Il y a des pays que vous quittez en larmes, d’autres pas… c’est ainsi. Je me souviens – c’était il y a une dizaine d’années environ – je remettais les pieds au Laos après une longue absence, et pour quelques jours seulement; en transit entre le Cambodge et la Thaïlande. Je marchais sur le tarmac pour rejoindre l’avion de la Lao Airlines. Devant moi trottinait une japonaise – on les reconnaît à ce je ne sais quoi, sorte d’atavisme culturel, dû aux décennies de port de kimono et de socques de bois, et surtout à une longue tradition de révérences et de respect appliqué, à leur dieu mari – bref, elle était japonaise. Ou plutôt, je décidais qu’elle l’était.
De loin, je voyais son corps soulevé de petits hoquets, soubresauts discrets d’un chagrin… japonais. Elle était seule, ce qui est plutôt rare, mais tend à l’être de moins en moins de nos jours, je rencontre effectivement beaucoup de japonaises d’un certain âge, non pas en solitaire, mais en couple, visiblement des copines qu’on imagine veuves et libres, maris décédés d’une overdose de travail ou de saké… bon j’extrapole… Je suivais de près cette jeune-femme, quand tout à coup… l’émotion qu’elle retenait, contenait, réprimait – culture oblige – éclatait sous la pulsion d’une lame de fond incontrôlable. C’était si fort, qu’elle en lâchait brusquement son sac qui tombait sur le tarmac avec un gros plouf.
A mon tour d’être saisie par l’émotion, communicative comme chacun sait.. Et si je parvenais à garder mon sac, je ne pouvais en revanche, contenir mes larmes. Des larmes que j’avalais, pas pour des raisons culturelles ou d’image, mais parce qu’après le Cambodge, j’avais déjà donné et ne voulais pas recommencer.
Il y a des pays comme ça… qu’on quitte avec des soupirs et le cœur serré, au point de le sentir prisonnier dans un étau de chagrin quasi insoutenable, il y a d’autres pays qu’on quitte avec le sourire. Non pas parce qu’on ne les a pas aimés, mais parce qu’on les a aimés différemment. Avec d’autres fibres que celles du cœur. Une sensibilité plus cérébrale peut-être. On a pu se sentir bouleversés, choqués parfois, remués souvent, mais moins engagés émotionnellement.
A l’aéroport de Delhi, en passant à la fouille – foutoir habituel de l’Inde où tout finit par s’arranger, avec de la patience, « Incredible India » – je faisais immanquablement cliqueter le portique de contrôle, (mes bijoux du Rajasthan), ce qui me donnait droit à une fouille … plus personnalisée. La préposée, peau noire du Kerala et dents blanches pour réclame « bollywoodienne », me demandait : « Tu rentres dans ton pays » ? Ce à quoi je lui répondais : « Heureuse d’arriver, contente de repartir ». Elle a hoché la tête d’un air entendu. De ce hochement de tête particulier aux Indiens et qui ne veut dire « ni oui ni non » ou qui peut aussi vouloir dire « oui ou non »… débrouillez-vous avec ça !
Ce n’est pas pour cela que je ne reviendrai pas en Inde… au contraire. J’ai été assez éblouie, manquait plus que je sois émue… Non, l’Inde n’éveille pas ce sentiment mièvre, insipide, c’est autre chose de plus particulier. De particulier à ce qu’elle est, à ce qu’elle offre, à ce qu’on lui prend : sa violence, sa misère, ses richesses, ses contradictions, son rejet fier de l’occident, et finalement, sa peur de nous ressembler. Et comme je suis mauvaise langue, j’ajouterai : « la peur de voir ses femmes s’occidentaliser ».
