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Un théâtre de l’Absurde : Pourquoi il faut relire La Cantatrice chauve de Ionesco

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Il nait à Slatina il y a juste un siècle et meurt à Paris voilà quinze ans. Un père roumain plutôt sale type, une mère française qui rame seule entre deux pays, un Eugène besognant pour manger avant de devenir en 1950 l’auteur d’une petite bombe (elle pète encore) : La Cantatrice chauve. C’est la  première salve d’un “théâtre de l’absurde” qui, de Chaises en Rhinocéros,  conduira Ionesco à cette soirée des Molières du 7 mai 1989 où le public ovationne un vieillard au balcon du Châtelet, blême, renonçant à se lever,  prêchant  “l’émerveillement” d’une voix d’outre-tombe…

La mort,  hantise d’une oeuvre qui cherche à l’exorciser dans la dérision. Une pièce d’Ionesco, et surtout Le Roi se meurt, c’est comme la vie : une “tragédie bouffonne”. Bérenger Ier doit mourir tout à l’heure, à la fin de la pièce. C’est un roi parano, l’archétype du despote, mais c’est chacun de nous pitoyable,  et c’est l’Homme éternel, incapable de se résoudre à ne plus être.

Le Roi Je n’ai pas eu le temps, je n’ai pas eu le temps, je n’ai pas eu le temps.
Juliette Il remet cela.
Marguerite, au médecin.   C’est tout le temps la même chose.
Le Médecin Ca va plutôt mieux. Il gémit, il pleure, mais il commence tout de même à raisonner. Il se plaint, il s’exprime, il proteste, cela veut dire qu’il commence à se résigner.
Le Roi Je ne me résignerai jamais.
Le Médecin Puisqu’il dit qu’il ne le veut pas, c’est un signe qu’il va se résigner. Il met la résignation en question. Il se pose le problème.
Marguerite Enfin !
Le Médecin Majesté, vous avez fait cent quatre-vingts fois la guerre. A la tête de vos armées, vous avez participé à deux mille batailles. D’abord, sur un cheval blanc avec un panache rouge et blanc très voyant et vous n’avez pas eu peur. Ensuite, quand vous avez modernisé l’armée, debout sur un tank ou sur l’aile de l’avion de chasse en tête de la formation.
Marie C’était un héros.
Le Médecin Vous avez frôlé mille fois la mort.
Le Roi Je la frôlais seulement. Elle n’était pas pour moi, je le sentais.
Marie Tu étais un héros, entends-tu ? Souviens-toi.
Marguerite Tu as fait assassiner par ce médecin et bourreau ici présent…
Le Roi Exécuter, non pas assassiner.
Le Médecin, à Marguerite.   Exécuter, Majesté, non pas assassiner. J’obéissais aux ordres. J’étais un simple instrument, un exécutant plutôt qu’un exécuteur, et je le faisais euthanasiquement. D’ailleurs, je le regrette. Pardon.
Marguerite Je dis : tu as fait massacrer mes parents, tes frères rivaux, nos cousins et arrière-petits-cousins, leurs familles, leurs amis, leur bétail. Tu as fait incendier leurs terres.
Le Médecin Sa Majesté disait que de toute façon ils allaient mourir un jour.
Le Roi C’était pour des raisons d’Etat.
Marguerite Tu meurs aussi pour une raison d’Etat.
Le Roi Mais l’Etat, c’est moi.
Juliette Le malheureux ! Dans quel état !
Marie
Il était la loi, au-dessus des lois.
Le Roi Je ne suis plus la loi.
Le Médecin Il l’admet. C’est de mieux en mieux.
Marguerite Ça facilite la chose.
Le Roi, gémissant.   Je ne suis plus au-dessus des lois, je ne suis plus au-dessus des lois.
Le Garde, annonçant.   Le Roi n’est plus au-dessus des lois.
Juliette Il n’est plus au-dessus des lois, pauvre vieux. Il est comme nous. On dirait mon grand-père.
Marie Pauvre petit, mon pauvre enfant.
Le Roi Un enfant ! Un enfant ! Alors, je recommence ! je veux recommencer (A Marie.) Je veux être un bébé, tu seras ma mère. Alors, on ne viendra pas me chercher. Je ne sais pas lire, je ne sais pas écrire, je ne sais pas compter. Qu’on me mène à l’école avec des petits camarades. Combien font deux et deux ?
Juliette Deux et deux font quatre.
Marguerite, au Roi.   Tu le sais.
Le Roi C’est elle qui a soufflé… Hélas, on ne peut pas tricher. Hélas, hélas, tant de gens naissent en ce moment, des naissances innombrables dans le monde entier.
Marguerite Pas dans notre pays.
Le Médecin La natalité est réduite à zéro.
Juliette Pas une salade ne pousse, pas une herbe.
Marguerite, au Roi.   La stérilité absolue, à cause de toi.
Marie Je ne veux pas qu’on l’accable.
Juliette Tout repoussera peut-être.
Marguerite Quand il aura accepté. Sans lui.
Le Roi Sans moi, sans moi. Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n’aurai jamais existé. Ah, qu’on se souvienne de moi. Que l’on pleure, que l’on désespère. Que l’on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d’histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par coeur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n’aient pas d’autre sujet d’étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu’on brûle tous les autres livres, qu’on détruise toutes les statues, qu’on mette la mienne sur toutes les places publiques. Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu’on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. Que tous les autres rois, les guerriers, les poètes, les ténors, les philosophes soient oubliés et qu’il n’y ait plus que moi dans toutes les consciences. Un seul nom de baptême, un seul nom de famille pour tout le monde. Que l’on apprenne à lire en épelant mon nom : B-é-Bé, Bérenger. Que je sois sur les icônes, que je sois sur les millions de croix dans toutes les églises. Que l’on dise des messes pour moi, que je sois l’hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage ! Que l’on m’appelle éternellement, qu’on me supplie, que l’on m’implore.

Eugène Ionesco,  Le Roi se meurt, 1962

Arion

[suite…]

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