La guerre de Croatie, menée entre 1991 et 1995, face à la Serbie de Milosevic et à l’armée yougoslave, après une sécession et déclaration d’indépendance unilatérale, illustre toute la complexité des enjeux qui liaient ou opposaient des peuples fédérés dans les frontières de l’ex-Yougoslavie ou des communautés ethniques présentes sur certains territoires. Mais qu’est-ce que la Guerre de Croatie?
D’aussi loin qu’ils se souviennent, les Croates et les Serbes ont cohabité dans plusieurs régions croates, tout en s’affrontant depuis des siècles. Se détestent-ils vraiment? Probablement pas. Depuis plus de 6 siècles, des Serbes sont présents sur le territoire de ce qui est devenu la Croatie indépendante. Savent-ils expliquer pourquoi une telle haine? Quelle importance!? C’est ainsi. Le pardon et la pacification paraissent impossibles. Ce conflit – et ses conséquences pénibles encore aujourd’hui – identifient dans une certaine mesure les dangers de l’altérité dans les Balkans.
Des hommes et des guerres en Croatie / une impossible cohabitation?
Préambule
Un article sur la guerre de Croatie pour rien? Il ne devrait pas être lu, mais il m’aura au moins rappelé ce que mes voyages ont pu m’apporter et que j’ai oublié depuis un long moment en devenant blogueuse. J’avais commencé mon dernier article en 2015, quand j’ai entamé ma crise identitaire par rapport à ce que je voulais proposer comme contenus sur IDEOZ. J’y avais renoncé et l’avais oublié, avant de le retrouver dans mes brouillons. Finalement il ne ressemble en rien à ce que j’avais imaginé à l’époque, quand je pensais évoquer plutôt Vukovar dont on célébrait le 18 novembre 2017 les 26 ans de la fin du siège et Sarajevo, qui était l’autre ville (avec Srebrenica) symbolique des tragédies des guerres d’ex-Yougoslavie. Il ne me satisfait pas, mais il n’y a pas de bonne manière d’évoquer la guerre, d’autant que c’est le genre de sujet qui n’intéresse pas vraiment les lecteurs aujourd’hui. Il n’a pas d’utilité pratique et ne projette sûrement pas dans des paysages de rêve de Croatie comme ceux que les touristes recherchent en toute logique.
Certains environnements n’ont presque pas changé malgré deux décennies écoulées. Des guerres aux crises (économique, sociale, politique), il n ‘y a qu’une forme de continuité où seul le mode d’expression varie. Le vote qu’offre la démocratie ne paraît plus une solution crédible aux problèmes, d’autant que les partis et les puissants des milieux influents, poursuivent leurs bonnes habitudes de corruption à tous les étages. Mais au moins la parole se substitue aux armes, fût-ce pour constater avec fatalisme que rien ne change vraiment y compris depuis l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne en 2013. Encore faut-il espérer que ce ne soit pas pour bourrer le cerveau des plus jeunes sur la nécessité de haïr l’Autre (le Serbe surtout), banni pour avoir le tort d’appartenir à l’un des autres peuples ou minorités ethniques de l’ex-Yougoslavie. L’ancien voisin, ami, membre de la famille en raison d’un mariage mixte … Peu y échappent. Hélas.
Cependant, aujourd’hui, tout n’est pas si noir. Des croates parlent à nouveau à des serbes ou vice-versa bien que dans les écoles en Croatie, ils aient été éduqués et élevés séparément. Ils peuvent devenir amis, sortent dans les mêmes lieux publics, se fréquentent, s’aiment à nouveau et osent même se marier dans leurs pays respectifs comme dans ceux où ils ont pu émigrer. Certains, pas forcément les plus jeunes mais la génération trentenaire née juste avant la guerre, s’efforcent de rappeler qu’autrefois, ils vivaient ensemble sans se poser la question de leurs différences ou de tous les motifs censé les séparer.
Ma curiosité m’a menée sur des chemins en Croatie puis pour les autres pays d’ex Yougoslavie et de la péninsule balkanique que je n’aurais jamais imaginés parcourir. Certaines routes furent pénibles, douloureuses ou intensément émouvantes. Je ne les ai pas explorées par voyeurisme comme le penseront probablement certains, mais pour essayer de me forger une opinion sur des événements que j’avais suivis par le biais des seuls reportages à la télévision ou dans la presse et qui me semblaient bien plus complexes et peu compréhensibles. Des ces séjours, je garde à l’esprit quelques images de paysages ou de scènes et des rencontres avec des personnes qui ont définitivement ancré les pays d’ex-Yougoslavie dans mon itinéraire de voyageuse curieuse. J’ai conservé l’intime conviction que les obsessions nationalistes ne préparaient que les guerres de demain, en s’alimentant avec la misère, le désespoir et les désillusions. Cohabiter, être ensemble ou rassemblé était-il vraiment impossible? Il demeure bien plus de questions et de doutes que des réponses à mes interrogations et c’est peut-être là le meilleur enseignement.
Par facilité de langage, j’emploierai parfois le terme Balkans, mais il sera probablement impropre selon certains. L’intégration de la Croatie aux « Balkans » est contestée et elle reste contestable, selon la considération géographique, géologique, diplomatique ou historique. Les Balkans sont devenus une appellation fourre-tout et donc générique qui a dépassé les limites du massif géologique de Balkan en Bulgarie et ne veut pas dire grand chose en réalité. C’est plutôt une représentation imaginaire, souvent fantasmée. Il y n’a aucune de ces considérations qui justifierait l’appartenance de la Croatie aux Balkans, même si une zone des massifs dinariques (notamment ceux de la Via Dinarica) fait partie de la péninsule balkanique, telle que certains géographes la délimitent.
Cet article n’étant pas une thèse, ni un article de revue universitaire, et n’ayant aucune prétention à expliquer ou analyser l’histoire de la guerre de Croatie, je me permettrais donc de parler des Balkans pour synthétiser cette mosaïque composite à la fois historique, culturelle, sociétale, religieuse et linguistique. Dans les médias, ou divers domaines comme le tourisme et le voyage ou le sport, on intègre traditionnellement : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie Herzégovine, le Montenegro, l’Albanie, la Grèce, la Macédoine du Nord, le Kosovo et la Serbie. Mais la Slovénie et au moins une partie de la Croatie sont intégrées de façon erronée.
