L’amour de Dieu
Nous y pensons tous et nous la redoutons. Un petit dérapage. Un nom qui nous manque. Comme un petit morceau d’univers qui s’est effacé ! Il existe certainement encore. Plus pour nous. Et ainsi des mondes qui nous deviennent étrangers. Et celui qui écrit ressent un complet désarroi. Sur qui s’appuyer ? Quelle béquille ? Ces visages tant aimés !
« J’ai rêvé que Dieu avait la maladie d’Alzheimer, qu’il ne se souvenait plus du nom ni du visage de ses enfants, qu’il avait oublié jusqu’à leur existence. »
Dans un très émouvant petit ouvrage publié en 1999 par les éditions « Le temps qu’il fait », Christian Bobin suit à pas lents la maladie de son propre père. Et à chacun de ces pas qui débouchent sur une finitude, il rencontre Dieu. Dans les feuilles des arbres, ou plutôt d’un arbre, seul à marquer, devant la fenêtre de l’hôpital, la réalité du temps. Et, entre deux feuilles cycliques, entre deux branches cassées, vient le temps, cyclique lui aussi, de ceux qui se retrouvent inéluctablement soudés les uns aux autres dans l’oubli, compagnons chaque jour retrouvés, aussitôt qu’oubliés.
Des moineaux qui picorent tous les jours. Ils sont anonymes. Les mêmes ? Des autres ? Cet anonymat de nous-mêmes qui nous attend à l’image des oiseaux épris de miettes d’univers.
« Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd’hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu’il s’est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce. » dit encore Christian Bobin.
Et ainsi de la porte où se brouillent les graffitis du temps.
L’ange de la mort
Je préférai de beaucoup rendre hommage à Pierre Silvain en parlant de lui au présent, tandis que son livre convoquait avec une telle émotion la mort de sa mère, et qu’il paraissait peu de temps après qu’il ait lui-même fermé la dernière porte ! Mais au fond, lui écrire ces quelques mots dans un présent éternel, est bien ce à quoi doivent s’attendre les écrivains qui sont écrits par leurs propres mots et sont agis par leurs personnages.
Le va et vient de son livre entre deux rives de la Méditerranée, disait la mer comme frontière, comme limite, mais aussi comme imagination. Mais il y avait bien entendu une part de résignation ; celle du vieil homme qui regarde l’horizon où il sait voir poindre l’ange de la mort.
Etrangement, j’avais ce livre avec moi, pour écrire quelques mots à son sujet, à la fin du mois de janvier, lorsque j’ai passé quelques jours à Barcelone, deuxième grand voyage de l’année. Et je gardai l’idée que j’irai au Père Lachaise rendre hommage un jour à cet écrivain qui m’a par deux fois offert un moment de grand bonheur.
Barcelone m’attire régulièrement depuis trop de temps, trente ans exactement, pour ne pas y superposer les souvenirs dont les Jeux Olympiques ont perturbé la linéarité. Mais il ne s’agissait pas tant de vérifier si j’avais oublié certains lieux, et pourquoi, que de travailler sur une nouvelle proposition d’itinéraire culturel, celui des cimetières en Europe.
Je ne sais pas s’il est vraiment important de parler des effets de la crise en Espagne. A Barcelone, ils sont en tout cas réels, palpables : restaurants au public clairsemé, rues nocturnes trop calmes, montée de la prostitution de jour et de nuit. Ce sont des symptômes que cachaient mal les boutiques pourtant envahies et surchargées de soldes.
J’ai consacré quelques heures à refaire un grand parcours à pied des lieux que j’aime et j’ai appris, dans l’errance, une nouvelle géographie qui ne m’était pas encore familière : le quartier des marinas, du village olympique où les nouveaux immeubles et la plage de sable m’ont fait cligner les yeux dans les reflets trop vifs d’un soleil insolent pour un homme des neiges, surtout à cette saison.
Mais par contre la majeure partie de ces trois jours a été consacrée à deux visites parmi les plus étonnantes qui m’ont été données de vivre – sans jeu de mots – depuis longtemps. Et pourtant la Catalogne ne me dépayse plus vraiment depuis longtemps. Mais j’avoue que je n’avais jamais eu l’idée de franchir la porte du cimetière de Poblenou ou de gravir les pentes de Montjuic, pour y visiter des tombes, des tombeaux, des panthéons, des cérémoniels gitans et des espaces dédiés aux morts de la Guerre civile et des camps de concentration.
