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Une histoire de la Grande Boucle

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Cette année est la centième édition du Tour de France. Loin de n’être qu’un événement sportif – l’un des plus médiatisés au monde avec les Jeux olympiques et le Mondial de football –, cette course cycliste a toujours vécu au rythme des époques qu’elle a traversées. Comme toute activité sociale, elle est le reflet des contextes politiques, économiques et sociaux dans lesquels elle a évolué.

Le Tour de France peut être objet d’histoire. Car loin de n’être qu’un événement sportif, il reflète aussi les évolutions de la société et les grands bouleversements qui ont marqué le XXe siècle : nationalismes, guerres, crises politiques, modernisation, mondialisation… Dès ses origines déjà, la Grande Boucle a un côté politique…

Une course qui doit réveiller les énergies

En effet, la naissance du Tour de France est en partie liée à l’Affaire Dreyfus (lire Le Tour de France et l’Affaire Dreyfus). En effet, le journal Le Vélo, organisateur des grands événements sportifs, et notamment des courses cyclistes, prend parti, dans ses articles, en faveur du camp dreyfusard. Son principal annonceur, le comte de Dion, est antidreyfusard et décide donc de fonder son propre journal sportif, L’Auto-Vélo, qui deviendra ensuite L’Auto, publié sur feuille jaune. C’est pour doper ses ventes et ainsi concurrencer Le Vélo que son directeur, Henri Desgrange, sur l’idée d’un de ses journalistes, souhaite organiser une grande course cycliste autour de la France.

Cette idée n’est pas surgie de nulle part. Le coureur Théophile Joyeux avait parcouru, au printemps 1895, un tour de la France à vélo de plus de quatre mille kilomètres en dix-neuf jours. Quelques mois plus tard, Jean Corre réalisait un périple similaire en vingt-cinq jours. Par ailleurs, Le Journal avait déjà émis l’idée, en 1893, d’organiser une course cycliste à l’échelle de l’Hexagone : Lyon, Nantes, Bordeaux, entre autres, devaient être villes-étapes. L’idée d’une épreuve sportive autour du pays était donc déjà dans l’air…

C’est ainsi que le premier Tour de France débute le 1er juillet 1903, à Montgeron. Soixante coureurs prennent le départ. Ils ne sont que vingt-six à l’arrivée, le 20 juillet. Le vainqueur s’appelle Maurice Garin. Le succès est immédiat, et les ventes de L’Auto augmentent considérablement : elles sont multipliées par trois, et son concurrent, Le Vélo, disparaît en novembre 1904. Les coureurs, lors de ce premier Tour, ont parcouru environ 2 500 kilomètres en six étapes : Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux et Nantes. Le départ à Montgeron avait été donné devant l’auberge du Réveil-Matin.

Car pour Henri Desgrange, il s’agit, avec cette course, de réveiller les énergies. Car, depuis la défaite de 1870, la crainte de la dégénération est réelle. Cette crainte repose sur l’idée selon laquelle les Français furent battus en raison d’une infériorité physique et d’erreurs éducatives. Dans cette optique, le Tour de France doit contribuer à la régénération physique et morale de la nation. Les cyclistes sont, selon le mot de Desgrange, de « rudes éveilleurs d’énergie ». L’épreuve se lie à la tradition de la campagne, en exposant les valeurs du monde rural : effort, abnégation, lutte, régularité…

En conséquence, la Grande Boucle a également des visées pédagogiques et nationales. Ce parcours tout autour de la France vise à enseigner la géographie et l’histoire de leur pays aux Français, un peu à la manière du Tour de la France par deux enfants de G. Bruno. Le Tour de France vise à rassembler les Français et à les réunir autour de la croyance en l’unité du pays. Le contexte, en effet, reflète une France peu unifiée en raison des divisions profondes liées à l’Affaire Dreyfus et, surtout, de l’amputation du pays de l’Alsace-Moselle depuis 1871. Et comme pour reconquérir symboliquement ces « provinces perdues », Henri Desgrange fait passer l’épreuve cycliste par Metz, en 1907, 1908 et 1910. Enfin, le journal L’Auto, au début de la guerre de 1914-1918, publie un appel de Desgrange aux soldats pour qu’ils en finissent « avec ces imbéciles malfaisants » que sont les Prussiens. Dans un contexte où les nationalismes sont exacerbés, le Tour s’inscrit pleinement dans son temps.