Apprendre à oublier ses évidences en voyage
Faire partie d’une génération n’ayant connu la guerre que dans les livres ou sur les écrans de télévision et de cinéma, ne permet pas toujours de bien appréhender les « vraies » guerres. La première fois que je suis allée en ex Yougoslavie en 1996, je n’en savais pas grand chose si ce n’est ce qu’en disait mon idole de l’époque, le joueur de tennis Goran Ivanisevic. Jamais je n’aurais imaginé que ce qu’il avait su me transmettre en parlant de « sa Croatie » et des croates, deviendrait une réalité toujours présente dans ma vie plus de 20 ans après. Goran s’est converti en vague souvenir d’amour d’adolescente immature et rêveuse qui a trépigné devant ses performances sur le court pendant des années. La Croatie, elle, est devenue dans mon imaginaire de voyageuse un repère réel et presque une constance. Une expérience des possibles, un espace où j’aimais revenir au fil des années, une terre où je créais des liens et faisais des connaissances, et accessoirement la destination la plus recherchée sur mon blog depuis 5 ans et le moteur de la professionnalisation de ce dernier.
Je n’avais pas préparé ni attendu les rencontres que j’ai faites. In situ, les préjugés et perceptions sont vite rebattus. Est-ce que je me cherchais, cherchais les autres ou me recherchais à travers les autres en voyageant dans ces Balkans? Je n’avais pas débuté ma vie de voyageuse itinérante avec ces expériences, mais quelque chose s’est modifié en moi à partir de mon premier séjour en Croatie. Puis à chaque suivant en Bosnie Herzégovine, en Serbie, au Kosovo, en Macédoine, au Montenegro…. Je n’avais pas imaginé qu’en écrivant cet article, longtemps après mes premiers voyages, je recevrai des menaces de morts et subirai du harcelèment de la part de quelques personnes qui n’admettaient pas ce que j’ai écrit.
J’ai commencé à voyager pour m’orienter, tout en prenant le temps de me perdre et me désorienter. Mes idées sont rarement plus sûres, j’apprends toujours et je remets en question constamment ce que je crois savoir. Mes balades ont été composites, elle se sont façonnées avec des ouvertures, des surprises, des rebonds, des ratés et des ratures, des chemins de hasard. Des lieux communs et des déceptions aussi. Il suffit souvent de regarder un paysage pour découvrir un morceau d’histoire ou l’état d’un monde. Quel que soit le paysage, fut-il anxiogène, l’observation s’avère assez calme. Elle frappe sur le moment et ne devient souvent qu’une image plus ou moins claire et complète. Pis encore, le paysage peut se confondre avec d’autres observations, tirées de lectures, de films, d’émissions et mélangées dans le lot d’autres souvenirs de voyages actifs ou passifs…
Les rencontres de transit, c’est autre chose. Elles ont beau être fugaces, elles ne disparaissent jamais de la mémoire. Malgré la notion de passage, la rencontre est plus exigeante. Elle prend du temps. Parfois, elle immisce le doute dans les esprits et peut fracturer quelques évidences. Elle nous oblige à être avec les gens et pas juste face ou à côté d’eux. Parler ou plutôt communiquer quand les mots d’une langue commune ou étrangère ne sont les meilleurs outils, n’est pas la seule manière d’appréhender une histoire ordinaire. On ne reverra sûrement jamais ces personnes, mais elles persistent et façonnent une sorte de continuité du voyage. Parfois, pour un rien, elles resurgissent comme une réminiscence et on les revoit comme si on les avait toujours face à nous et si le temps n’était pas passé. C’est aussi déconcertant que bouleversant.
En foulant les terres croates et en osant dépasser les frontières, sans me poser de questions sur les potentiels dangers, j’ignorais tout ce que les Balkans allaient m’enseigner. Ecouter, se perdre, s’imprégner était un mode de pensée évident que je n’ai jamais remis en question au fil des expériences. J’ai échappé à l’idéalisation, je n’ai pas cultivé de regrets, j’ai juste vécu des rencontres toujours instructives, observé non sans questionnements des paysages des villes et des villages portant les stigmates des conflits et des haines. Je n’avais pas à préjuger, ni à juger. Pas de lieu sans lien. Des lieux communs qui obligent en revanche à se demander ce que j’aurais fait en lieu et place de ceux que je croisais.
Pourtant, les guerres étaient fraîches et intensément présentes partout, visibles sur les visages graves des gens, sur les pierres et les entrailles des murs dans les villes comme les villages de Dalmatie dès qu’on quittait le littoral, en Croatie centrale, en Lika et en Slavonie… Les coeurs saignaient encore partout. Les exodes, les morts, les renoncements minaient les esprits. Les silences frappaient les consciences et en disaient bien plus que les paroles qui étaient aussi rares que pudiques sur ces années de guerre. Certains se confiaient à notre grande surprise. Tant de personnes avaient perdu un ou plusieurs êtres chers, des pères et des mères, des fils et des filles, des petits-enfants. Je trouvais la Croatie et la Slovénie étonnamment sûres et volontaires dans leur reconstruction. La Bosnie-Herzégovine ravagée n’avait pas commencé à essayer de panser ses plaies. J’ai parfois l’impression qu’aujourd’hui, surtout depuis le passage de la crise de 2008, même si la crise n’a jamais vraiment cessé depuis les diverses indépendances, les habitants de chaque pays sont plus rancuniers et belliqueux que pacifiques. Dans chaque population, certains préfèrent encore inculquer la haine du voisin, ou au mieux la méfiance.
En Slovénie, en dépit de quelques éclats pendant une dizaine de jours, la guerre était passée inaperçue, car la Serbie ne s’était guère opposée à donner son indépendance à cette région dont elle ne se sentait pas si proche, ni spécialement intéressée par ce qu’elle produisait. En Croatie, l’histoire est tout autre. La guerre d’indépendance a déchiré le pays entre 1991 et 1995. Les voisins bosniaques et serbes devenaient soudainement des ennemis à éliminer. Qui avait tort, qui avait raison? Celui qui souhaitait préserver l’unité et la persistance de ce qu’il connaissait était-il moins légitime que celui qui aspirait à une liberté dans des frontières d’un Etat indépendant qu’il ne partagerait qu’avec ses semblables? Nul ne peut juger. La férocité de la violence interethnique a été hélas très partagée.
Depuis les attentats du 13 novembre 2015, les médias expliquent que les français auraient renoué avec la fierté du drapeau pour affirmer leur résistance face aux terroristes. Le sens du drapeau en Croatie est quasi obsessionnel et ce bien avant la fin de la guerre. Les drapeaux affichés sur toutes les façades des maisons en cours de reconstruction à côté de celles qui avaient été détruites, rappelaient, si besoin, un fort sentiment de nationalisme chevillé au corps de beaucoup de croates si fiers d’avoir combattu pour leur indépendance, voire plus encore d’avoir pu verser du sang de leurs familles pour acquérir cette liberté. Beaucoup de jeunes portent des tshirts et des pulls illustrant le drapeau (surtout les damiers très représentatifs). Et nul besoin d’aller sur un stade de foot pour croiser des personnes qui se drapent fièrement dans leur étendard.
