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Yentl, cette héroïne qui m’a menée vers le Yiddishland et la Mitteleuropa …

Yentl Anshel et Avigdor

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Effleurer mon rapport au personnage de fiction de Yentl et l’influence qu’il a eu sur mon goût pour la Mitteleuropa et le judaïsme, peut paraître tout à fait hors sujet sur un guide de voyage. Pourtant, j’ai souvent pensé que l’on se dévoilait mieux dans les hors sujets que dans le récit de ses aventures de voyage. Se révéler sans se raconter ou se mettre en scène est devenu une sorte d’exigence pour continuer à faire exister IDEOZ et à en dérouler les fils qui tissent les trames des thématiques, des horizons définissant ce site.

J’ai toujours aimé les chemins détournés et n’ai pas hésité à m’enfermer dans des impasses… pour mieux me comprendre, j’aime emprunter des chemins de traverse en voyage, j’aime me perdre, car chaque fois que je me suis perdue, j’ai fait des rencontres, trouvé des sites, construit des instants précieux devenus les meilleurs souvenirs de chacun de mes séjours.. J’ai trouvé des chemins vers la connaissance à travers des biens culturels et défini des chemins intimes de ma connaissance … Un 26 janvier, pour mon anniversaire, il y a plus de 25 ans, je visionnais le film Yentl, après l’avoir découvert en 33 tours, grâce à mon père et avoir écouté en boucle ces magnifiques musiques de Michel Legrand et ces chansons interprétées par Barbra Streisand.
Ce jour aussi, j’ai eu envie de parcourir le Yiddishland disparu, autrement que par l’imaginaire et j’ai su que mes voyages du temps de la maturité, me mèneraient toujours vers la Mitteleuropa et l’Europe orientale qui sont restées fondamentalement ancrées en moi et ont défini une grande partie de mon identité de voyageuse.

Yentl a éveillé ma curiosité pour le judaïsme et ce territoire sans frontières si particulier où le Yiddish, langue diasporique et langue de fusion, incarnait la langue et la culture judéo-allemandes en Europe centrale et orientale et transmettait son lot d’histoires, de légendes et de mystères…. Cette motivation de recomposer un monde perdu fut pour beaucoup dans le choix de la Mitteleuropa et de la sphère slave quand j’ai voulu donner du sens à mes destinations de voyage.

J’ai commencé à lire bien plus tard la littérature yiddish et ce trésor de mémoire, Royaumes juifs, trésors de la littérature yiddish Tome 1 et Tome 2, que constitua Rachel Ertel au prix d’un grand travail, d’autant que beaucoup de ces histoires étaient héritées de la littérature orale populaire… Cette littérature était très déroutante parfois pour moi qui ne connaissais que très peu cette culture ashkénaze et me demandais comment l’appréhender. La non lecture que je fus longtemps a trouvé le chemin des livres avec Kafka, après mon premier séjour à Prague. Paradoxalement malgré ses milliers de pages fines écrites en petit caractère, Royaumes juifs, trésors de la littérature yiddish était adapté à ma faible capacité de lectrice, qui à l’époque ne savait pas s’intéresser à une intrigue de roman si ce n’est en le découpant par page. Ces ouvrages furent une révélation bien avant que je puisse accéder aux oeuvres de Singer, qui avait fait naître sous sa plume le personnage de Yentl. J’ai aimé ces contes, porteurs de messages de sagesse universelle, habités d’une sorte de folklore mystique, de croyances populaires, mais aussi d’une dose d’humour jubilatoire.

