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Théophile Gautier : Ce qu’on peut voir en six jours

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Ne parlons pas trop de l’invention du tourisme. Sinon il va falloir rendre hommage à Michel de Montaigne : « MUNICH, quatre lieues, grande ville environ come Bourdeaux, principale du Duché de Bavieres, où ils ont leur maistresse demeure sur la riviere d’Yser, Ister. Elle a un beau château & les plus belles écueiries que j’aye veues en France ny Italie, voutées, à loger deux cens chevaus. C’est une ville fort catholicque, peuplée, belle & marchande. » (1580-1581. Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie. Par la Suisse et l’Allemagne). Et puis aussi à Johann Wolfgang von Goethe : « La situation de Ratisbonne est fort belle. La contrée appelait une ville. Le clergé ne s’est pas non plus oublié. Toutes les terres des environs lui appartiennent. » (4 septembre 1786. Voyage en Italie, de Carlsbad au Brenner).

Et pourtant ! Ces voyageurs-là se dénombrent par centaines. Leurs récits sont des romans, ou bien leurs romans s’appuient sur des récits. Ils ont ouvert des horizons, mais leurs traces sont souvent recouvertes aujourd’hui par le passage de hordes. Que nous apportent donc ces descriptions venues de plusieurs siècles de distance, de la part de voyageurs qui sont conscients d’inventer une nouvelle pratique du voyage ? Nous ne pouvons que constater que, comme eux, nous prenons toujours pour acquis dans nos dépliants touristiques l’importance des monuments et que nous restons tout autant étonnés par les costumes et les coutumes…et l’étendue des terres et des bâtiments ayant appartenus aux Eglises. Des banalités qui se sont heureusement parées de mots superbes. Des banalités rendues, dans trop de guides contemporains, à l’état de poncifs.

Si nous revenons aujourd’hui à ces textes, parce qu’ils sont publiés en tant que genre et regroupés ainsi dans les rayons des bons libraires, c’est certainement grâce à un goût nouveau et bienvenu de la lenteur. Du temps de la voiture à cheval…et de la marche à pieds, du bateau de commerce et du navire marchand. Ce temps-là, ou plutôt ces rythmes-là nous manquent. Nous suivons les phrases que ces rythmes ont cadencées. Elles nous livrent ce rêve d’autrefois. Nous pensons qu’on peut s’y couler de nouveau. Rien ne nous empêche, dans tous les cas, de superposer le sens des mots à celui des faits et à dépouiller le présent de ses trop-pleins.

Parmi les rééditions récentes, je tombe pourtant sur ce petit ouvrage rédigé à la hâte en 1858 par un feuilletoniste ami d’Honoré de Balzac qui cherche à trouver un bon sujet de chronique et ne trouve finalement qu’un moyen d’accrocher le lecteur par le dépaysement rapide que le titre invoque. Six journées pour effectuer le voyage entre Paris et La Haye – et retour, même au XIXe siècle, cela peut paraître en fait long et totalement contradictoire avec le titre proposé. Pourtant il s’agit d’un véritable éloge de l’empressement puisque Théophile Gautier suit l’école buissonnière et passe par Neuchâtel, Berne, Bâle, Strasbourg, Heidelberg, qu’il descend le Rhin, fait étape à Düsseldorf, traverse Rotterdam, découvre avec une certaine résignation que le but de son voyage – visiter une exposition sur l’industrie – l’oblige à attendre plusieurs mois un évènement retardé sans qu’il en ait été averti et qu’il n’a d’autre solution que de rentrer tout aussi vite à Paris en faisant étape à Bruxelles. Une sorte de projet d’autocariste avant la lettre proposant pour des touristes japonais l’Europe en six jours. La lenteur est un bien, mais un bien tout relatif. Il est bon parfois de s’en souvenir !

Ne vous attendez pas au récit d’un grand écrivain, ni à l’élévation stylistique du récit des voyages en Espagne, en Italie, en Turquie, en Algérie ou en Russie, pays sur lesquels il a également écrit. Le voyageur pressé butine, s’arrête chez des amis en Suisse, se fait accompagner, mais se comporte plutôt en critique d’art, qu’il est d’ailleurs, qu’en cicérone. On sait qu’il est ami de Baudelaire et qu’il évoque souvent Chopin ou Wagner. On lui doit de belles phrases sur son maître Balzac et les mots précieux du « Spectre de la rose » sur lesquels Berlioz fait vibrer la voix d’une femme et que je n’entends jamais sans frissonner. Critique attentionné, pris dans la cavalcade du romantisme.