A l’époque de la guerre, la presse avait relayé la tragédie des frappes qui avaient détruit environ 5% de Dubrovnik. Si affligeantes soient ces frappes visant « le joyau de l’Adriatique », inscrit au patrimoine de l’Unesco et le port de Gruz, ce n’était pas grand chose face à tout ce que nous avons vu au cours de nos voyages. Pourtant, les attaques subies par Dubrovnik ont déclenché une faible prise de conscience dans une Union européenne restée jusqu’alors plutôt indifférente ou silencieuse et ce sont elles qui ont poussé l’Allemagne (et d’autres ensuite) à reconnaître l’indépendance, alors qu’elle tergiversait. Il fallait défendre les pierres en danger face à la folie meurtrière uniquement attribuée aux Serbes. En revoyant récemment le film Harrison’s Flowers, l’un des rares films traitant de la guerre de Croatie à ses débuts jusqu’au siège de Vukovar, je réalise combien ce prisme a été fréquent et insatisfaisant.
De la Yougoslavie à sa désintégration : bref rappels historiques
Les guerres d’indépendance d’ex-Yougoslavie, à ne pas confondre avec la Guerre des Balkans, sont les plus récents conflits civils au coeur de l’Europe, mais rien ne laisse augurer qu’ils soient les derniers. Pendant des années, la guerre de Croatie puis la guerre en Bosnie-Herzégovine, se sont produites dans une indifférence générale et surtout de la part de l’Union européenne dont l’un des fondements était pourtant de protéger le vieux continent d’une nouvelle Grande Guerre. Certains pensaient qu’il s’agissait seulement de guérillas régionales et elles auraient pu s’y limiter avec moins de lâchetés et de silences. L’explosion de la Yougoslavie, depuis la séparation de la petite Slovénie jusqu’à l’indépendance unilatérale du Kosovo et celle pacifique du Montenegro, en 2006, a été un révélateur de toutes les rancoeurs et haines qui germaient depuis des siècles dans les Balkans, à la faveur des dominations et conquêtes des empires ottoman et d’Autriche-Hongrie.
Les historiens spécialistes de l’ex Yougoslavie ou de la Croatie et de la Serbie eux-mêmes n’ont pas la même position sur la détermination de la nature de la guerre. Une guerre d’indépendance est-elle une guerre civile? Qu’est-ce qu’une guerre civile? Beaucoup de Croates affirmeront qu’on ne peut pas parler de guerre civile, puisque la Serbie était un oppresseur et qu’il s’agit finalement d’une guerre de « libération ». Mais alors, pour les Croates de Croatie qui sont les membres de la communauté (admission au sens ethnologique) des Serbes de Croatie présents sur le territoire depuis des siècles? Le débat est toujours ouvert. Pour mieux s’intéresser à cette question cruciale, rien ne vaut de s’intéresser aux thèses ou aux articles richement documentés rassemblés sur la base Academia.edu, où l’on trouve des précieuses ressources intellectuelles en accès gratuit pour s’informer. On peut comprendre ce que sont les divers points de vue forcément diamétralement opposés selon qu’on se place du côté croate ou serbe.
Le royaume de Yougoslavie, une monarchie constitutionnelle, un état multinational
L’artificielle « première Yougoslavie », créée en 1918, à l’issue des guerres balkaniques, est le fruit de la lente décomposition puis de la chute simultanée de l’Empire austro-hongrois et ottoman. Les découpages territoriaux, souvent hasardeux, portaient les semences des futures oppressions et sentiments d’occupation. A l’origine, chaque royaume serbe, croate et slovène avait été conservé, avant que ne soit choisi le terme de Royaume de Yougoslavie pour les rassembler.
Le royaume unifié fut entre 1918 et 1928 une monarchie constitutionnelle, dirigée tout d’abord par un roi libéral et favorable à l’épanouissement des cultures, Pierre Ier de Serbie issu de la dynastie Karađorđević. Son successeur, son fils Alexandre Ier, fut confronté à des choix décisifs, dont la dissolution du Parti communiste, jugé trop dangereux, et le changement de statut de l’Etat, après l’assassinat du président et fondateur du Parti paysan croate, Stjepan Radić en 1928. Alexandre Ier fut à son tour assassiné lors d’unattentat à Marseille le 9 octobre 1934, mené par un oustachi (*) Petrus Kelemen (aussi nommé Vlado Tchernozemski). Cet événement incarnait déjà toute la fragilité et l’instabilité de ce royaume multinational, où chaque peuple entretenait quasiment sa propre vision de l’histoire et projetait ses aspirations. Le règne fut enfin assuré par Pierre II, dernier roi des Karađorđević, entre 1934 et 1945.
En réalité, le royaume de Yougoslavie ne survécut pas à l’invasion par les troupes de l’Axe à partir du 6 avril 1941, malgré la forte résistance de groupes de maquisards royalistes, à l’instar des Tchetniks de Draža Mihailović et celle des Partisans Communistes parmi lesquels se retrouvait un certain Tito, si déterminant pour la suite de l’aventure yougoslave. Pierre II de Serbie, poussé à l’exil, ne put empêcher la prise de pouvoir par les communistes avec l’aide de l’Armée Rouge et l’abolition de la monarchie. La complexité du front de Yougoslavie pendant la Seconde Guerre Mondiale illustre les enjeux et oppositions.
La Yougoslavie communiste sous l’égide de Tito
Charismatique, fort de son rôle de combattant et de chef de guérilla à la tête des Partisans (communistes), soutenus et armés par les Alliés dès 1943, Tito s’imposa presque sans effort, comme la figure indiscutable pour donner naissance à la Deuxième Yougoslavie. Après une brève période de gouvernement de coalition unissant communistes, anti fascistes et autres tendances, qui dura entre l’expulsion des Nazis et le dépôt de Pierre II, Tito s’avéra le meilleur meneur politique et militaire. En fin stratège peu soucieux de la morale et de la mémoire des actes et vérités historiques, il se montra intraitable face à ses adversaires, anciens résistants qu’il fit traquer et éliminer pour la plupart lors de jugements iniques, au prétexte d’avoir été des Collaborateurs avec l’Ennemi Nazi.
Le jour même de l’abdication de Pierre II, le Tito proclama la République fédérative populaire de Yougoslavie, et mit en place un régime communiste et une constitution inspirée de celle de l’URSS de 1936. L’entente avec Staline ne dura que quelques années. Conscient des possibilités de développement économique et des spécificités de la Yougoslavie, soucieux de privilégier l’unité, Tito prit des décisions (en matière d’armée, de police, de politique dans le Parti communiste Yougoslavie et les voies de l’économie) qui déplurent fortement à Staline, de plus en plus irrité par ce rival trop encombrant et capable de contaminer les esprits des autres Slaves du Sud. Ces initiatives pour la Yougoslavie entraînèrent sa condamnation et son exclusion du Kominform, le mouvement communiste international, ce qui aboutit ensuite à l’émergence d’un mouvement des non-alignés refusant aussi bien le soviétisme du bloc de l’Est que la tutelle américaine.