Il faut pourtant que je me fasse à l’idée que la mort est une chose sérieuse, même si je conseille à mes partenaires de prendre pour mot d’ordre : « les cimetières, c’est la vie. » J’ai devant moi tout un programme qui me mènera dans quelques jours à m’asseoir sur les tombes de Bilbao, puis dans quelques semaines à visiter celles de Maribor, dans leur rigueur de cimetière militaire, puis à Cagliari en octobre, dans un baroque un peu décadent…
Pour ce soir, je voulais simplement rapprocher la figure de l’éphémère, née dans l’instant de l’écriture, entre deux générations qui s’éteignent, de celle de l’un des anges les plus étranges du cimetière de Poblenou. Je suis bien conscient du contraste entre la modestie de l’écrivain et l’indécence du sculpteur marbrier…
Le baiser de la mort de Jaume Barba, date de 1930. Encore bien proche de nous, à portée de mémoire en tout cas, il a acquis une célébrité un peu érotique.
J’avais sans doute besoin de ce contrepoint pour éclairer le poète trop caché et modérer un peu l’insolence de la transgression mortuaire.
Je ne m’arrêterai pourtant pas là, en raison même des centaines de photographies que j’ai été poussé à prendre, comme autant de portraits d’éternité.
Thanatos m’est devenu ainsi un compagnon familier que j’aimerais apprivoiser.
Les mots à venir serviront, je l’espère, de sortilège.
« Asi su joven corazón se está apagando / En sus venas su sangre se está enfriando / Y toda fuerza se ha ido. / La fé se ha ensalzado / En su caida a los brazos de la muerte. Amén »
Les poissons ne ferment pas les yeux
J’ai placé sur ma table les deux éditions italienne et française du dernier roman en date d’Erri De Luca, « I pesci non chiudono gli occhi » « Les poissons ne ferment pas les yeux ». J’avais aperçu la couverture chez Feltrinelli voici pratiquement deux ans, mais entre-temps, je suis resté sous l’influence de « Et il a dit ». Cela a suffi à mon bonheur pendant des mois. « Cet ancien révolutionnaire ne pouvait se rapprocher jour après jour de livres qui sont les Livres des origines sans chercher en même temps à comprendre comment on vient au monde pour soi-même. Et on peut en effet naître à tout âge. » Je le redis au risque de lasser : je suis resté fasciné par le récit d’une renaissance. Je lis avec délice aujourd’hui celui de la naissance.
Même si ce dernier petit livre n’est pas du même ordre, je veux dire, de l’ordre des paroles qui touchent au religieux, il exhume toutefois ce qui reste ancré en chacun de nous au plus profond : les moments sacrés de l’enfance. Ce sont des instants de grâce – qui semblent souvent aux parents des gamineries, des incidents ou des désordres de l’âge – mais qui nous façonnent toutefois durablement. Je retrouve de tels moments chez Valery Larbaud dont les livres m’accompagnent chaque jour, en particulier bien sûr dans les « Enfantines », pour ne pas parler de son contemporain Marcel Proust dont il a préfacé, et avec quelle admiration, l’ouvrage de Fiser Eméric consacré à l’esthétique de l’auteur de « La Recherche ». Les deux écrivains se respectaient et s’admiraient sans doute. Mais Marcel Proust était, par un sens de la politesse qui tenait à l’atmosphère des Salons littéraires, le plus obséquieux des deux.
Une camarade ou une voisine, parfois attirées par d’autres jeunes filles de leur âge, chez Valery et chez Proust. D’autres qui se suicident ou qui meurent sans que rien ne se soit passé avec elles. Ferminà Marquez, celle vis-à-vis de laquelle « Chacun de nous sentait en soi-même son espérance, et s’étonnait de la trouver si lourde et si belle. » Et toutes les Gilberte et Albertine du monde.
Perdre sa timidité et passer bien avant le temps, à l’âge adulte. Dans les jardins mitoyens, entre les enfants des bourgeois et ceux de leurs domestiques, au collège, ou sur la plage. S’affronter ainsi aux rivalités des autres mâles. Et découvrir le mot amour. « La fillette ne ressemblait pas à celles qui sortaient de l’école dans la cohue mixte. Elle produisait un effet inverse tout autour, de silence et d’espace. »
Nous restons ainsi dans l’enfance des écrivains. Mais dans l’enfance de De Luca, il faut aussi faire face à la pauvreté. Nous sommes sur les plages et dans le port de Naples parmi les pêcheurs, pas à Deauville parmi les noceurs ! Nous ne nous éloignons pourtant pas de la fragilité inquiète des couples qui se forment, contre l’adversité. Nous restons en compagnie de bons élèves qui doivent apprendre à maîtriser leurs corps pour s’être trop repliés sur leur âme. Contrairement au Parisien qui s’est enfermé dans son cabinet de liège et au Bourbonnais qui a erré de ville en ville, de femme en femme, le Napolitain y parviendra ! Il y parviendra par la course en montagne, par le travail physique, avec les mains calleuses qui attrapent sans peur ce qui blesse, de la roche rebelle à la haine des hommes, du marteau-piqueur aux avirons des barques remplies de filets et de lignes.