Qu’on en juge par un court extrait de roman venu sous sa plume : « Cette longue ligne de collines qui, de Pausilippe au Vésuve, dessine le golfe merveilleux au fond duquel Naples se repose comme une nymphe marine se séchant sur la rive après le bain, commençait à prononcer ses ondulations violettes, et se détachait en traits plus fermes de l’azur éclatant du ciel ; déjà quelques points de blancheur, piquant le fond plus sombre des terres, trahissaient la présence des villas répandues dans la campagne. Des voiles de bateaux pêcheurs rentrant au port glissaient sur le bleu uni comme des plumes de cygne promenées par la brise, et montraient l’activité humaine sur la majestueuse solitude de la mer. » Il s’agit là d’un extrait de Jettatura publié en feuilleton en 1856.

Deux années plus tard, Gautier se débarrasse d’un texte dont il attend de l’argent – qui lui manque cruellement – et donne cet ouvrage qui ne marque certes pas l’histoire de la littérature, mais jette un éclairage intéressant sur l’histoire des voyages, en alignant une série de clichés et d’idées toutes faites qui resteront pour beaucoup des idées en « prêt à porter » ou en « prêt à rédiger » pour les dépliants publicitaire du siècle suivant. Commençant par la diligence, puis sautant dans le train, puis découvrant le charme du bateau, lui et ses amis font souffler les chevaux et peiner les machines à vapeur sur des rails incertains ou sur un fleuve majestueux.

Gautier arrive ainsi à nous essouffler autant par son impatience à voir, qu’à son insouciance à nous avouer en permanence tout ce qu’il n’a pas eu le temps de voir. On est donc autant plongé dans la lecture d’un guide, que dans celle d’un anti-guide. Il faut s’y faire ! On lui accordera pourtant d’avoir écrit avec discernement sur Van Meer, un peintre qui ne connaît que peu de considération à cette époque par rapport à Rembrandt dont, avec d’autres, il considère longuement « La Leçon d’anatomie » avec révérence. Il sera donc ainsi l’un des premiers avec Étienne-Joseph-Théophile Thoré dans les mêmes années à parler avec délicatesse de celui que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Vermeer de Delft, ce qui n’est pas peu : « C’est une vue d’une ville de Hollande quelconque : des murs de brique rouge, des arbres, une arche de pont, des toits de maisons que dépasse un clocher ou un beffroi, un canal dont le quai forme le premier plan du tableau. Van Meer n’a pas le léché de l’école hollandaise. Il peint au premier coup avec une force, une justesse et une intimité de ton incroyables. Au bout de quelque temps, quand le regard s’est isolé des autres toiles, sa « Vue » produit une illusion complète : la peinture a disparu, les bonshommes debout sur le bord du canal prennent un tel relief, qu’on s’étonne de ne pas les voir remuer. » Marcel Proust, faisant parler un critique d’art du même peintre y introduira bien sûr un autre sens de la couleur : « …il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. » Mais Marcel Proust est vraiment amoureux des grands peintres parce qu’il est amoureux de la couleur qui peuple de révoltes ses rêves de liège gris.

Dans cet ouvrage pérégrin, Gautier reste par contre l’auteur d’un texte sur Strasbourg qui n’est pas sans surprendre puisqu’il commence ainsi, il y a cent-cinquante ans : « Strasbourg, qu’il n’est pas besoin de décrire, car, grâce au chemin de fer, c’est maintenant un faubourg de Paris, a pourtant, malgré son âme toute française, une physionomie très allemande et très caractéristique ; on va bien loin pour étudier en grand détail des villes beaucoup moins curieuses. » Prémonitoire d’un va et vient quotidien entre Paris et l’Alsace, facilité depuis peu par le train à grande vitesse.

Mais ce texte de peu prend un relief extraordinairement contradictoire. La suite, que je vous laisse découvrir, continue à développer ces accents schizophrènes plaçant Strasbourg dans une grande incertitude culturelle.  Où sommes-nous, en effet, sinon en Europe, entre germanité et francité ?

Treize années après la visite de l’écrivain, Strasbourg aura changé de nationalité. La ville germanique avec le Palais du Rhin, l’Université, le Théâtre, l’Opéra et les avenues rectilignes dessinées pour les militaires n’était pas encore née.

Théophile Gautier. Ce qu’on peut voir en six jours. Présentation de François Graveline. Nicolas Chaudun éditeur. 2011

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