Cette « deuxième Yougoslavie » indocile n’échappa pas aux difficultés de cohésion de la première, même si le régime Titiste et le choix du non-alignement sur le stalinisme semblèrent faire illusion sur une possible unité dans cette complexe mosaïque et réussirent presque à faire oublier la violente répression des non-communistes et de toutes tentatives de dissidents. Tenue d’une main de fer par le maréchal Josip Broz Tito (originaire de Kumrovec en Croatie), la Yougoslavie semblait respecter un certain équilibre géopolitique si improbable dans cette zone et donnait l’impression que les peuples, cultures, langues et religions cohabitaient pacifiquement depuis l’invention de cet état aux airs de patchwork.
Le titisme par la voix de son chef Tito résumait parfaitement son objectif idéal en une phrase :
« La Yougoslavie a six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti ». Toutes les différences étaient donc (relativement) respectées et tolérées à l’exception des différences (et partis) politiques.
Un Etat communiste sur un modèle fédéraliste fut instauré et se proclama comme Etat fédéral dès 1963, sous le nom de République fédérative socialiste de Yougoslavie. Chacune des 6 « républiques » avait sa capitale (Bosnie-Herzégovine – Sarajevo, Croatie – Zagreb, Montenegro – Titograd, Macédoine – Skopje, Slovénie – Ljubljana, Serbie – Belgrade) et jouissait d’une autonomie plus ou moins grande pour gérer ses affaires internes, en dépit des limites évidentes de la centralisation du pouvoir communiste à Belgrade, la capitale de la Serbie. Une chimère que les Jeux Olympiques de Sarajevo en 1984 avaient vantée selon la volonté de Josip Broz Tito, mort quatre ans auparavant.
Le début de la fin de la Yougoslavie : un lent et sanglant processus de démembrement
Ce coup de projecteur médiatique avait presque convaincu le monde des vertus de ce système communiste alternatif respectueux en apparence du multiculturalisme, avant que la séparation de la Slovénie et la guerre de Croatie amorcent la dislocation. La guerre de Bosnie Herzégovine puis la guerre du Kosovo plus proche de la guerre éclair, balayèrent les ultimes fondations de la fédération, en quelques années, entre 1991 et 1999, non sans leur lot de crimes et dans certains cas de « génocides ».
Quelles sont les raisons de la guerre de Croatie en résumé?
La Croatie souhaitant devenir UNE république indépendante de la fédération de Yougoslavie déclara son indépendance à l’issue d’un processus de Secession, possible en raison des premières élections multipartites qui aboutirent à la faillite des communistes et au succès des nationalistes. Face à la complexité de la situation, la communauté internationale et les gouvernements étrangers isolément, en particulier en Europe, prirent beaucoup de temps pour reconnaître les indépendances de la Slovénie et de la Croatie.
Quand la guerre de Croatie a-t-elle eu lieu? La réponse n’est pas claire et l’accord sur l’événement initial ou déclencheur n’est pas évident pour les experts. Elle se déroula entre le 17 août 1990 et le 12 novembre 1995. Elle opposa les Croates aux Serbes de Croatie et de Serbie, dans un contexte de guerre civile renforcé par plusieurs fronts militaires sur les frontières avec la Serbie et la Bosnie-Herzégovine.
Depuis 1945, l’Europe avait poursuivi le mythe « Plus jamais ça » et avait édifié la communauté européenne par étape, en élargissant de plus en plus le centre, pour ne plus voir se reproduire entre les anciens ennemis historiques le risque d’une guerre ou de dictatures. Pourquoi ces pays aux marges de cette Europe, si longtemps convoités et assaillis, ne faisaient-ils pas partie de l’équation et n’intéressaient-ils personne? Je ne le comprendrais pas davantage en voyageant.
La troisième Yougoslavie, réduite à peau de chagrin autour de la Serbie (Voïvodine et Kosovo compris) et du Montenegro, ne subsista pas plus de quelques années après le processus de désagrégation. Ce nom-même, associé au sentiment de délitement et à autant de défaites, ne fut utilisé que jusqu’à 2003. L’éphémère Communauté d’États Serbie-et-Monténégro ne dura pas plus de 3 ans et assura une transition dans une relative coopération, puisque le Montenegro, avec ses 670 000 habitants, a décidé de son avenir en 2006, à la faveur d’un référendum, en suivant les recommandations de l’Union européenne et avec l’accord de la Serbie.
Cette vidéo consacrée à l’effondrement de la Yougoslavie rappelle les étapes essentielles, les diverses propagandes utilisées par chaque camp nationaliste pour justifier La guerre. Comprendre les origines de l’inévitable éclatement de la Yougoslavie exige de remonter au temps des Empires et aux frontières qui ont été utilisées comme arguments pour établir son pouvoir dans les républiques d’ex Yougoslavie quand le communisme était tellement en perte de vitesse qu’il ne répondait plus idéologiquement aux enjeux. Les dirigeants politiques et chefs militaires ont misé sur la purification des populations pour redéfinir les frontières comme ils les considéraient légitimes selon leurs intérêts.
Pour les amateurs d’histoire qui veulent comprendre la Yougoslavie entre 1918 et sa disparition:
- Brève chronologique des guerres en Ex Yougoslavie (sur 20 Minutes)
- Synthèse des guerres d’ex-Yougoslavie sur Heredote
- Histoire de la Croatie depuis l’Antiquité : dates-clés
- Guerre de Croatie sur Wikipedia
Sur les racines du drame yougoslave, je suggère le livre : Vie et mort de la Yougoslavie (Fayard) de l’universitaire Paul Garde, qui propose de solides bases rendant un peu accessible la complexité des Balkans. Sa description détaillée des spécificités des peuples et pays permet une compréhension globale des événements. De même, bien qu’il date de 1992 le livre Histoire de la Croatie et des nations slaves du Sud : 395-1992 de Grégory Péroche chez Broché retrace un historique fouillé des pays jusqu’à l’explosion de la Yougoslavie.
Appréhender la guerre en Croatie : mettre les pieds en terrains minés
Périodiquement, des visiteurs sur mon blog me demandent où aller en Croatie pour observer les vestiges de la guerre d’indépendance? A ce jour, on trouve encore de nombreuses traces des guerres d’ex-Yougoslavie dans les régions bordant la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, par exemple dans la région de Sinj près de Split en Dalmatie centrale, dans celle de Zadar et Knin, en Lika Senj sur la ligne Karlobag-Ogulin-Karlovac-Virovitica-Gospic-Plitvice, dans la région de Sisak vers le parc naturel de Lonjsko Polje et bien sûr en Slavonie Baranja. Ce sont les zones les plus minées en Croatie.
