Dans les voies qui s’élèvent d’un pays, celle des écrivains me semble non seulement la plus belle, puisqu’elle constitue un moyen de briser la gangue qui emprisonne les mots usagés, mais encore la plus significative pour donner de l’expression à un moment où la mémoire étale, comme sur une peinture sentimentale, une couche de vernis transparent. Les mots de l’écrivain, pour tout dire, peignent et apportent cette vision sous-jacente qui nous est indispensable pour comprendre.
Je crois connaître la Toscane. Mais en dehors de villes ou de territoires où on m’a fait la grâce de me donner quelques clefs, je ne la connais que dans le regard un peu pressé d’une traversée, comme celle qui conduit de Florence à Sienne, ou encore de Pise à Livourne. Ce regard, par nature, n’a pas de profondeur. Et si la campagne possède une valeur archétypale, j’y recherche justement ce qui a fait sens pour les peintres au moment même où ils découvraient la notion de paysage.
Les sous jacences de mes souvenirs sont comme des échappées depuis les fenêtres des Palais de la Renaissance où la Vierge est visitée par l’Archange.
Mais la Toscane mérite une peinture en profondeur, une exploration à fleur de vigne, dans la solitude d’une campagne qui, même splendide et incantatoire, comme partout dans le monde, se désertifie. Et sans doute, le “Désert d’Accona” peint par Ambrogio Lorenzetti dans les « Effets du bon et du mauvais gouvernement à la ville et à la campagne » de l’hôtel de ville de Sienne, ces mauvaises terres, lieu de retirement et d’ermitage, s’offrait-il comme un lieu idéal à l’imaginaire nourri d’expérience locale de la romancière née en Toscane. Désert, aux deux sens du terme.
Je suis donc d’autant plus reconnaissant à l’émission « Cosmopolitaine » de m’avoir fait découvrir la voix de Anna Luisa Pignatelli, qui m’a permis de trouver son dernier lire : « Noir Toscan » publié en 2009 aux éditions de la Différence. Écrivaine voyageuse, elle a pratiqué comme Tabucchi un mouvement pendulaire entre Italie et Portugal.
En mettant en avant le terme buio auquel le titre français ne rend que partiellement justice, elle évoque à la fois la noirceur, autrement dit la différence identitaire de celui qui vient du sud, mais aussi le caractère sombre d’un être que la vie a déposé là au milieu de la douceur agressive des animaux et de l’agressivité animale des hommes.
Loin de la Toscane imagée, on s’en doute. Une Toscane peuplée…de solitude et de déception. « Il déposa sur la table le pain, le pecorino, une saucisse et un peu de finocchiona. La nourriture passait difficilement, malgré quelques gorgées de vin ; il ressentait une sourde tristesse : il avait l’impression que ce qu’il avait accompli jusque là ne servait à rien. Ce qu’il aimait et respectait n’était respecté ni aimé de personne. »
Les mots sont simples, parfois frustres eux aussi, les phrases courtes. Ils sont à l’image des gestes machinaux qui font qu’une vie arrivée à proximité de son terme ne repose plus que sur la courte distance qui sépare le corps dans lequel on reste encore enfermé pour quelque temps de l’arbre que l’on a planté.
Gilles Clément, le jardinier paysagiste n’est pas si différent, au fond, de ce paysan du sud pris dans la nasse de la rigueur jalouse des Toscans qui le surveillent. Il doit faire ses preuves ; mais ni aux yeux de son épouse disparue, ni à ceux de son propre fils il n’a pu justifier son ambition de marquer la terre de son propre destin. Et la mort viendra de la louve qui le guette, mais non pas de ses crocs à elle.
« Une fois qu’il serait parti, les arbres qu’il avait plantés resteraient, laissant tomber sur la terre leurs graines : rien de ce qu’il avait accompli ne se perdrait. Les plantes témoigneraient, prolongeant sa vie…De l’autre côté de la fenêtre, un vol de choucas traversa le ciel et Noir éprouva une profonde gratitude pour ces oiseaux qui avaient accompagné son existence. »