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Théophile Gautier de Stéphane Guégan : biographie d’un trublion de génie

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Avec son essai intitulé Théophile Gautier, Stéphane Guégan livre la biographie rigoureuse d’un écrivain majeur de la littérature du XIXème siècle et surtout d’un trublion de génie..
Les amateurs et les spécialistes de littérature et d’art du XIXe siècle possèdent sur leurs rayonnages, ou consultent en bibliothèque, un certain nombre d’ouvrages fondamentaux qui permettent autant de connaître les artistes que de comprendre l’époque féconde et foisonnante dans laquelle ils évoluaient.

Parmi ces ouvrages, on peut citer, notamment, les correspondances de Charles Baudelaire, de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier, de George Sand, les journaux des frères Goncourt et d’Eugène Delacroix. Au chapitre des biographies, celle de Balzac, par Roger Pierrot et surtout celle, monumentale, de Baudelaire par Claude Pichois et Jean Ziegler, demeurent indispensables. Or, un nouvel essai vient aujourd’hui définitivement s’inscrire dans cette lignée : le Théophile Gautier de Stéphane Guégan (Gallimard, 700 pages, 35 €). Depuis Flaubert, une manière spéciale de vivre, de Pierre-Marc de Biasi publié il y a deux ans, je n’avais pas lu, sur un écrivain, de livre aussi passionnant, érudit et documenté que celui-là. Une biographie appelée à faire longtemps autorité.

Dans ce fort volume, écrit avec rigueur et non sans élégance de plume ni sans un humour parfois piquant, l’auteur réhabilite l’une des gloires de la littérature française que la IIIe République s’était évertuée à marginaliser. Il est vrai que cette république, née de la capitulation de 1870 qui avait entraîné l’amputation de l’Alsace et de la Lorraine – véritable traumatisme national – avait désigné le Second Empire et la prétendue « dépravation » de ses mœurs comme la source de tous les maux de la France. A l’initiative de Mac-Mahon, l’ordre moral devait s’imposer ; il survivra d’ailleurs à la présidence de ce dernier, à travers de multiples ligues de vertu. Or, parce qu’à la fin de l’Empire, Gautier avait collaboré à une feuille officielle, parce qu’il avait été le bibliothécaire de la princesse Mathilde, on avait un peu trop vite vu en lui un thuriféraire du régime abhorré. Et les écrits de ce poète paganiste épris de beauté, amateur de femmes, chantre d’un érotisme s’étendant du crypté au gaillard (« au pornographique », diront les éternels esprits gris), ne convenaient guère à l’air du temps. Pas plus que les professions de foi de ce tenant de l’art pour l’art qui avait raillé avec une belle constance la pudibonderie ambiante.

La fresque biographique de Stéphane Guégan embrasse tout le personnage, du romantique en gilet rouge, vétéran de la bataille d’Hernani, au « poète impeccable » tel que le définira Baudelaire, du romancier historique et fantastique à l’auteur de récits de voyage, du librettiste de ballets au journaliste et au critique d’art influent. « Fresque » est bien le mot, puisque chaque chapitre s’attache à restituer les épisodes de la vie de Théophile Gautier dans leur contexte historique, politique et artistique, puisque de constantes passerelles relient la vie de l’homme à son œuvre, l’une et l’autre demeurant interdépendantes. Une œuvre dont l’auteur possède à l’évidence une connaissance approfondie, ce qui relève déjà de la gageure lorsque l’on sait que l’édition qui en est entreprise actuellement chez Honoré Champion sous la direction d’Alain Montandon comprendra plus de cinquante volumes ! Il en résulte de saisissants développements qui démontrent que le ciseleur d’Emaux et camées n’avait rien de commun avec l’homme de lettres secondaire que l’histoire officielle bien-pensante a voulu nous imposer en toute injustice.

Vouloir, dans le Panthéon des Lettres, classer Gautier derrière Hugo, Balzac, Baudelaire, Dumas et Flaubert serait en effet inique. Comme le rappelle Stéphane Guégan, ces géants de la littérature ne cachaient d’ailleurs pas leur admiration pour celui qu’ils considéraient comme un maître ou un pair. Précurseur de la modernité littéraire (n’inventa-t-il pas, dans Spirite, le concept d’écriture automatique cinquante ans avant André Breton et Philippe Soupault ?), véritable trublion en lutte perpétuelle contre les conformismes, Théophile Gautier s’imposait aussi comme un grand chasseur de mots rares, un styliste hors norme, pittoresque, truculent et d’une culture encyclopédique. Il fut encore, comme l’a avancé l’un des meilleurs universitaires galtiéristes contemporains, Paolo Tortonese, « l’inventeur du second degré », mais un second degré fondé sur une constante ironie, un humour fin et féroce, un engagement intellectuel et esthétique en faveur d’une autonomisation de l’art, celui-ci devant être entièrement détaché des contraintes hypocrites de la morale bourgeoise.

Et l’on reste stupéfié qu’au premières années d’une Monarchie de Juillet déjà menacée par l’imbécile pruderie, ce jeune auteur de vingt-quatre ans ait pu publier, sans déchaîner les foudres de la censure, un roman excellent (Mademoiselle de Maupin) qui traitait, sans précaution particulière, de l’ambigüité sexuelle, ou plutôt de la bisexualité. Un roman dont la préface, puissant manifeste artistique « Jeune-France », incluait ces quelques lignes, furieusement d’actualité dans notre société où le néopuritanisme exerce de nouveau son pouvoir de nuisance :

«  Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre […] est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu’ils soient, rouges, verts ou tricolores. […] La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n’avons pas envie de lui manquer ; Dieu nous en préserve ! la bonne et digne femme ! […] C’est une grand-mère très agréable, mais c’est une grand-mère… Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l’œil agaçant, la joue légèrement allumée et le cœur sur la main. – Les journalistes les plus monstrueusement vertueux ne sauraient être d’un avis différent ; et s’ils disent le contraire, il est très probable qu’ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux. […] Mais c’est à la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on pose en saint Jérôme comme autrefois en Don Juan, […] l’on ne jure plus, l’on fume peu et l’on chique à peine. Alors, on est chrétien, on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission de l’artiste […]. Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale. »

Illustrations : Théophile Gautier, photographie de Bertall, 1869, collection particulière, D.R. – Théophile Gautier, gravure de Mouilleron d’après Bertall portant un envoi à Michel Lévy, 1869, collection particulière, D.R.

Thierry Savatier

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