L’autre question régulière, provenant surtout de la part des randonneurs ou des parents avec enfants un peu trop inquiets, est de savoir s’il y a un danger à randonner en Croatie à cause des mines. Globalement, non, du moment qu’on se promène sur les sentiers balisés à l’intérieur des parcs naturels et nationaux ou en compagnie d’un autochtone, connaissant bien le terrain. Néanmoins, des risques persistent dans le parc de Velebit nord, de Paklenica ou de Lonjsko Polje et encore plus dans les massifs montagneux de l’intérieur des terres en Dalmatie et en Lika. D’où la nécessité de ne pas randonner en dehors des sentiers répertoriés et autorisés.
Même pour indiquer les mines, les Serbes et les Croates n’utilisent pas les mêmes panneaux. Les dizaines ou centaines de milliers de mines antipersonnel dans les autres pays d’ex-Yougoslavie sont un témoignage invisible de ces frontières fantômes entre pays ou à l’intérieur d’un même pays. Partout, ces engins de mort, enfouis peut-être pour l’éternité mais toujours menaçants et capables de frapper des innocents dans des zones où ils ne sont pas signalés, sont des armes de dissuasion pour éviter tout retour de la ou des membresde ceux qui formaient autrefois une communauté apparente et en on été exclus. Sans compter qu’ils peuvent éprouver à son égard de l’aversion transformée en haine. Autant de prétextes pour que la cohabitation, a fortiori pacifique entre ces populations qui se mariaient ensemble depuis des siècles, reste illusoire… Les cimetières n’ont pas échappé au minage a fortiori dans des zones isolées. Plusieurs personnes nous ont répété de ne surtout pas aller dans les cimetières dans les campagnes ou les no man’s lands apparents dans les montagnes.
A vrai dire, notre inculture nous avait laissé penser que la guerre de Croatie s’était déroulée plus ou moins sur tout le territoire. Aussi, avions-nous été surpris de découvrir la côte dalmate en apparence intacte et presque oublieuse des événements, une douce et paisible Istrie, une Zagreb entreprenante, où la guerre était à peine identifiée dans une rue, avec des noms de victimes sur des plaquettes sur un pan de mur. Lors des commémorations annuelles, ces noms seraient accompagnés de bougies, de bouquets de fleurs ou de gerbes. Mais lors de notre premier passage, ils auraient pu passer inaperçus, si nous n’avions pas emprunté la rue lors de nos déambulations.
Certes, en rejoignant Plitvice par Karlovac, la guerre réapparaissait, mais elle n’était pas si prégnante sur la route de montagne empruntée. C’étaient plutôt des traces par ci par là et les drapeaux flottant sur chaque maison dominaient sur le reste des indices. Split, Zadar ainsi que tout le littoral si bien préservés, profitant d’une certaine indolence favorisée par le climat méditerranéen. La guerre de Croatie à Dubrovnik est à peine plus sensible. Heureusement, seule une petite partie de la ville fortifiée affichait encore les outrages des attaques serbes assez ciblées sur le port de Gruz. Même dans le delta de la Neretva, où l’on annonçait Mostar à 50 km, le paysage baigné par la rivière qui épousait la mer, était paisible et fertile avec ses vergers.
En revanche, dans cet arrière-pays dalmate du nord, comme dans les régions centrales et orientales, on réalisait ce que sont des champs de ruines et des images d’apocalypse. La plupart des maisons avaient difficilement résisté aux tirs de mortier et plus de la moitié avaient été broyées, éventrées. Ces paysages étaient devenus trop vite familiers. On s’habitue vite à la guerre. On imaginait mal ce qui nous attendait dans la ville symbole de Vukovar. A la réflexion, c’était surtout le siège de Vukovar qui avait bénéficié d’un petit traitement médiatique en Europe occidentale et aux USA. La France porta son attention surtout sur une histoire dans l’histoire pour retrouver le corps du « Français de Vukovar », Jean-Michel, originaire de Besançon, combattant pendant trois mois aux côtés des soldats croates et mort pour la cause, dont on retrace l’itinéraire dans Qui a tué le Français de Vukovar » dans Envoyé Spécial. Je ne l’évoquerai pas dans cet article, puisque ce sera l’objet d’un article spécifique et surtout, cet article s’inspire surtout des des destinations découvertes lors de mes deux premiers séjours en particulier et des rencontres faites à cette occasion.
La Slavonie n’était pas encore vraiment accessible aux touristes étrangers lors de mon premier séjour et ce n’est que deux ans plus tard que j’ai eu la chance d’y croiser des personnes devenues des amies et avec lesquelles j’ai eu de longs échanges très enrichissants sur les ravages physiques, mentaux, psychologiques, économiques et sociaux. Ils m’ont raconté leurs expériences de cette période, d’autant qu’ils vivaient à quelques kilomètres de la frontière serbe et ont été fortement impactés par la guerre. Mais aujourd’hui ce qu’ils regrettaient le plus, c’est ce sentiment de transmission d’un héritage de la guerre aux jeunes générations qui ne l’ont pas connues mais portent dans leurs esprits ses stigmates, au point d’en être des victimes d’un nouveau genre.
Le long des frontières de la Krajina : lignes de fronts entre Croates et Serbes
La Krajina dont nous ne connaissions rien alors, devint un révélateur d’une guerre qui restait largement incompréhensible, même si le spectacle des destructions suffisait à inspirer de la douleur et de la compassion par procuration. Elle est comme un symbole, même si elle était l’adjonction d’espaces singuliers situés sur des marges construites par les anciennes frontières entre l’Empire des Habsbourg, l’Empire ottoman et la République de Saint-Marc (Venise).
Le territoire de la Krajina est encore flou et elle ne constitue pas un région spécifique. Elle n’est pas reconnue par les instances internationales, mais encouragée par les Serbes de Serbie et les communautés serbes de Croatie. La Krajina serbe amputa jusqu’à un tiers du territoire croate actuel entre mars 1991 et août 1995, comme le montre la carte de Croatie ci-contre. Elle s’est proclamée momentanément comme une république autonome de la Croatie.
C’est dans ces zones que les nettoyages ethniques serbes puis croates furent les plus violents; avec leur cortège d’actes ignominieux, viols, tortures, tueries, qui accompagnent les guerres civiles. Pourtant il n’y avait pas de différences « ethniques » entre ces slaves, qui parlaient quasiment la même langue et ne se distinguaient que par leur religion. L’été 1995 marqua un tournant, quand l’armée croate repoussa les troupes de l’armée yougoslave et obligea presque tous les Serbes à l’exil à leur tour, alors que 5 ans avant, les croates étaient chassés de leurs maisons. Certaines maisons et même des cimetières ont été minés pour que les Croates ne soient pas tentés de revenir. Elles le seront doublement pour dissuader les Serbes, tandis que le déminage été amorcé pour permettre aux réfugiés en Croatie de s’installer.