TOUT EST RELATIF (OU LE PARADOXE D’EASTERLIN)
Car on apprend vite dès qu’on voyage en Inde que tout est relatif…
Retrouvé cette note, laissée de côté durant mon voyage au Rajasthan :
« La Thaïlande s’éloigne de moi, alors que je m’en suis rapprochée géographiquement. D’ici, je la regarde avec d’autres yeux. Dans le vent chaud du désert où la température avoisine les 45 degrés en plein midi, la notion de pauvreté prend une autre dimension, le regard de mon chauffeur y est aussi pour beaucoup. J’évoque les récentes révoltes de Bangkok, les espoirs d’une partie de la population « laissée pour compte », méprisée par les citadins de la capitale, et survole la vie en Thaïlande en général : ses millions de motos japonaises, la circulation infernale de Bangkok et de Chiang Mai avec ses pickups et ses 4×4 – des « must » pour « avoir de la face » – l’air conditionné dans les plus modestes guest-houses, les bars, la bière, le whisky, les filles, la musique, les mariages mixtes….
Au fur et à mesure que je raconte, le sourire de Singh se fait de plus en plus ironique. A l’évocation des mariages de « farangs » – dont l’âge est souvent le double (minimum) de celui de leurs épouses thaïlandaises rencontrées les 3/4 du temps dans les bars ou salons de massages de Bangkok, Pattaya, Phuket, Koh Samui – Singh me lance, avec du venin sur la langue : « Alors les thaïlandaises se marient avec des étrangers pour l’argent » ? Je ne sais pas ce qui est le plus grave dans sa remarque, le mot « étranger » ou « argent »… Mais j’explique : la pauvreté, la nécessité de trouver de quoi faire vivre la famille, le devoir des filles envers les parents âgés etc…
« Quelle famille » ? me lance Singh. Son ton, sa question me font redescendre sur terre, enfin sur la terre sableuse et aride du Rajasthan… Je ne m’étais pas rendue compte de la compassion et de la tendresse que j’avais mis à « raconter » la Thaïlande. Si Singh avait été mal élevé, il aurait sans doute craché. Mais nous étions dans la voiture. Il s’est contenté de cracher ces mots : « Je plains ce pays où les filles vendent leur corps pour subvenir aux besoins de leur famille ».
Je me sentais blessée, (la Thaïlande est un peu mon pays de cœur), j’avais trop parlé. J’ai eu envie de répliquer quelque chose de désagréable, de méchant même, de bien senti en tout cas, à ce monsieur donneur de leçons. Je me rappelais alors cette remarque faite il y a très longtemps, à Bali, par un routard, de retour d’Inde justement, à qui je demandais, curieuse : « Alors, l’Inde, c’est comment » ? qui me répondait : « L’inde ? Sublime ! Les saris, sublimes !… mais ce qu’il y a dedans…Ouh lala ». Ça m’était resté, au point de m’en souvenir des décennies plus tard… non seulement je m’imposais silence mais je m’appliquais à mettre du miel dans mes mots, lui aussi a quitté son ton sarcastique.
« En Inde, être pauvre, c’est ne pas manger, c’est n’avoir ni voiture, ni moto, ni air conditionné, ni bar, ni bière. Comme des centaines de millions de personnes. Mais ici on n’abandonne pas ses enfants, on ne divorce pas ».
J’ai vite changé de sujet de conversation, Cette pauvreté là, elle était en permanence sous mes yeux, oblitérée parfois par le sourire que j’éveillais dans le regard de mes rencontres de passage. Et je me mettais à parler de la France : du système qui consistait à prendre aux plus favorisés – lorsqu’ ils ne se « barraient pas à l’étranger – (impôts, CSG, ISF), pour donner aux plus démunis (aides sociales, allocations familiales, aide au logement etc.). Je ne sais pas ce qui a le plus dégoûté Singh : la prostitution, les mariages mixtes en Thaïlande ou l’argent qu’on prend à ceux qui en ont pour le redistribuer à ceux qui ont moins ou pas du tout, en France. Je ne voyais que le reflet du visage de mon chauffeur dans le rétroviseur et son profile gauche… mais ça m’a largement suffi pour comprendre que c’était les manières françaises qui l’écœuraient le plus. D’ailleurs il a rajouté, pour confirmer mon intuition : « Si je gagne de l’argent, moi, c’est pour moi, ma famille, pas pour qu’il soit redistribué à ceux qui ne travaillent pas, à ceux qui viennent d’autres pays ,à ceux qui font beaucoup d’enfants… »*
Voyager, c’est, non pas accepter la culture de l’autre, mais c’est savoir se taire. J’avais encore un long chemin à parcourir avec Singh, alors j’ai évité d’évoquer et la Thaïlande et la France …. et on s’est bien entendus le reste du temps..