La Grande Guerre interrompt l’épreuve pendant quatre ans. Beaucoup de champions cyclistes meurent au combat : Lucien Petit-Breton, vainqueur des éditions 1907 et 1908, François Faber, vainqueur en 1909, ou encore Octave Lapize, victorieux en 1910, sont tués.

Le Tour reprend dès 1919. C’est cette année-là qu’est instauré le maillot jaune. Il doit permettre aux spectateurs de pouvoir identifier facilement, dans le peloton, le leader du classement général. La couleur fait référence, bien sûr, au papier sur lequel est imprimé L’Auto.

Incarnation de la société des loisirs

L’entre-deux-guerres est une première période de changements pour la course cycliste. En 1930, les équipes de marques sont supprimées et remplacées par des équipes nationales. Cette décision exprime un « pacifisme patriotique » [1] : après s’être déchirées pendant quatre ans, les nations doivent s’entendre et redevenir amies, vivre ensemble, pour éviter une nouvelle boucherie. La caravane publicitaire fait aussi son apparition. L’épreuve dépend des finances des sponsors dont les slogans et les images sont promenés par des voitures tout le long du trajet de chaque étape. Les ventes du journal L’Auto continuent de progresser : 500 000 exemplaires en 1924 ; 850 000 en 1933.

Le Tour de France est parfois le révélateur des crises internationales. Ainsi, lorsque l’Italien Gino Bartali remporte la course en 1938, il est fêté par le régime mussolinien. Deux ans plus tôt, le Duce avait refusé d’envoyer une équipe italienne sur le Tour afin de protester contre les critiques suscitées par le conflit italo-abyssin.

En 1936, la direction de l’épreuve est confiée à Jacques Goddet car Henri Desgrange est affaibli par la maladie. Mais ce dernier trouve tout de même la force de préparer l’édition de 1940… qui n’aura jamais lieu. Desgrange meurt en août.

De nouveau, une nouvelle guerre mondiale interrompt la Grande Boucle. Le journal L’Auto ne s’en remettra pas. Il cesse de paraître le 17 août 1944. Jacques Goddet est accusé d’avoir poursuivi la parution du journal, à Paris, sous contrôle allemand, et est impliqué dans la rafle du Vel’ d’Hiv’, vélodrome dont il est le propriétaire. C’était oublier que des journaux de la Résistance furent publiés dans les ateliers de L’Auto, et que Goddet s’était toujours opposé à une reprise de la course sous la botte allemande. L’Auto est remplacé par le journal L’Équipe.

Le Tour de France reprend en 1947. Son organisation est confiée au quotidien L’Équipe dirigé par Goddet, et au Parisien libéré, qui appartient au groupe Amaury. Après la Seconde Guerre mondiale, la Grande Boucle enregistre de nouveaux changements, en entrant dans la modernité.

D’abord, le Tour de France devient l’une des incarnations de la société des loisirs, du divertissement, du tourisme qui commence à prendre son essor. Elle est aussi un lieu de consommation avec la caravane publicitaire. Dans le contexte des « Trente Glorieuses » et de la prospérité économique, rien d’étonnant à cela. Cette évolution est consacrée par le retour à la formule des équipes de marque en 1962.

De plus, les années 1950 sont celles où débute la construction européenne. Ces années-là voient aussi le Tour de France s’ouvrir à l’étranger. L’Italie, l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg accueillent des étapes avant même la création, en 1957, de la CEE. Cette ouverture au monde peut se lire aussi comme une première forme de mondialisation. Des champions de nationalité étrangère contribuent à faire connaître le Tour de France au-delà de ses frontières hexagonales : le Belge Eddy Merckx, les Italiens Bartali et Coppi, le Portugais Joaquim Agostinho, l’Espagnol Luis Ocaña… En 1987, le Tour part de Berlin.

L’ouverture à l’Europe triomphe en 1992 quand la Grande Boucle traverse sept pays, dont l’Espagne – d’où est donné le départ –, l’Italie et la Belgique. Dans les années 2000, cette ouverture se poursuit. Le prologue a lieu à Luxembourg en 2002 et à Liège en 2004. Le Tour fait étape en Allemagne en 2000. Il part de Londres en 2007 et de Rotterdam en 2010.

