Qui donc est Boris Pasternak, cet écrivain russe qui inspira un film dont les images et la musique sont restées présentes dans nos mémoires ? L’intérêt de ces super-productions est de nous donner la curiosité d’en savoir davantage sur l’auteur.
C’est que je me propose de faire avec cet article.
Pour nombre d’entre nous, Boris Pasternak n’est autre que l’auteur d’un roman qui inspira au cinéaste David Lean un film qui, pour plusieurs raisons, reste un grand moment de cinéma : tout d’abord parce qu’il brosse sur la révolution russe une fresque impressionnante, ensuite pour l’admirable interprétation des deux principaux acteurs Omar Sharif et Julie Christie, enfin pour la beauté glacée des images qui nous rendent fidèlement l’atmosphère du roman. Même s’il est bien vu d’une certaine intelligentsia de moquer l’oeuvre de David Lean et « le sirop flonflonnant de Maurice Jarre » – ce long métrage a pris rang parmi les oeuvres qui honorent le cinéma et que je revois, personnellement, avec un égal plaisir, simplement parce que les sentiments exprimés sont justes et souvent poignants et que le réalisateur, sans éviter certaines facilités et simplifications, n’en a pas moins filmé les scènes d’une caméra élégante et sensible. Mais le principal mérite de ces super-productions est de nous donner l’envie d’en savoir davantage sur les romans et les écrivains qui les ont inspirées.
Qui donc est Boris Pasternak ? Un écrivain russe qui fut, comme la plupart des auteurs de son temps, muselé par le pouvoir bolchevique :
Leurs prophètes se transforment en vent
En cendres leurs poètes
Ils n’auront plus la lumière du jour
Plus d’eau et plus jamais d’été.
Boris était né à Moscou le 10 février 1890 dans une famille d’artistes aisés. Après des études classiques, il se passionne pour la musique, étudie la composition musicale qu’il délaissera au bout de six ans pour s’inscrire à la faculté d’histoire et de philologie. Il s’oriente ensuite vers la philosophie, passe un semestre à l’Université de Marbourg, voyage en Suisse et en Italie et termine ses études à Moscou. Bien que plus ou moins marqué par les mouvements littéraires en vogue, les écrits de Pasternak prouvent, en même temps que son effort pour s’intégrer à son époque, son refus d’accepter les normes imposées. Il préconise » une pensée nouvelle plutôt qu’un pur langage ». C’est à sa formation musicale et philosophique qu’il doit en partie la facture originale de sa poésie, souvent déroutante et rebelle à la traduction. Mais la double emprise de la musique et de la philosophie n’expliquerait pas tout sans l’apport de sa foi, une foi absolue, totale, confiante, qui donne à l’ensemble de ses textes un ton rare, parfois inspiré.
C’est dans les années 30 que Pasternak découvre avec horreur la violence exercée sur les paysans pour les amener de force dans les kolkhoses, qu’il réalise les traitements infligés aux artistes, dont la plupart se voient relégués sous les miradors ou proscrits et privés de leur nationalité. Cinq poètes majeurs meurent à la fleur de l’âge : Nicolas Goumilev, époux de la grande Anna Akmatova, est fusillé ; Alexandre Blok meurt d’une sorte de consomption : » Le poète meurt parce qu’il ne peut plus respirer. La vie a perdu son sens » – a-t-il écrit ; Serge Essenine met fin à ses jours comme le feront Maïakoski et Marina Tsvétaïeva. Une nuit polaire s’est abattue sur la pensée russe.
Pasternak résiste, mais ce qu’il a vu de ses propres yeux dans la région de l’Oural le remplit de désespoir. Malade, il se cantonne désormais dans sa datcha de Peredelkino, vivant – grâce à sa connaissance approfondie des langues étrangères – de la traduction de grands auteurs comme Rilke, Verlaine, Goethe et presque tout Shakespeare. En 1946, après sa rencontre avec Olga Ivinskaye – avec laquelle, bien que marié, il vivra une intense passion – il commence à rédiger « Le docteur Jivago » qui raconte la vie d’une famille et la passion amoureuse d’un médecin durant les événements tragiques de la révolution russe et dont le but – disait-il – est de rendre son peuple à son histoire et son âme à la société à laquelle elle appartient.
En 1956, il adresse son manuscrit à 3 revues soviétiques, en même temps qu’il le fait passer en Italie, où l’éditeur communiste Feltrinelli accepte de le publier. Peu après, le scandale soulevé par la parution du chef-d’oeuvre éclate et il doit refuser le prix Nobel de littérature que lui ont attribué les jurés de Stockholm. Au succès triomphal du romancier dans le monde libre, Nikita Khrouchtchev et son équipe opposent une condamnation de l’oeuvre et l’expulsion de l’auteur de l’Union des Ecrivains. Traité de » mauvaise herbe littéraire « , de « criminel », férocement persécuté par ses confrères complices du régime, l’écrivain malade, épié, surveillé, va vivre un calvaire jusqu’à sa mort survenue à la suite d’un cancer le 31 mai 1960. Docteur Jivago ne sera autorisé en URSS qu’en 1988. Boris aura été l’un des premiers à déceler la distance grandissante qui existait entre l’idéal révolutionnaire et la pratique communiste. Mais alors que ses proches seront arrêtés ou fusillés comme Boutcharine, il passe miraculeusement à travers les mailles du filet pendant presque 40 ans. En 1936, il sera visité par deux écrivains français dont la sensibilité était très pro-soviétique : Gide et Malraux. On avancera que Staline n’était pas insensible à la beauté de ses poèmes.
Quelle vilenie ai-je faite ?
Suis-je un assassin – un malfaiteur ?
J’ai seulement fait pleurer le monde entier
Sur la beauté de ma terre.
Mais tel que me voilà, aux portes du tombeau,
Je crois qu’un jour viendra
Où les forces du mal et de la lâcheté
devront céder à la bonté…
( Extrait de Samizdat – Janvier / Mars 1959 )
Pasternak a entretenu pendant plusieurs années une correspondance suivie et triangulaire avec Rainer Maria Rilke et Marina Tsvétaïeva, tous deux également poètes. Rainer vivait alors en Suisse et Marina était exilée en France. Elle reviendra en Russie en 1939 pour s’y suicider peu de temps après en 1941 épouvantée et meurtrie pas les horreurs du stalinisme. Cet échange épistolaire publié par Gallimard dans la collection « L’imaginaire » surprend par son intensité tragique. Alors que les deux poètes russes admiraient dans le grand poète autrichien l’incarnation de la vie spirituelle et de la poésie dans l’universel européen, Rilke, quant à lui, revivait à travers eux le souvenir qu’il avait conservé de ses voyages en Russie à la charnière du XIXe et du XXe siècle, fascination pour les richesses multiples et artistiques de ce pays immense qu’avait su entretenir son amie Lou Andréa-Salomé.
Aujourd’hui l’oeuvre poétique et romanesque de Pasternak est traduite et lue dans le monde entier et » Docteur Jivago » a pris place parmi les monuments de la littérature russe, donnant raison à cette phrase terrible de Meery Devergnas : » Au pays de la mort, la terre sera féconde ».
Je suis comme un fauve dans un wagon,
Ailleurs, il y a les gens, l’espace, la clarté,
Et derrière moi, le bruit de la poursuite
Sans espoir de fuite.