*Le gouvernement indien de centre-gauche a instauré vendredi une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en dépit de la vive opposition des commerçants, en grève pour le troisième jour, et des dirigeants de huit Etats (sur vingt-neuf) qui ont refusé de l’appliquer. Le budget du gouvernement fédéral connaît un déficit chronique du fait d’une large évasion fiscale. Seuls 20 millions de personnes paient l’impôt sur le revenu dans ce pays de plus d’un milliard d’habitants, où la classe moyenne est évaluée à entre 150 à 250 millions de personnes. (l’Express ,2005)… CECI EXPLIQUE CELA.
Portrait chinois en Inde
Dans le cycle infernal des renaissances selon les croyances bouddhistes, je suis sûre d’une chose : l’Inde n’est pas sur ma liste d’attente pour une prochaine réincarnation ! Pays émergeant, derrière la Chine ? Dans 250 ans peut-être !
Il faudrait d’abord concevoir des égouts qui fonctionnent, un système de distribution d’électricité qui ne saute pas tous les quart d’heures, internet qui marche régulièrement et non de façon sporadique, des appartements qui n’auraient pas l’air d’être des ruines à peine sortis de terre, des poubelles avec obligation de les utiliser, comme à Singapour, afin que la route – celle que j’ai empruntée en tout cas, de Delhi à Agra, ne soit pas une vaste et interminable poubelle à ciel ouvert.
Passez trois mois en Thaïlande et vous ne reconnaîtrez plus votre quartier : un hôtel a poussé comme un champignon en automne, un immeuble a surgi des entrailles de la terre, des boutiques ont changé de propriétaire et de déco (multipliez tout par cent ou mille pour la Chine).
Mon dernier voyage au Rajasthan remonte à 10 ans environ, mais j’ai des souvenirs beaucoup plus lointains du nord de l’Inde, et j’ai une mémoire visuelle plutôt pointue, eh bien rien n’a changé en surface. Si, plus d’immondices qu’il y a trente ans, moins de saris, mais toujours cette impression de pays en voie de démolition plutôt qu’en voie de développement. Pays chaotique. « Work in progress » lit-t-on ça et là. No progress. Work in regression.
Le sens créatif et subtil des indiens, loge dans leur crâne, sous leurs cheveux bleu corbeau. Pas dans leurs mains. Cervelle compliquée, bras fatigués. Connections complexes entre les neurones, mais manque de transmission pour les réalisations les plus simples, Ça traîne, ça discute, entre deux concertations élaborées, profondes, complexes, graves, mystérieuses. Rien à voir avec l’apparence glamour, la surface attirante, le vernis tentateur de la Thaïlande ; Rien à voir avec la vélocité têtue et pragmatique de la Chine.
Sous l’indolence tranquille, une langueur inquiétante et inquiète. L’art du langage poussé au paroxysme. Boniment génial. Pièges magnifiques dans lesquels on tombe à tous les coups. Le sens de la surprise et de l’inattendu pour un but toujours identique : vous accrocher pour vous vendre quelque chose. Pour l’argent. Mais aussi pour le plaisir. Un pouvoir d’attraction de prestidigitateur bluffant. Tandis qu’on vous fait miroiter un avantage agréable, l’action réelle se déroule en sous-main. Et vous, spectatrice naïve, vous avez suivi la mauvaise, celle qui réglait un autre accord, signait une autre partition, jouait d’un autre instrument, avec des accords majeurs ou mineurs, qu’importe ! Vous n’avez rien vu. .Dans un jeu de portrait chinois, le thaïlandais serait un crooner, l’indien serait un prestidigitateur. Mais finalement je ne suis pas venue ici pour me faire rembourser quelques illusions ou déconvenues… je suis venue ici pour en prendre plein les mirettes.
