La première fois où je suis venu en Roumanie ; cela va bientôt faire vingt ans maintenant, je suis allé en voiture au monastère de Horezu fondé en 1690 par le Prince Constantin Brâncoveanu. C’était en septembre. Il faisait un temps magnifique. J’y suis retourné à plusieurs reprises, en particulier pour participer à des réflexions qui ont conduit à la création d’un concours d’architecture rurale. J’y suis également retourné parce que, la première fois, j’avais demandé – à la grande surprise de l’higoumène – à ce que l’on me tisse un tapis, un de ces espaces calmes bordés d’une frise de fleurs qui semble clôturer un jardin. Et je suis en effet revenu un an plus tard le chercher.
La surprise de la mère supérieure a été encore plus grande lorsque je lui ai fait savoir que je souhaitais également emporter avec moi deux des textiles qui couvraient le sol dans ma chambre. J’ai en effet dormi les deux premières fois dans le monastère même. Ma commande avait été oubliée, certainement considérée comme le caprice d’un touriste pressé. Le tapis de laine vierge que l’on m’a proposé datait de l’hiver, fait des fibres blanches et brunes que les paysans avaient apportées l’année précédente. Les autres par contre, ceux que je souhaitais le plus n’étaient plus vierges depuis longtemps et leurs couleurs étaient un peu passées, mais les teintures semblaient naturelles. Ils avaient accueillis depuis des dizaines d’années le saut du lit de centaines de visiteurs.
Les fleurs, tissées dans la forme des tapis d’Olténie me parlaient autant des millefleurs de la Renaissance que des tissus coptes ou des tapisseries dont Wissa Wassef a fait redécouvrir le langage et le charme aux enfants d’Egypte dans les années 50 et 60. Leurs mondes complémentaires ont mis en relation des paroles asynchrones et des gestes pourtant semblables d’un siècle à l’autre, d’un continent à l’autre, d’une culture à l’autre. En cherchant à transplanter ces tissus, il s’agissait moins pour moi de tutoyer le ciel que de conjuguer l’espace.
Je n’ose avouer aujourd’hui l’extraordinaire impression que m’a faite ce lieu inscrit deux années avant ma visite sur la Liste du Patrimoine Mondial. Je n’ose même pas dire que dans ce paysage doté d’une part du bonheur du monde, sur la terrasse fleurie où se prenait le premier repas de la journée, dans les prairies à la collecte des plantes médicinales, j’ai senti passer un souffle. Je ne saurais en effet le nommer !
Ce soir, dans la nuit de Bucarest qui tombe plus tôt qu’à Strasbourg, la chaîne HBO présentait le film Au-delà des collines de Cristian Mungiu dont les deux actrices principales ont reçu un prix d’interprétation à Cannes l’an passé. Un autre monastère. Fermé sur lui-même. Un drame au-delà du monde.
Au-delà des collines : la vie dans un monastère orthodoxe de femmes en Roumanie
J’ai reçu durant plusieurs années en Olténie, comme en Moldavie ma part de mystère, en travaillant à la préparation de rencontres de jeunes Européens dans des lieux sacrés ouverts au monde et au dialogue entre les religions. J’en suis infiniment reconnaissant à tous ceux qui m’y ont aidé.
Au-delà des collines – Dupa dealuri ne me fera donc pas oublier l’intensité des rencontres passées. Ce film ouvre pourtant un autre chapitre de la religion en Roumanie : noir et blanc, horrible et carcéral ; dans une métaphore de tous les enfermements, de celle de la célébration insensée des ignorances et du respect aveugle des systèmes. Métaphore religieuse certes dans ce qu’elle a de plus fondamentaliste, mais aussi bien au-delà !
Par ma fenêtre, j’ai perçu la nuit qui prenait corps longuement. Comme dans toutes les nuits d’été, en dessinant les derniers nuages venus de la plaine et en restaurant une ouverture sur la fraîcheur de l’air.
Dans la longue durée du film, la vie du monastère où se déroule l’action vivait des sursauts électriques, puis m’apportait en contrepoint l’étouffement de l’hiver, dans une neige entêtée que j’ai aussi connue en Roumanie.
Si on peut dire que le film est envoûtant, c’est par un mauvais jeu de mots. Mais il l’est, réellement ! Même dans l’incompréhension partielle de la langue puisqu’il n’était pas sous-titré, il m’a entouré, absorbé, ligoté en quelque sorte comme son héroïne. J’avais déjà reçu un choc avec l’œuvre du même cinéaste : « Quatre mois, trois semaine et deux jours ».
Il s’agit là d’un électrochoc servi à petites doses pour des spectateurs qui ont tendance à oublier la force du Mal, tandis que le cinéaste parcourt à la bougie les contours des objets, ouvre les tiroirs, regarde de près les tissus et les peaux, nous propose une cartographie de l’intime.
J’avais déjà compris que Mungiu savait parfaitement que le Diable se cache dans les détails. Et quand la caméra cherche le Malin dans l’empilement du linge, les morceaux de bois qui traînent, l’herbe qui pousse, l’étoffe au mur, la hache qui sert de marteau, le froissement des robes noires, les assiettes sur l’étagère, les légumes qui attendent d’être plongés dans l’eau bouillante, les poissons versés dans l’évier, les pots de confiture qui s’accumulent, la polenta en morceaux, les oignons, les poivrons frais et les prières quotidiennes, on oublie qu’il s’insinue dans les têtes et parfois dans un corps séduisant. On oublie tout : le monde moderne, les enfants dans les écoles qui veulent vivre dans une nouvelle société après des années de dictature, les marteaux piqueurs qui creusent dans les tranchées enneigées pour apporter la modernité européenne et les rumeurs de la planète qui arrivent par le téléphone mobile.
Le diable doit se dissoudre dans l’éternité et finir par céder à la prière, quand elle se répète depuis des siècles pour lui opposer une barrière infranchissable et en venir, enfin à la Résurrection. Réellement ? Et la modernité a-t-elle remplacé la prière ?
Les voitures passent sous ma fenêtre. Elles sont récentes et glissent sans bruits. Elles m’éloignent, par leur allure polie de celles qui m’ont transporté sur des routes heurtées de la Roumanie il y a seulement quelques années, jusque dans des monastères ou au moment des célébrations mariales. Cela me semble si loin maintenant. Je n’ai pas eu toujours la présence d’esprit de raconter, sur le moment. C’est ma mémoire, un peu éparse. Je n’ai que des mots pour la partager. Je l’ai partagée sur le moment avec ceux que j’aime.
Qui me croira dans un monde qui veut oublier ?
La mémoire de ce pays ne semble faire retour que dans le regard de ses cinéastes et de ses écrivains. Est-ce ainsi partout ?
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent. »