Une fille, un garçon, trois autres rivaux. L’histoire est faite ! Une fille du Nord de l’Italie passe ses vacances parmi des Napolitains qui s’affirment avec les poings. Un rapport étrange qui s’établit entre les Piémontais, voire les Lombards et ces curieux sectateurs d’un dialecte rude ! Il faut avoir eu la chance de connaître une fille du Nord trop sage et trop savante pour son âge, exprimant en permanence le sens aigüe d’une responsabilité et d’une dette vis-à-vis des animaux et proposant comme un talisman le sentiment aiguisé que l’exemple du comportement « naturel » des espèces animales est une leçon irremplaçable, pour recevoir la Grâce, comme De Luca, d’être guidé vers le respect de la nature. Bien au delà de la séduction d’un moment.
Il faut connaître aussi la violence physique pour venir d’un coup à ce qu’on peut être.
Il l’écrit, comme toujours, dans l’économie des mots et dans l’aube des formules :
« Je dois me débarrasser de ce corps d’enfant qui ne se décide pas à grandir. Qu’ai-je besoin d’un couteau, je dois aller chercher ces trois-là et me faire tabasser jusqu’à ce que la coquille se casse. Puisque je n’arrive pas à la forcer de l’intérieur, il faut le faire de l’extérieur. Je dois aller les chercher.
Aujourd’hui, je sais que le corps se transforme très normalement, avec une lenteur d’arbre. Le mien a traversé diverses formes jusqu’à celle du portemanteau qu’il est à présent. A dix ans, je croyais dans la vérité des coups. L’irréparable me semblait utile. »
Il y a des baisers de romans, il y a des baisers de cinéma. Il y a tous ceux que l’on a imaginés et pourtant laissés de côté, comme des images, capturées trop vites et qui ne méritent que l’accumulation dans les rayonnages, les boîtes, les coffres et les greniers. Nous les avons censurés avant même de les abandonner.
Tous ces instants qu’on aurait aimé vivre, auxquels on aurait aimé participer sont devenus des embryons sans descendance. Et puis il y a l’AMOUR. Même s’il reste un souvenir, il vient à la vie dans un baiser à couper le souffle, inoubliable jusqu’au moment où le souffle, en effet, s’éteindra.
« Le premier couple humain, créé dans un jardin le sixième jour, eut au-dessus de lui la première nuit sans limites. »
Au moment des origines. De nos origines.
« Aujourd’hui, je crois que le sport cérébral est une bonne école d’écriture, il entraîne à l’exactitude du mot qui doit correspondre à la définition requise. Il exclut celles qui sont voisines et l’exclusion est une bonne part du vocabulaire de celui qui écrit des histoires. »
On peut tout exclure dans le récit, mais pas le mot AMOUR.
L’homme
Ils sont tous là. Chacun avec son titre : Directeur, Directeur Général, Secrétaire Général, Ministre, Premier ministre et Président…et nous nous y habituons. Ils sont sur l’image, un peu figés, ou parfois un peu agités par l’envie qui les dévore de se placer devant.
De fait, nous ne réagissons plus. Chaque jour ils nous sont proposés, sous un autre angle, nous offrant une série de variations sur thème jusqu’au moment du dénouement final, le soir de l’élection, le jour de la nomination !.
Je les aperçois parfois sur l’écran de leurs illusions, dans un hôtel, une chambre d’hôte, chez des amis. Je préfère pourtant le « Monde électronique » et ses commentaires posés, tenant compte de la complexité, à la télévision hachée de mots trop brefs, ou alors le cliché narquois du photojournaliste, qui regarde le pouvoir trébucher.
Et pourtant les images animées nous plongent chaque jour dans le monde des Atrides. L’Absurde des Pères Ubu y rejoint le Mythe. Comment faire pour ne pas l’oublier ?
Deux artistes sont venus me dire ces dernières semaines de faire attention. De mettre la distance. De prendre garde, puisqu’il m’arrive de côtoyer les adorateurs des médias.
Vivre dans un pays informel en terme de distance du politique avec les citoyens, comme le Luxembourg, ou revenir d’un pays où le pied d’égalité est la règle, comme la Norvège, aide beaucoup à saisir le contraste fabuleux et onirique de la situation française et italienne à cet égard, et sans doute, dans les sursauts constants pour se débarrasser des scories de la dictature, sans toujours y parvenir, de la Roumanie.