Et croyez-moi, j’assure le spectacle, moi aussi – sinon je n’aurais jamais pu prendre ces photos !
C’est ca aussi l’Inde : des incompréhensions insurmontables. Est-ce si important ?
Crimes d’honneur en Inde, faits divers et réalité indiscutable
« Les crimes d’honneur » font la « une » des journaux dans le Nord de l’Inde (Delhi, Punjab, Haryana, Uttar Pradesh), mais ils tendent à se répandre dans d’autres région du sud : Tamil Nadu, Jharkhand, Andra Pradesh » écrit le journaliste Humanshi Dhawan dans « le Times of India », « Tandis qu’un autre mythe vole en éclats : celui qui consiste à croire que c’est presque toujours la famille du garçon qui commet ces crimes. D’après une récente étude, dans 90% des cas, ces crimes sont perpétrés par la famille de la fille ».
Dans l’un des palaces où j’ai résidé plusieurs jours, j’ai été accueillie à la réception par une jeune-femme, regard pétillant, sourire éclatant. J’ai eu l’impression en arrivant, d’être, non pas reçue en cliente, mais par une femme accueillant une autre femme. Elle a trouvé le moyen au cours de mon séjour, de venir me parler plusieurs fois. Assez longuement parfois, car j’étais seule cliente, ce qui facilitait les choses, Elle était stagiaire dans cet hôtel où le personnel était majoritairement masculin et pas du tout parée d’un sari traditionnel, mais, contrairement aux hommes – qui eux, faisaient « très couleur locale » – elle était sanglée dans un costume strict d’homme, couleur sombre, chemise blanche, cravate et mocassins plats.
Les impressions changent selon l’heure de la journée
Intriguée de me voir seule sans doute- une constante en Inde – mais beaucoup plus intéressée de me voir griffonner des carnets, elle a osé me dire : « je veux être écrivain », et puis : « je voudrais vous raconter la triste histoire de ma vie ». Comment ne pas être intriguée, d’autant que son anglais était absolument parfait, à la façon indienne : roulé et imagé. Le matin de mon départ, au moment où je montais dans la voiture, elle m’a glissé quelques feuillets noircis au stylo bille. « J’ai écrit pour toi cette nuit » m’a-t-elle dit discrètement. Dans un geste spontané, qui n’a pas cours en Inde, je l’ai prise dans mes bras pour lui dire au revoir. « Au revoir Michèle Jullian mum » (maman Michèle Jullian) a-t-elle murmuré.
Mon chauffeur, quasi indigné, a vu le geste : mes bras ouverts, les feuilles noircies au stylo et arrachées d’un cahier d’écolière. Il a eu un regard de mépris. « Qu’est-ce qu’elle veut » ? « Rien » ai-je répondu… « Simplement me raconter son histoire ». Il a ricané… « Elle veut quelque chose de vous, sinon, ça n’existe pas ». J’ai essayé de trouver des arguments pour le convaincre que non… Il est resté sceptique et moqueur. Condescendant même. Etais-je donc si naïve ! Il pouvait bien me suivre – plus ou moins discrètement parfois – pour voir si je ne faisais pas les magasins, afin d’aller ensuite chercher sa commission (ce que je ne critique pas, après tout c’est une chaîne en Inde, ce système !), mais là, il n’y avait pas de commission à prendre sur… sur quoi ? Des sentiments ? Une amitié possible ? Alors, je n’ai plus insisté et me suis contentée de lire discrètement le résumé de la courte vie de Juhi (nom d’emprunt).
Une autre remarque toutefois sur l’Inde et surtout sur les indiens. En 15 jours, j’ai dû parler avec une centaine de personnes (des hommes a 99 %). Pas UNE SEULE…qui ne m’ait mise en garde contre ses…. semblables. Avec toujours cette impression de suspicion «: Méfie toi de lui, d’elle, d’eux.. » en sous entendu « sauf de moi » bien entendu.
Étrange et désagréable impression d’un peuple qui se méfie de lui-même.
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