Poussé par Belgrade, le nationaliste serbe Milan Babic avait déjà franchi un pas décisif le 28 février 1991, quand il avait déclaré l’indépendance par rapport à la Croatie de la République serbe de Krajina, dont la capitale était Knin. Goran Hadzic, paramilitaire fait prisonnier par les croates lors de l’attaque de Plitvice, devait en être le futur président. En Mai c’était près de Vukovar qu’un incident similaire aboutissait à la mort d’une douzaine de policiers retrouvés atrocement mutilés à Borovo Selo. En parallèle, les discours ultranationalistes portés par le leader tchetnik, Vojislav Seselj, un parlementaire serbe, Milan Paroski, ainsi que le ministre des Serbes de l’étranger, Stanko Cvita, appelaient dans des localités croates près de la frontière à la défense d’une « Grande Serbie ».
A lire absolument : Le nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie : le cas de la Krajina de Knin, article publié dans la Revue géographique de l’Est
Notre ignorance de touriste n’est guère levée par notre curiosité que certains considéreraient comme du voyeurisme à l’époque où les cendres étaient encore chaudes, les souffrances suffisamment vives pour que les populations préfèrent le silence. Il s’agit bien d’ignorance. Ce n’est que bien plus tard, après avoir traversé ces terres à plusieurs reprises, que j’ai commencé à rassembler des informations, recomposer les événements, essayé auprès de chaque connaissance de me forger une opinion, dans le respect de chaque sensibilité et en m’interdisant de juger le vécu ou le ressenti, voire les rancœurs toujours présentes plus de 20 ans après les affrontements.
Septembre 1996. Depuis que nous nous étions enfoncés dans les terres de Dalmatie du nord, en quittant la charmante Zadar pour emprunter la route vers Knin et rejoindre Plitvice en faisant une incursion dans la région de Bihac, nous n’avions rencontré qu’une poignée de véhicules, sur notre chemin. Malgré la présence des camions militaires ou des tanks qui assuraient la sécurité et nous saluaient souvent, cet environnement et l’ambiance inhérente ne manquaient pas de susciter un certain sentiment d’angoisse. L’atmosphère était pesante et aussi éprouvante que les paysages et villages dévastés, qui se succédaient.
A chacun sa guerre, l’histoire de Dragan, serbe en Croatie
Nous avions décidé de nous orienter vers Knin, ancienne capitale des serbes de Krajina, connue pour sa citadelle, un peu par hasard, suite à une discussion avec un serveur d’un restaurant de Zadar. Sa famille était originaire de là-bas, mais avait préféré fuir au début de l’année 1995 vers la Bosnie-Herzégovine, quand les exodes de la minorité serbe semblaient la seule alternative. Nous n’aurions sûrement pas envisagé Knin sans Dragan. Il nous avait convaincus d’effectuer ce détour, d’autant que nous cherchions à découvrir une Croatie moins « touristique » et évidente que les villes de Zadar, Sibenik, Dubrovnik ou Split.
Si ces cités n’avaient pas encore renoué avec les foules de touristes, elles avaient conservé un cadre se prêtant à des vacances agréables sur les bords de l’Adriatique et très éloignées des images de guerres qui avaient tourné à la télévision pendant des années. Rien n’aurait pu laisser croire qu’il y avait eu une guerre dans le pays un an auparavant et c’était assez déconcertant, non pas que nous souhaitions absolument nous colleter aux ruines et à la souffrance, mais que cela ouvrait des questionnements sur les frontières et (osons le dire, les réalités) de cette guerre de Croatie.
Dragan, trentenaire au sourire irresistible avec ses yeux bleus verts avenants. Sa belle stature athlétique, sa prestance et son costume (comme chez la plupart des serveurs de restaurants), lui conféraient un charme qui ne pouvait me laisser insensible. Ses yeux pétillaient d’intelligence. Je ne parlais pas encore croate pour échanger dans sa langue mais son polyglottisme facilitait la tâche. Entre l’anglais et l’allemand, je parvenais à me faire comprendre et à servir de traductrice à mes parents et à ma grand-mère, elle aussi venue pour découvrir « le pays de Goran » qu’elle avait fini par aimer presque autant que moi. Prévenant lors du service, il avait pris le temps de nous conseiller des spécialités culinaires dalmates à ne pas manquer selon lui et ses recommandations s’étaient avérées excellentes. Nous avions voulu le remercier, en lui donnant un pourboire d’environ 40 kunas (6€). Nous n’imaginions pas que cette somme représentait autant en réalité que la moitié sa journée de travail, surtout à une époque où les serveurs n’étaient pas toujours payés!
De père serbe et de mère croate, il avait décidé de rester travailler en Croatie, ce qui restait possible, dans la mesure où il avait un parent croate. L’épuration ne le concernait pas tout à fait, même si la mixité signifiait qu’il ne trouverait probablement pas un bon métier à la hauteur de ses 4 années d’études de médecine, abandonnées au début de la guerre.
Pour Dragan, c’était le choix de la raison et non celui du coeur. Božimir, son père à la fin de l’année 1992 avait été sévèrement blessé (comment? Il ne le précisa pas et nous n’osâmes pas le lui demander). Il avait été amputé d’un bras et d’une jambe dans des conditions de grande précarité à Knin. Il avait échappé de peu à une gangrène et n’avait pu compter sur des anesthésiants efficaces pour subir son opération, ce qui avait été une horreur. Le traumatisme physique se doublait donc d’un ébranlement psychologique, pour lequel il ne recevrait aucune aide ni écoute, puisque les victimes de guerre ont rarement le loisir de s’appesantir sur leurs tragédies. Encore moins un homme!
Božimir, à 62 ans, ne touchait pas de pension d’invalidité et pas encore de retraite et même quand il en obtiendrait une, il savait qu’il ne pourrait pas survivre avec si peu. Ce n’était pas le seul choc qu’il allait vivre durant cette guerre de Croatie, dans la mesure, où il connaîtrait en 1995 les bombardements massifs de 900 obus sur Knin.
Sa femme Ivana, 61 ans, s’occupait de toutes les tâches sanitaires et du quotidien dans leur maison, en partie détruite par un bombardement, à l’entrée de Knin. Conscients du danger, la décision de partir s’était imposée? Par amour, elle l’avait suivi sans se poser de questions au-delà de la « frontière » croate, quittant sa famille, qui avait vu dans cette décision une trahison. Ils ne voulaient plus lui parler. Serait-ce irrémédiable? Dragan le craignait hélas. Tandis que Božimir ne pouvait donc plus subvenir aux besoins de sa famille, Ivana s’efforçait de trouver des petits boulots pour ramener quelque argent et comptait sur son fils dont elle avait toujours été très fière compte tenu de son parcours scolaire sans faille. La guerre avait décidé pour lui de la suite. Par pudeur, ou pour d’autres raisons, il avait survolé le sujet en faisant en sorte qu’on ne soit pas tenté de lui poser de questions indiscrètes sur ses activités pendant la guerre. Avait-il combattu? Avait-il travaillé ?