L’ouverture au reste du monde

Après l’ouverture à l’Europe, c’est celle sur le reste du monde dans les années 1990. La mondialisation est, cette fois, bien en marche. En témoigne ainsi l’extension des nationalités représentées. Ce ne sont plus seulement des Européens de l’ouest qui gagnent – l’Espagnol Miguel Indurain de 1991 à 1995, le Danois Bjarne Riis en 1996, l’Allemand Jan Ullrich en 1997 et l’Italien Marco Pantani en 1998 – mais des Européens de l’Est qui s’illustrent, ainsi que des coureurs d’autres continents.

L’un des favoris de l’édition 2007 est un Kazakh, Alexandre Vinokourov, qui a terminé troisième en 2003. Un autre Kazakh, Andreï Kivilev, avait terminé quatrième en 2001.

Ainsi, les Etats-Unis sont bien représentés. Greg Lemond remporte l’épreuve trois fois, en 1986, 1989 et 1990. Surtout, Lance Armstrong règne en maître sur le Tour de 1999 à 2005, devenant le premier (et le seul) coureur à avoir gagné la course à sept reprises.

D’autres nationalités extra européennes sont représentées sur la Grande Boucle. On découvre des Australiens, comme Bradeley McGee qui a remporté le prologue en 2003, Baden Cooke, vainqueur du classement par points la même année, ou Robbie McEwen, qui a ramené le maillot vert en 2002 et 2004, des Colombiens comme Luis Herrera, meilleur grimpeur en 1985 et 1987, ou Santiago Botero, meilleur grimpeur en 2000.

Comme le sport en général, et les autres activités sociales, le Tour de France n’échappe pas au conflit classique entre ceux qui établissent et se chargent de faire respecter des règles d’une part et ceux qui les transgressent d’autre part. Dès le premier Tour, en 1903, les contrôleurs de la course ravitaillent eux-mêmes, au mépris du règlement, les coureurs de l’équipe « La Française », celle de Maurice Garin, le futur vainqueur de la première édition. En 1904, Garin et Pothier, échappés en direction de Lyon, furent poursuivis par une voiture occupée par des supporters de leur rival qui voulut les envoyer dans le fossé. Lors de cette même édition, le coureur Payan fut disqualifié pour entorse au règlement et ses supporters, par vengeance, répandirent des clous et du verre brisé sur la route. En 1907, trois participants furent disqualifiés pour avoir pris le train afin d’abréger une étape…

Mais surtout, en matière de sport, lorsqu’il s’agit de gagner à tout prix, le fléau du dopage est inévitable. Dès le XIXe siècle, les coureurs, confrontés aux performances qu’on exigeait d’eux, et confrontés aussi les uns aux autres, ont eu recours au dopage (lire Dopage et Tour de France : quelques réflexions historiques). Nul étonnement, dès lors, à voir le Tour de France terni par des affaires de dopage. En 1988, Pedro Delgado, le porteur du maillot jaune, est contrôlé positif au probénécide, produit interdit par le Comité international olympique (CIO). Mais, parce que cette substance ne figure pas sur la liste de moyens interdits de l’Union cycliste internationale (UCI), l’Espagnol peut rester dans la course – et la remporter. En 1998 a lieu l’affaire Festina, du nom de l’équipe cycliste impliquée dans un système élaboré de dopage et exclue de la course. En 2007, le vainqueur de l’édition 1996 de la Grande Boucle, Bjarne Riis, avoue s’être dopé à l’EPO lors de son Tour victorieux. En 2006, l’affaire Puerto, contraint des coureurs tels que Ullrich et Basso à ne pas prendre le départ de la course. Cette même année, le vainqueur, Floyd Landis, est déclassé quelques jours après son arrivée après qu’un contrôle antidopage se soit révélé positif. En 2012, les révélations sur les méthodes de dopage du septuple vainqueur de la course, Lance Armstrong, sont venues rappeler combien la lutte antidopage était inefficace… Le dopage fait partie du quotidien des cyclistes, comme le révélèrent les frères Pélissier en 1924 au célèbre reporter Albert Londres : pilules, chloroforme, cocaïne… tels étaient les secrets du peloton à cette époque.

