L’exposition sur les Vanités à la Fondation Bergé Saint-Laurent (jusqu’au 19 septembre) est un contraste total avec celle du Musée Maillol qui vient de fermer. La précédente était brouillonne, centrée sur le crâne comme objet, vecteur quasi unique de la vanité, et manquait cruellement de discours critique. Celle qui vient d’ouvrir est intelligente, remet la vanité en perspective dans la religion et la culture européenne, se concentre sur le concept et non sur l’objet, et est accompagnée d’un agréable catalogue. La Fondation elle-même est transformée en un cabinet de curiosité sombre, labyrinthique et mystérieux, qui ajoute du plaisir et de la méditation à la découverte, comme un écrin faisant mieux ressortir des bijoux. Le discours, soutenu par de nombreux exemples, postule que la vanité au Nord, souvent protestante, se fonde sur l’objet, alors que la vanité du Sud, souvent en ligne avec la Contre-réforme, introduit la figure, confrontant ainsi la vie et la mort.
Au Nord, donc, les vains trophées, les ‘vies coyes’ (coites, dirions-nous ?), la mise en scène comme dans un petit théâtre (une niche, une étagère) des objets nous rappelant notre précarité, notre vanité, mais aussi notre vie future, comme si flottait en suspension au milieu de ces objets un souffle de vie spirituelle. Si collection de crânes il y a (et c’est celle de Pierre Bergé), elle est non pas anecdotique, mais densifiée en quelque sorte par quelques exemplaires bifaces ou janusiens joignant visage du Christ et crâne humain, comme une allégorie de la Résurrection comme instrument de réversibilité de la mort (ci-dessus); l’un, même, à gauche, est triface, avec la Vierge en prime : enfantement, mort et salut. Quelques autres, du plus bel effet, combinent asticots ou serpents avec le crâne, la tête phallique du serpent pénétrant l’orbite vide du crâne.
Les peintures du Nord sont donc bien souvent des natures mortes, des vies coyes. Voici de Gysbrechts (le peintre du verso) un splendide trompe l’oeil, Les Attributs du Peintre : la toile se détache du chassis, la chandelle se consume, les outils du peintre sont abandonnés. Parmi les oeuvres contemporaines, que l’exposition intègre avec bonheur, une grande composition de Maurizio Galimberti, Portrait with Skull, Andres Serrano, où l’assemblage des 126 polaroïds concentre le regard vers le point central, dans une réverbération concave autour de l’image du crâne entraînant dédoublement, trouble et intensité.
Dans ce tableau de Johan Moreelse, Marie-Madeleine pénitente, le corps alangui de la pécheresse et son regard détourné, distrait semblent fort loin des préoccupations salvatrices, n’était le crâne au premier plan, appuie-tête et lutrin; à côté, la même, par Louis Finson, autre peintre du XVIIème, est en extase (religieuse, car un crucifix a été ajouté à la version plus ambigüe de Caravage).
Parmi les autres découvertes de cette exposition, les trois portraits grandeur nature de momies des catacombes de Palerme par Sophie Zénon (bien nommée, mais paradoxes ou stoïcisme ?) créent devant elles un espace fantôme, nous tenant à distance, nous suspendant au souffle de vie ténu qui ne s’échappera pas de leurs lèvres (In case we die, Palerme 11), nous figeant dans l’illusion de ces corps entre deux, cadavres aux apparences de la vie.
Est-ce un hommage à la vanité que de reprendre en 2003 une technique abandonnée depuis cent cinquante ans ? Ce daguerréotype de Spring Hurlbut et Mike Robinson, Melancholy, reprend le thème du miroir, du crâne et de la chandelle, et la surface brillante de la plaque renforce l’effet du miroir; mais ici c’est une poupée qui est en scène, un être inanimé qui incarne la réflexion sur l’âme et sa survie.
Enfin, une très belle série de Duane Michals, Dr. Heisenberg’s Magic Mirror of Uncertainty (que je viens de revoir à Arles) comprend six photographies où la jeune fille (répondant au très proustien prénom d’Odette) se mire dans un miroir déformant et nous renvoie des vues d’elle-même monstrueuse, difforme, indéchiffrable; elle est de dos ou de trois-quart et c’est dans le miroir que nous captons son regard curieux. Ce dédoublement entre belle et bête, entre pulsion vitale et fascination macabre, culmine dans la dernière photo où Odette se retourne vers nous, vers l’objectif, vers le spectateur, belle, sage et directe, cependant que son reflet dans le miroir devient alors un monstre berlindois. L’incertitude du reflet permet toutes les audaces.
Concluons sur l’absolu chef d’oeuvre de pureté et de dépouillement, sur ce crâne de Gerhard Richter vers lequel on revient toujours. On pouvait faire l’économie d’une visite au Musée Maillol, mais une visite ici s’impose.
Photos Gysbrechts, Moreelse et Richter courtoisie de la Fondation Bergé Saint-Laurent.
– Cornelis Norbertus Gysbrechts, Les Attributs du Peintre, 1665, huile sur toile, 130×106.2 cm, Valenciennes, Musée des Beaux-arts, ©RMN, photo René-Gabriel Ojéda, Thierry Le Mage.
– Johann Moreelse, Marie Madeleine pénitente, XVIIème siècle, huile sur bois, 58×71.5 cm, Caen, Musée des Beaux-arts, © Musée des Beaux-Arts de Caen, Photo Martine Seyve.
– Gerhard Richter, Schädel, 1983, huile sur toile, 95×90.5 cm, Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne, ©Gerhard Richter. Photo © Yves Bresson.