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Tête à tête : Fernand Léger et Henri Laurens

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Il y a d’abord et avant tout un aspect émotionnel. J’ai passé deux heures d’enchantement dans les salles de ce palais de lumière conçu par Richard Meier pour Frieder Burda et installé dans cet espace emblématique et historique de Baden-Baden : un des parcs qui bordent la perspective de la Lichtentaler Allee.

Cette architecture d’une blancheur étincelante laisse les visiteurs et la lumière cheminer de concert en dégageant des perspectives somptueuses sur les arbres du parc avec lesquels dialoguent des sculptures peu nombreuses, mais fortes d’une puissance évidente.

J’ai pourtant visité beaucoup d’expositions qui réunissaient des artistes dont le rapprochement se justifiait par leurs fréquentations, leur style, les écoles dans lesquelles on les avait classés ou encore les thèmes qu’ils avaient traités. J’en suis souvent ressorti avec un sentiment d’incomplétude et d’artificialité.

Ici, aucune gêne, mais au contraire le sentiment que l’on a pas seulement affaire à deux contemporains (Léger, est né en 1881 et Laurens en 1885), mais à deux frères dont l’un a fait éclater l’espace du tableau en préférant offrir une vision frontale radicale et souvent brutale et l’autre a fait éclater l’espace du tableau en désarticulant les figures en surfaces arrondies et policées, plutôt que polies. Mais tous les deux, si je puis me permettre ce mauvais jeu de mots, se posent un peu là.

Lèger ne constituait pas pour moi une découverte, mais le choix des œuvres réunies, qui s’étendent de 1914 à 1954, donne une curieuse ampleur aux gestes du peintre. Humains trop humains, ses personnages nous regardent de face avec des yeux lunaires. Ils nous dévisagent et au sens propre s’approprient notre visage. En un mot, ils sont là pour nous fasciner, nous jeter un sort et nous entraîner dans la dure réalité d’un monde organisé autour de l’effort, du travail, des objets manufacturés. Exactement comme si l’homme était devenu un simple objet lui-même, sauvé parfois par le livre qu’il lit, sans le regarder pourtant, ou par l’équilibre dans lequel il se tient entre masculinité figée et féminité réduite aux acquêts. Des corps labyrinthiques font les acrobates, dans un cirque gris, comme s’ils prévoyaient une guerre qui s’annonce ou s’ils dénonçaient une guerre passée.

Par contre Laurens n’était qu’un nom, vite rangé dans un coin de ma mémoire. Quel dommage ! Cet homme-là aime le corps des femmes et il le célèbre avec des manières de portraits dans l’espace ; décomposés, recomposés, puis caressés, réduits à l’essentiel, posés comme des déesses ou des divinités ; des objets de culte. De la terre cuite, de la pierre et du bronze devenus charnels. Souvent des acrobates, des femmes alanguies et offertes, mais qui gardent toutes leurs défenses, avec une force de résistance rarement atteinte.

Et un dialogue, entre eux deux, plutôt qu’un véritable tête à tête.

Jean-Louis Prat, qui a conçu un parcours initiatique fait de juxtapositions, réfléchit sur la naissance de la modernité. J’allais dire : c’est son travail ! Il parle d’usines et d’industrie, des réalités sociales et de l’arrivée des loisirs. Il cite une très belle phrase de Léger : « Avant nous, le vert c’était un arbre, le bleu c’était le ciel, etc. Après nous, la couleur est devenue un objet en soi ; on peut utiliser aujourd’hui un carré bleu, un carré rouge, un carré vert…Je crois qu’il y a là une révolution assez importante, qui s’est manifestée lentement dans la publicité, dans l’art des vitrines et que, par-là, nous avons un peu commandé l’art décoratif de notre temps. »

Déclaration belle, mais étrange car s’il indique l’arrivée de la perméabilité entre la création picturale et la récupération publicitaire qui n’a cessé depuis, il reste d’une modestie feinte. C’est une révolution de la couleur-objet dont il parle et qui attendra la radicalité de l’abstraction pour dire : c’est ainsi ! Maintenant que nous l’avons dit, nous pouvons peindre de nouveau en regardant l’histoire de la peinture. Mais chez Léger, pourtant, c’est en effet déjà ainsi, avant la révolution de l’abstraction. C’est ainsi avec évidence : l’affirmation de la radicalité et du plaisir de peindre comme le faisaient les maîtres anciens en défiant le réel, en lui jetant un sort, dans monde tragique, tel qu’il est dans ces entre-deux guerres permanentes.

Et Laurens ? Jean-Louis Prat scelle son sort en une jolie phrase : « Avec Laurens, la sculpture ne se contente plus de copier la réalité mais elle invente la possibilité à tout jamais de lui accoler une pensée, la faisant échapper définitivement à la convention et à l’académisme. » Certes, mais pourtant c’est une réalité décomposée et donc magnifiée que ses sculptures nous proposent et la pensée de l’artiste est d’abord celle de la célébration du corps. Qu’ont donc fait avant lui Canova ou Michel-Ange sinon célébrer eux-aussi un corps et une pensée ? Liberté, rébellion, voire esprit de recherche constant chez Laurens. Beauté en tout cas !

Et chez les deux artistes, beauté calme qui prend son temps, qui remet le corps dans son équilibre et sa résistance dans un monde qui change et qui va encore changer contre nous. Un monde brutal et qui demande un peu plus chaque jour de nier le corps quotidien qui se vend pour du travail pour célébrer sans retenues le corps publicitaire qui est destiné à nous vendre des superflus et des rêves.

Perdants que nous sommes, des deux côtés, si nous ne regardons pas les artistes quand nous en avons besoin.

Léger et Laurens nous ont dit et nous disent toujours par leur force tranquille que c’est à nous de résister : de juger de la beauté de notre corps et de celle des êtres que nous aimons, en refusant les mots d’ordre inutiles.

En ce sens, par ce qu’ils nous offrent, ils sont nos égaux et ils sont heureux d’être ainsi.

Museum Frieder Burda, Baden-Baden . Jusqu’au 4 novembre 2012.

Michel Thomas-Penette

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