« Si tu épouses un Serbe, tu auras affaire à moi. »
Dragan nous racontait son histoire avec une confiance que nous trouvions étonnante. Au détour d’une photo, il évoquait son ex-fiancée, Jelena, une beauté filiforme de 25 ans, brune aux yeux verts, qu’il avait rencontrée lors de ses études à Zagreb et qui l’avait plaqué peu de temps après la déclaration de la guerre d’indépendance. Il avait hélas du deviner quel était son tort. Etre le fruit d’une union mixte serbe et croate.
Jelena n’avait pas d’engagements politiques ni de foi très déterminée, ses parents étaient catholiques sans être pratiquants, mais elle ne considérait pas cet amour suffisamment important, pour le défendre aux yeux de ses parents. Elle avait choisi la fuite après avoir reçu une menace de son père qu’elle jugeait assez sérieuse pour ne pas se marier avec Dragan « si tu épouses un serbe, tu auras affaire à moi » lui avait-il dit. Avait suivi une raclée en règle pour lui prouver que les actes suivraient si elle ne faisait pas le seul choix possible. Jelena s’était inclinée et n’avait pas osé s’en expliquer auprès de Dragan. La guerre occupant tous les esprits, les histoires personnelles importaient peu et pourtant, plein de petites histoires comme celle-la allaient entériner la séparation des communautés.
Il transparaissait souvent dans le regard de Dragan cette nostalgie d’une période heureuse où nul ne se demandait qui étaient ses parents et cette tristesse à l’idée que désormais plus rien ne serait jamais semblable. Lui n’était qu’un de ces nombreux yougoslaves nés d’un mariage heureux entre deux personnes de communautés différentes (et souvent avec des grand-parents ou arrière-grand-parents) qui étaient même bosniaques!
Nous avions certes sympathisé lors du repas, mais de là à imaginer que nous nous retrouverions à discuter autour d’un café à la fin du service… Il nous disait à quel point la vie en Croatie restait dure à cause de la précarité économique, y compris dans cette Dalmatie littorale si peu touchée en définitive. Il avait perdu ses amis croates avec lesquels autrefois il jouait pendant des heures au foot ou à d’autres activités. Pour eux aussi, il était devenu uniquement un Serbe. Un ennemi. Il était seul et en souffrait. Il compensait les doutes et le fatalisme par un travail qui ne lui laissait pas trop le temps de penser, ni celui de se rappeler tout ce qu’il avait du sacrifier (peut-être à jamais). Mais le patron de la Pension pour laquelle il travaillait était du genre compréhensif. Il avait besoin de bonnes volontés pour travailler plus de 12h par jour pour un salaire dérisoire, afin de relancer son restaurant, en comptant sur le retour des touristes d’ici quelques temps. Peut-être une histoire de mois, ou d’années. Le tourisme est revenu. Nous aussi, nous sommes revenus deux ans plus tard et n’avons hélas pas retrouvé Dragan. Nous savions juste qu’il avait essayé de reprendre ses études à l’étranger. Qu’est-il donc devenu?
Trois dates pour ne pas oublier le prix de l’indépendance
De l’opération Tempête au 5 août, la fête du souvenir national croate
Beaucoup de touristes confondent la date du 5 août avec la fête nationale. Le 5 août est en réalité la fête du souvenir national croate en hommage à ceux qui ont versé leur sang pour l’indépendance de la Croatie.
La fête nationale croate est le 25 juin : en référence à la proclamation de l’indépendance, donc au jour symbolique de séparation de la Croatie d’avec la Yougoslavie. Ce n’est qu’en 2001 que le 25 juin est devenu la fête nationale, alors que le 8 octobre qui donne lieu aussi à des célébrations nationales correspond à la date anniversaire de la déclaration d’indépendance à la Yougoslavie en 1991.
Le 5 août est l’occasion de célébrer les victimes de la guerre d’indépendance, en référence à cette étape majeure qui a permis aux forces militaires croates, sous la houlette d’Ante Gotovina, de l’emporter face aux Serbes suite à l’opération Tempête « Oluja »…. Une guerre ne se fait pas sans sacrifices. Elle a aussi généré des exactions et l’exode de nombreux civils serbes de la région.
L’opération « Tempête », Operacija Oluja, sur ordre du président Franjo Tudhman, fut une offensive militaire doublée d’une action de « nettoyage ethnique », menée entre le 4 et le 7 août 1995 pour venir à bout des Serbes qui demeuraient sur le territoire. Le général Ante Gotovina, célébré toujours comme l’un des « héros de la Croatie » en fut l’un des artisans, tout comme le général Tihomir Blaškić, devenu après la guerre inspecteur général dans l’Armée indépendante de Croatie et Mladen Markač, ex-chef de la police spéciale croate.
L’opération Tempête est considérée comme l’événement déterminant dans la guerre de Croatie. Elle aurait poussé à l’exil entre 200 et 250 000 serbes du sud de la Krajina, et aurait fait plus de 2000 morts de civils serbes et autant de personnes portées disparues. Les chiffres sont toujours discutés par les historiens et sujet à caution dans les deux pays. Les pertes furent sévères pour les armées : elles seraient de 200 soldats croates et environ 730 soldats et 4000 prisonniers serbes. Mais elles permirent à l’armée Croate de récupérer la majeure partie de la Krajina en Dalmatie du nord, Lika, Kordun et Banovina, principalement en 4 jours.
Les civils serbes de Krajina ont aussi fait l’option de traitements inhumains ou cruels et probablement de viols à l’encontre des femmes. Le lot commun de toutes les guerres où les populations civiles se trouvent prises en otage des intérêts des parties qui les utilisent pour défendre leurs positions. L’Oluja n’en reste pas moins l’élément décisif pour la « libération » de la Croatie, selon une majorité de Croates et militairement, elle marque vraiment un tournant vers la fin de la guerre. Bien sûr, le conflit armé durait déjà depuis quatre ans et les Croates avaient donc été victimes des oppressions, des combats, et de traitements tout aussi horribles que ceux qui furent à l’origine de l’exode pour les Serbes. Les Croates ne pouvaient y voir que justice, alors que trop de familles, surtout dans les zones les plus disputées, avaient parfois tout perdu, des proches, leurs biens, leur maison, leurs aspirations à la paix.
