savais qu’il y aurait des préjugés contre moi. Pourtant, j’ai toujours été un romantique. J’adore les atmosphères d’éclairage aux chandelles, avec un bon verre de vin et de la bonne musique. Le livre frise le mélodrame. Nous avons évité au maximum d’envoyer les violons. Dans le film, on nous voit, Meryl et moi, éplucher des carottes ou chasser des mouches. Je voulais que les gens, en nous voyant, pensent à eux, à leurs propres relations amoureuses. Tout le monde, à un moment de sa vie, a eu – ou en a rêvé – une grande histoire d’amour. »
Il est vrai que moi-même je ne m’attendais pas à découvrir un Clint Eastwood jouant sur un régistre aussi délicat et sensible. J’avais eu la même surprise, autrefois, en découvrant Burt Lancaster en vieil aristocrate italien dans Le Guépard. Ce qui prouve qu’un grand acteur peut jouer dans toutes les tonalités et ne pas cesser de nous surprendre en acceptant des rôles dits de » contre-emploi « .
Eastwood a soixante-cinq ans lorsqu’il tourne ce film et, cependant, il n’hésite pas à apparaître comme un homme épris, ébranlé dans sa sensiblité par cette rencontre inespérée. Son style atteint une plénitude artistique exceptionnelle et son jeu tout en nuance, qui se concentre dans ses regards, dans ses attitudes, est proprement admirable. Deux scènes illustrent cette sobriété de jeu que partage égalementMeryl Streep. Dans la première, alors qu’elle parle au téléphone, Francesca arrange le col de chemise de Robert Kincaid, tandis qu’il lui touche doucement la main et que, bientôt, ils se mettent à danser ensemble. En quelques secondes, sans effusion, sans hystérie, de la manière la plus évidente, tout est dit de l’importance grandissante de leur sentiment.
Dans l’autre scène, la jeune femme étreint la poignée de la porte de sa voiture, prête à en sortir, à quitter son mari pour suivre cet homme qu’elle aime, puis elle relâche sa pression et se refuse à se lever, à sortir du véhicule. Toute son énergie se dresse contre son élan naturel à courir rejoindre Robert, si bien qu’elle démarre et s’éloigne dans le sens opposé. Ainsi, contraints par la force des choses, les amants partent-ils dans des directions différentes. Le devoir vient de l’emporter sur l’amour qui, néanmoins, ne les lâchera plus. Quelques minutes de bonheur auront suffi à bouleverser leur existence.
Dans la dernière séquence, on voit Clint Eastwood sous la pluie, le visage défait, regardant, sans pouvoir la conquérir définitivement, celle qui s’en retourne silencieusement vers son mari. Jusqu’à ce que, plus tard, beaucoup plus tard, leurs cendres, répandues au même endroit, ne signent leurs retrouvailles dans l’au-delà de la mort…
Nous sommes loin, avec ce film, des héroïnes paroxystiques, chères à Tennessee Williams ou des passions hard qui inondent nos écrans et nous montrent des amours humaines sous l’angle de l’affrontement brutal et sauvage. Là, nous évoluons dans la plus pure mélodie amoureuse, l’alliance des coeurs et des esprits, l’épanouissement harmonieux des corps. Eastwood, renonçant à l’aspect macho que le personnage avait dans le roman, choisit d’en faire un être sensible et vulnérable, contribuant à renforcer, par sa retenue, le personnage de Francesca, finement joué par la merveilleuse Meryl Streep. Et, ce, à un tel degré d’excellence, que La route de Madison est, peut-être, l’un des plus beaux films jamais tourné sur l’amour, dans ce qu’il a de plus accompli, de plus achevé. Oeuvre anachronique, il est vrai, dans l’Hollywood quelque peu tapageur des années 90. Et le modèle d’un film qui a su dépasser sa source d’inspiration : le roman.