Sur scène, trois gros ballons de caoutchouc noirs, gonflés à éclater, comme de monstrueux bodybags que des gaz auraient emplis. L’”administratrice”, froide et sèche, vient les vider à l’aide d’un aspirateur, enlevant tout l’air qu’ils contiennent. L’enveloppe noire, huileuse, anthracite se rétracte et révèle les formes humaines emprisonnées dans ces bulles dégonflées, elle colle à leur peau, souligne leurs formes : sont-ce des cadavres ? Non, on voit les signes de leur imperceptible respiration, les côtes qui se soulèvent, les ventres qui tressautent.
Mais c’est bien la mort que nous avons sous les yeux, des momies desséchées, des corps ratatinés. Et pourtant peu à peu, ils s’animent, se contorsionnent, se traînent au sol, tentent de se relever. Ils s’agitent comme des albatros empétrolés que leurs ailes de géants empêchent de marcher, comme des palmipèdes aux membres reliés par cette peau noire, tragiques et ridicules. On ne sait trop qui est homme et qui est femme dans ce trio, nul sexe ou peut-être celui du SM qu’évoqueraient ces combinaisons noires. On assiste, effaré, désemparé, à leurs efforts maladroits de bouger, de vivre.
Au bout d’un long moment d’interminables efforts, l’administratrice (ce n’est pas son nom, mais elle évoque pour moi la bureaucrate absolue, et aussi Charon le passeur) arrive et charge ces trois dépouilles sur un chariot-socle. A cet instant, je ne sais trop comment, j’ai pensé aux Bourgeois de Calais, à ces autres formes tragiques et démesurées. Elle regonfle deux d’entre elles, qui, ballons désorientés, titubent de çà de là. Puis elle ouvre les trois bodybags, en faisant glisser la fermeture éclair, faisant entrer l’air dans l’un, le chassant des deux autres. Ce glissement de fermeture éclair est une naissance : les trois acteurs émergent, éblouis par la lumière, hébétés. Ils se dégagent de leur placenta et dansent de manière violente et rapide (sur une musique pop surprenante après ce silence funèbre), comme émerveillés par la vie retrouvée, par la re-naissance, comme un cri de nouveau-né aspirant l’air à pleins poumons pour la première fois. Au moment de saluer le public, tous trois semblent encore sonnés, hors du monde, comme si cette expérience de mort et de naissance était trop lourde à porter pour eux, comme si leurs propres vies avaient failli basculer aussi.
De tous les spectacles du festival Anticodes (des quatre que j’ai vus, en tout cas – et même si la performance de la danseuse contorsionniste canadienne Angéla Laurier m’a beaucoup ému), c’est Sylphides du duo Cecilia Bengolea et François Chaignaud (qui ont chorégraphié ce spectacle et le dansent avec Chiara Gallerani et Lenio Kaklea) qui m’a, de loin, le plus impressionné. Les sylphides sont des êtres mythiques, immatériels, entre le monde des vivants et celui des morts. Cette danse expressionniste sous un prétexte romantique, brute, directe, forte, nous entraîne dans cet entre-deux.
Du 2 au 6 mars, ce duo crée une nouvelle pièce à Bretz. Voici deux critiques de précédentes représentations de Sylphides par lomodeedee et Tadorne.
Photo Alain Monot, courtoisie du Théâtre de Chaillot.