« Une société a le sport qu’elle mérite » : c’est la formule percutante que l’ancien coureur cycliste Erwann Menthéour a lancée lors d’une interview radiophonique sur RTL. Elle traduit parfaitement ce que les affaires de dopage éclaboussant le Tour de France signifient : elles ne sont que le reflet de la société dans laquelle il évolue. Le dopage, défini comme l’amélioration artificielle des performances, est omniprésent. La consommation effarante d’anxiolytiques et d’antidépresseurs, l’utilisation de viagra, l’appel à la chirurgie esthétique ou encore l’usage d’amphétamines et autres excitants par des étudiants ou des salariés sous pression : tous ces comportements peuvent être assimilés à une conduite dopante dans la mesure où ils visent à repousser, de manière artificielle, les limites du corps humain : on n’accepte pas de vieillir, on veut être plus séduisant et plus beau que les autres, on ne tolère plus la panne sexuelle et on n’accepte pas l’échec ou d’être confronté à des périodes où le moral n’est pas bon. Comme le disait le psychiatre Yves Pélicier, cité par Jean-Pierre de Mondenard : « Nos contemporains semblent percevoir toute souffrance physique ou mentale comme intolérable. Ils recourent au médicament comme au seul moyen scientifique de maîtriser leur angoisse. » [2] L’exigence de performance et la compétition expliquent les conduites dopantes. C’est le facteur principal, et finalement unique, du dopage. Les autres motifs (médiatisation, argent, reconnaissance, nationalismes…) viennent seulement aggraver le désir d’être le meilleur et de surpasser les autres. Et la compétition ne date pas d’hier ! Dans Le Point, récemment, l’historien Eric Mension-Rigaud rappelait qu’elle remonte au moins au néolithique, lorsqu’est née l’agriculture : « Des hommes s’aperçoivent que les grains tombés à terre reproduisent la savane naturellement productive et se mettent à gagner leur pain à la sueur de leur front. Cette découverte […] stimule l’émulation : en voyant les récoltes du voisin on cherche à faire aussi bien, sinon mieux que lui. C’est le moteur de l’histoire humaine, le désir d’égaler, voire de surpasser l’autre par le travail, le savoir, la force… » [3] En d’autres termes, le problème du dopage renvoie à un phénomène extrêmement ancien.

Mais ce problème n’en est un que parce qu’il relève de la santé publique. La lutte contre le dopage ne se justifie que parce que le fléau qu’elle doit éradiquer met en danger la vie d’autrui, celle des sportifs. L’argument moral de la recherche d’une compétition saine et sans artifice est vain. Car, comme le rappelle l’historien Georges Vigarello : « depuis toujours, les hommes ont recours à des instruments, depuis longtemps aussi ils se préparent, s’entraînent, se transforment. Cet univers du progrès est inévitablement celui de l’artifice. Chacun revendique le droit de déplacer ses propres normes physiques. Et, dans ce cas, chacun peut recourir à la médecine, à la technique, voire à la chirurgie. » [4] On ne peut condamner le dopage sous prétexte qu’il serait une « artificialisation » du corps. Comment attendre des sportifs une conduite irréprochable que beaucoup d’entre nous, dans notre vie de tous les jours, ne suivons pas ? On jette l’opprobre sur un cycliste qui se sera injecté de l’EPO pour suivre ses concurrents dans la montée du col du Tourmalet mais on est heureux pour l’homme qui aura su satisfaire au lit sa partenaire grâce à une pilule bleue…

Paradoxalement, les affaires de dopage ne semblent pas avoir entamé la popularité du Tour de France. Ils sont plusieurs millions chaque année à se presser sur le bord des routes pour voir passer les coureurs et la course est retransmise dans plus d’une centaine de pays. Car la Grande Boucle, comme tous les autres sports, est un spectacle qui, en un siècle, est largement sorti du cadre hexagonal auquel il était destiné pour acquérir un rayonnement planétaire.
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Bibliographie :
BŒUF, Jean-Luc et LÉONARD, Yves, « Les forçats du Tour de France », in L’Histoire, juin 2003, n° 277, pp. 66-71.
BŒUF, Jean-Luc et LÉONARD, Yves, La République du Tour de France, Paris, Le Seuil, 2003.
LAGET, Serge, La saga du Tour de France, Paris, Gallimard, « Découvertes », 2003.

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[1] L’expression est d’Antoine Prost.
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[2] Cité par de Mondenard, Jean-Pierre in Tour de France. 33 vainqueurs face au dopage, Hugo et Compagnie, 2011, p. 19.
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[3] Mension-Rigaud, Eric, « Comment naissent les codes », in Le Point, 23 mai 2013, n° 2123, p. 76.
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[4] VIGARELLO, Georges, « Et le Tour devint moderne », in Télérama (hors série « La folie du Tour »), p. 111.

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