Yentl, entre transgression et travestissement

Après avoir vu le film, Yentl était devenue une héroïne fascinante et inspirante. Je préférais voir en elle une jeune fille courageuse, qui renonce à ce qu’elle est, pour répondre à son avidité intellectuelle et vivre dans ses rêves un amour impossible avec celui qu’elle ne peut considérer que comme son meilleur ami. Elle fait partie du panthéon de mes héros fondateurs qui m’ont accompagnée jusqu’à aujourd’hui et agissent par rémanence. Je l’ai connue à un âge délicat, qui n’était ni l’adolescence, ni tout à fait l’âge adulte. Une période où l’on fait des choix et doit les assumer. Cette héroïne, du fait de sa condition de femme dans un shtetl de Pologne au XIXème siècle, se voyait interdire l’accès aux livres et à l’étude et à la connaissance des textes sacrés, même si son père, le rabbin Mendel, les lui avait toujours enseignés en secret. A sa mort, elle défie cette société traditionaliste, qui lui impose d’épouser un mari, et choisit de transgresser les codes, en se travestissant en homme pour assouvir sa soif de savoirs et intégrer une yeshivah (centre d’étude de la Torah et du Talmud), où elle accomplira son chemin vers elle-même et son destin.

Peut-être la dénaturation de Yentl voulue par Streisand qui a rajouté la touche romantique et féministe au rejet de l’obscurantisme religieux très fort dans certaines communautés ashkénazes et dénoncé par Singer, a-t-elle contribué à me toucher et me captiver? Ce que je trouverais dommage aujourd’hui a à l’époque amorcé une quête pour moi et pourtant, je reconnais que la destinée du personnage dans le film me semblait trop facile. Yentl ne m’aurait sûrement pas plu si elle avait vécu jusqu’au bout son amitié amoureuse avec Avigdor. L’aveu dans le film m’a d’ailleurs sûrement moins touchée que ce moment de prise de conscience où Yentl comprend qu’elle aime Avigdor, pour autre chose que leur complicité intellectuelle. Elle réalise combien son corps la condamne à la fuite ou à sa perte. En définitive, la condamnation est inéxorable.

En lisant la nouvelle Yentl the Yeshiva Boy d’Isaac Bashevis Singer (1962), Yentl m’a définitivement conquise et pas seulement parce qu’on y comprend mieux comment la tradition culturelle et religieuse définit un monde doctrinaire, les droits et devoirs de chacun, homme et femme, sépare le sacré du profane et conditionne les pensées et sentiments et surtout les fonctions puisque les hommes s’autorisent à accéder à au monde spirituel et intemporel, tandis que les femmes sont confinées au labeur quotidien du monde temporel et matériel. J’aimerais cette écriture de l’altérité et cette quête de l’identité qui prend des formes multiples comme la transgression et le travestissement. J’adorerais l’ambiguïté du personnage et la multiplicité de ses sentiments et de ses réflexions, alors qu’elle évolue au sein d’un univers qui se définit par l’unicité, le respect des conventions plus que millénaires, et la stabilité.

Je me reconnaîtrais surtout dans son cloisonnement dans un carcan dont elle ne semble pas en mesure de pouvoir sortir, d’autant qu’elle est agitée par ce conflit intérieur qui l’oblige à séparer son corps de son esprit, et à accepter son altérité et sa réalité en infraction constante avec son monde, de la réalité de ses émotions et de ses sentiments. Yentl est écartelée entre l’appartenance à cette société et cette culture, dont elle connaît les codes et son altérité et son incapacité à les accepter, ce qui la pousse à la transgression permanente jusqu’à ce que son personnage sombre dans une sorte de schizophrénie.

Condamnée à rester aux marges, elle l’est. Condamnée à disparaître, également, faute de pouvoir concilier sa réalité d’individu et son ombre fantasmatique.. Cette recherche d’autrui n’est plus possible du moment que Yentl emprunte le masque d’un étranger pour rentrer en contact avec ce qui l’attire tant. L’accomplissement de ses désirs, la quête d’un ailleurs fantasmé et impossible que seuls les mots et l’imaginaire incarnent, la recherche de la plénitude de sa vie en conscience, l’amour du savoir sont voués à l’échec. Ils ne mènent pas qu’à la perte de la féminité, au désordre psychologique et à la confusion de son identité. Ils conduisent à la mort d’un idéal.

Sandrine Monllor (Fuchinran)
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