Je pense que ce qui m’a arrêté dans le film de Paul Kieffer, en dehors du reflet qu’il m’offre du Luxembourg, c’est qu’il a su se situer à un croisement entre plusieurs créations conjuguées qui sont venues me rendre visite en quelques jours.
Premier croisement, le film de Woody Allen “Vicky Cristina Barcelona” que je n’aurais jamais eu le temps de voir en salle et que je me réjouissais pourtant de découvrir, ne serait-ce qu’en raison de ce tour d’Europe entrepris par le New-Yorkais et qui me semblait un hommage à quelques villes touristiques, sinon fondatrices pour un Américain : Londres, avant Barcelone et Oviedo et en précédant peut-être Paris. Mais Venise était également venue se placer au milieu d’une psychanalyse, il y a déjà quelques années : « Everyone says I love you ».
De Barcelone et d’Oviedo on ne retient rien d’autre qu’une image sur papier glacé, tant pis ou tant mieux : la blonde, les brunes et le truand nous amusent ; c’est sans doute le principal ! Tout cela ne porte pas à conséquence
Mais la véritable résonance – d’une toute autre conséquence celle-là – et qui me touche en plein vient du roman de Tahar Ben Jelloun « Au pays » sorti en ce début d’année chez Gallimard. C’est le titre même de cet ouvrage qui m’a tiré vers l’importance du pays natal.
J’avais évoqué, il y a déjà quelques mois, le Shéhérazade de Stéphanie Janicot. Un livre qui m’avait donné le sentiment d’une compréhension, sinon d’une empathie avec l’immigration. Shéhérazade est en effet toujours là, dès que l’on parle d’Orient ou d’Afrique proche. Cela prouve combien nous avons besoin de contes pour nous rassurer sur l’Islam. Que nous cherchions le dialogue ou pas !
Le roman de Ben Jelloun est en deçà du conte. Là même où le conte s’élabore. L’empathie avec son personnage, ce Marocain qui est venu travailler à l’usine, comme tant d’autres et qui a toujours voulu aller droit, au point de subir de plein fouet la déprime de la retraite, n’est pas seulement un modèle que l’écrivain partage avec nous, ni le fil conducteur d’un conte. Non, il est le voisin de ma banlieue des années cinquante. Pas la banlieue des révoltes ; celle de ses enfants. Non, la mienne, à Colombes, Gennevilliers et Nanterre, celle de la guerre d’Algérie et des célibataires en attente de regroupement familial.
Un égaré, un fou qui rêve de reconstituer une unité éclatée et qui rêve d’un Islam honnête. Non pas tolérant, mais simplement appuyé sur une morale familiale, une hygiène de vie. Pas une revendication ou une catéchèse.
Un égaré, un fou, en odeur de sainteté qui meurt dans les débris tragiques d’un rêve impossible : la maison familiale, voulue comme un palais, mais aussitôt balayée par la vanité, par la société moderne, par l’éloignement définitif des enfants, devenus des Européens en plus, des Africains en moins.
La mort pour celui qui n’a pas voulu rester à Paris dans l’attente d’un thé à la menthe et qui a souhaité ne plus subir chaque jour les discours nostalgiques sur les usines meurtries.
« Le matin il fut réveillé par les pleurs du berger qui devait se dire qu’on n’avait pas le droit d’abandonner ses parents et encore moins de ne pas répondre à leur invitation. Il pensait que la France était une mangeuse d’enfants et se dit que, tout compte fait, il avait de la chance de n’avoir jamais quitté le pays. Il pleurait seul contre l’épaule de Mohamed. A force de pleurer, il sentit que Mohamed allait être gagné par une immense tristesse. Il regardait la maison qui lui apparaissait comme une montagne, un amas de pierres inutiles. Il n’avait jamais vu une habitation aussi grande, même en ville. Il se dit qu’elle était aussi grande que le cœur de Mohamed et s’en alla en essuyant les larmes.”
Nos premières années du début du XXIe siècle ont ceci de terrible, c’est qu’en refusant toute idéologie et en montrant du doigt toutes les religions, pour surligner à juste titre leurs excès, elles étouffent aussi le légendaire ; la part de mystère sur laquelle nous bâtissons nos rêves.
Maison trop grande, où personne ne viendra sinon les diables réveillés par le bruit, maison pardonnée pourtant et propice à la caresse des anges quand il s’agit d’accueillir un saint quotidien.
Tahar Ben Jelloun a su nous emmener au travers des oasis et des marchés, là où la lumière est trop forte, mais aussi dans les prisons du Roi, là où la lumière est aveuglante par son absence.
Il sait entrer dans la part légendaire de ses compatriotes, souvent écartelés entre deux civilisations contraires.
Tahar Ben Jelloun connaît le temps, cette idée que nous avons évacuée et qui pourtant nous mort chaque jour.
« Le temps. Il n’avait que faire du temps ; le temps c’était son ennemi, celui qui allait le mettre pour la première fois nu devant lui-même et devant les siens. Il se comparait à une corde longue et qui ne tient pas toujours. Une corde qui s’effiloche, perdant ses nœuds, qui pendouille au bout d’une canne. Un linceul dont la blancheur n’est qu’une illusion. Le temps ne pouvait qu’être trop long, pénible, sans lumière, sans joie, une ligne qui monte et descend, un air plein de poussière. »
Et le conteur s’installe ainsi, au pied des immeubles incendiés. Et le conteur est là pour y accueillir les anges.