Quels artistes ?
J’ai toujours du mal à ne pas comparer un metteur en scène roumain que je découvre, à l’inoubliable Purcarete des « Métamorphoses » venu nous proposer ses délires ici à Luxembourg. Pourtant Mihai Maniutu dont j’ai admiré la mise en scène d’« Elektra » au théâtre national Radu Stanca de Sibiu, à peine mis le pied sur le territoire roumain à la mi-novembre, me laisse un fort souvenir.
De l’environnement de la cour infernale où les complots font boomerang, il a retenu les vagabonds, les mendiants, les marginaux, ou plutôt, il les a convoqués, pour constituer un chœur, un écran noir à peine formé de personnalités séparées qui met en relief la blondeur d’Electre, la candeur d’Oreste, la grimace sanguinolente de Clytemnestre et le cynisme échevelé de son amant Egisthe. Des vagabonds d’où émerge avec régularité un orchestre traditionnel du Maramures et deux chanteuses qui me replongent dans le souvenir du Maramuzical de 1996. Ils glissent sur les doinas, en faisant une irruption soudaine dans les mélodies klezmer, pour flirter un temps avec le country.
Ils sont descendus du nord de la Roumanie vers la Transylvanie, le temps d’une représentation, avant de rejoindre un mariage ou un baptême, dans un village qui les a invités. Ils habillent le Mythe d’une lueur étrange et dérisoire. Mais ils insufflent la fête dans la douleur et le désespoir. Ils forment ainsi un personnage à six têtes qui renaît dans les remugles des sans domicile fixe. Ils banalisent le meurtre en le poussant de son piédestal. Ils nous en redonnent la dimension quotidienne.
Ce pays a vécu une situation bien pire que celle des Grecs dont les Dieux ont fait des pauvres mortels, de véritables marionnettes. Les tsiganes qui parcourent les villages ont marié, du temps des communistes, bien d’autres meurtres d’Etat ou décoré de mélodies, les caprices de déesses politiques éphémères.
Ils en tissent la mémoire dans les envolées grinçantes du violon. Ils sont intangibles. Ce sont les Musiciens, en majuscule.
Cette majuscule qui précède le nom des rôles, des fonctions et qui inaugure chaque sous-titre d’un reportage lorsque l’on présente une interview, a pris la première place dans le dernier roman de Philippe Claudel : « L’Enquête » (Stock 2010).
Une enquête, menée dans une entreprise improbable où les suicides se succèdent, par un Enquêteur qui cherche un Coupable, en trouvant en désespoir de cause à se loger dans un hôtel absurde où une Géante lui accorde une chambre trop grande ou trop étroite, avant de subir lui-même la colère du Policier et la perversité du Guide, de rencontrer le Responsable qui le mènera peut-être au Fondateur, tout en subissant l’humiliation du Serveur, devient un jeu de piste, où beaucoup de prisonniers de leur vie quotidienne se retrouveront.
Munis d’une l’Autorisation Exceptionnelle, celle d’un pass navigo par exemple, nous errons sans fin pour mener à bien notre recherche, munis d’un sésame qui nous permet d’ouvrir les portes automatiques et, comme le personnage de Philipe Claudel, nous cherchons à comprendre, d’abord là où il n’y a justement rien à comprendre et tout à perdre, dans l’ordre ou le désordre des mots : le Temps ou la Vie.
« L’Enquêteur regarda si sa blouse était correctement boutonnée, si son badge était bien droit. Il replaça son casque qui avait toujours tendance à glisser, puis il frappa à la porte, trois coups brefs. Celle-ci, comme par magie, s’ouvrit dans le plus parfait silence. Il fut accueilli par une lumière violente, un projecteur peut-être, dirigé vers lui, et qui l’aveuglait. Il cligna des yeux, mit sa main droite devant eux et il entendit une voix forte lui lancer : « Entrez ! Entrez donc ! Avancez ! Mais avancez voyons ! N’ayez pas peur ! »
Mais pourquoi avons-nous donc tellement peur ? Même d’une tendresse inattendue ?
« Au fond, se dit l’Enquêteur, c’était peut-être là une autre forme de torture. L’extrême gentillesse, l’amabilité outrée, non motivée, ridiculement hyperbolique, rejoignaient la brutalité, les mauvais traitements, l’indifférence, les chicaneries, l’absurde… ».
Je ne veux plus qu’on me parle d’élections et de nominations ! D’ailleurs : ”C’est en ne cherchant pas que tu trouveras”.
Photos : Marian Haiduc