Jugés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Blaškić et Gotovina furent condamnés à 45 ans d’emprisonnement pour « crimes contre l’humanité et de violations des lois ou coutumes de la guerre, perpétrés par les forces croates », avant d’être acquittés en appel en 2011. Markač fut acquitté de la plupart des accusations faute de preuves, dès son premier procès. Les hommages à Ante Gotovina sont nombreux en Dalmatie, où il est considéré comme héros de la Patrie. Néanmoins, l’opération Tempête reste controversée en Croatie même, aujourd’hui encore.
Cérémonies militaires du souvenir croate à Knin tous les 5 août
Des cérémonies commémoratives se tiennent chaque année dans la ville de Knin, symbole de cette victoire, d’autant que la ville peuplée d’une forte minorité de serbes de Croatie était devenue la capitale de la Krajina sécessionniste (face à la Croatie). Tous les ans, un grand défilé militaire à travers les rues de la ville. Les actuelles forces militaires croates cultivent le souvenir de leurs aînés : ceux qui ont pris part aux combats et leurs familles se retrouvent, ainsi que les croates, nostalgiques et fiers d’avoir conquis leur liberté de dure lutte.
Le président de la république croate et des membres du gouvernement procèdent en général à la remise de décorations aux combattants méritants. Les vétérans, les familles de victimes se réunissent dans une atmosphère toujours déconcertante, entre joie intense et gravité. D’aucuns, hors des frontières croates, ne manquent pas de condamner la décoration de personnalités considérées comme criminels de guerre. Comme l’indique Fanny Arnaud, dans son doctorat dédié paysages mémoriels en Croatie après la guerre d’ex-Yougoslavie, « Zagreb, siège du pouvoir politique, est donc le lieu où se cristallisent les luttes autour de la mémoire », tandis que Knin se convertit en « emblème de la victoire croate, un espace de célébration, d’hommage aux héros ».
Cette journée du 5 août est probablement le moment d’une « exacerbation de la croaticité et des dispositifs mémoriels très largement politisés » qui servent aussi une propagande. Mais évidemment, quand on y assiste en touriste et qu’on ne parle pas croate, tous ces enjeux échappent. On assiste simplement à des défilés de corps de l’armée, des fanfares pour les accompagner. Le point d’orgue se déroule dans le bastion de la forteresse de Drnis, dominant la ville. Ici les autorités entretiennent leurs intérêts politiques plus qu’autre chose.
Après le défilé et les diverses représentations de forces des armées, tous les participants s’attablent autour d’un repas populaire en plein air donc à la bonne franquette pour évoquer les souvenirs ou simplement se retrouver.
La Dinara et la rivière Cetina : une frontière géographique emblématique
La zone des anciennes forteresses de la rivière Krka (depuis le parc national Krka) que je recommande pour les touristes à la recherche de visites hors des sentiers battus en Dalmatie, avait été dès le Moyen-âge une ligne de démarcation naturelle pour résister aux envahisseurs. A l’époque des guerres entre Empire Habsbourg, République de Saint Marc (Venise) et Empire ottoman, les convoitises avaient redoublé. Lors de la guerre de Croatie, c’est la Cetinjska Krajina, qui joua ce rôle.
Nous ne l’explorerons vraiment qu’au fil des voyages suivants, mais nous savions qu’elle est définie autour de la rivière Cetina, dont la source se situe dans le village de Dinara dans le massif éponyme. Sa course se terminait à son embouchure avec l’Adriatique dans la petite ville d’Omis à 20 km de Split ; là même où débute aussi l’un des plus beaux canyons de Croatie qui réserve un panorama sur la mer magnifique. Nous avions parcouru sans le savoir une grande partie des terres constituant la Krajina de Cetina.
Tout près du littoral dalmate dans la région de Biokovo:
Sur la route vers Imotski, la Dalmatie intérieure porte toujours les stigmates de la guerre de Croatie :
Nous ne savions pas que c’était l’une des frontières les plus disputées par les belligérants croates et serbes malgré la relative hostilité de certaines zones.
A partir des 10 premiers kilomètres depuis le panneau de sortie de Zadar, les villages presque réduits en ruines ne masquaient pas les terres brûlées. En fermant les yeux, on pouvait même deviner les terres noirâtres encore fumantes. D’ailleurs dans ces vestiges, survivaient leurs habitants. Quelle ne fut pas notre surprise quand sur la route 33 menant vers Knin, lors d’un arrêt, nous avons vu jaillir d’une maison détruite un vieil homme appuyé péniblement sur sa canne et essayant de nous parler dans un croate que je ne comprenais pas encore. Il s’étonnait probablement de nous voir ici, alors que tout était désert. Étions-nous en train d’halluciner? Etait-il vraiment le dernier rescapé dans ce village fantomatique et si oui, comment pouvait-il y subsister ainsi? Les paysages, comme les routes dans un état de délabrement avancé, les voies ferrées à l’abandon ou sabotées trahissaient le désastre. De façon incompréhensible pour nous, l’intérieur de cette Croatie-là au caractère hirsute, avait souffert bien plus que le littoral, où presque rien ne laissait supposer le passage d’une guerre. Pourquoi donc alors qu’il y avait visiblement peu de populations et des aires si arides et peu avenantes?
Aujourd’hui, la Via Dinarica, longue voie de randonnée traversant tous les pays d’ex Yougoslavie et l’Albanie, est devenue un objectif touristique et un défi que relèvent les amoureux de la montagne, désireux de franchir les pics et de parcourir les quelques 240 chaînes qui se succèdent sur les voies bleue, blanches et vertes. Mais à l’époque où la Yougoslavie a explosé, les massifs de la Dinara pourtant presque déserts en dehors de quelques hameaux ou villages, ont été âprement disputés.
Entre la zone environnant Knin et la montagne Dinara, chaque camp implantait ses positions à flanc de montagne, en espérant repousser ou anéantir l’adversaire, alors que les populations se retrouvaient au coeur des échanges de tirs de mortiers légers ou plus lourds. Les sentinelles de chaque troupe veillaient constamment pour préparer la prochaine attaque et assurer leur sécurité. Même quand la guerre se fait silencieuse, elle s’avère d’autant plus redoutable, car elle hante tous les esprits et fabrique les souvenirs des haines de demain.
Dynamitages, grenades, mortiers, snippers, tout était bon pour éliminer l’ennemi, affaiblir ses positions surtout en s’en prenant à ses populations pour les contraindre à quitter les lieux ou ne même plus leur laisser le choix. Ici il n’y a pas les bons et les méchants, il y a des Croates et des Serbes qui se livrent à des combats pour protéger leurs civils au risque terribles erreurs, car les soldats ont dépassé la phase où les affrontements sont uniquement entre militaires. Avaient-ils d’autres choix? Nul ne peut savoir sans l’avoir vécu.
Les écoles et les églises ne sont pas plus respectées que les habitations. Les civils n’avaient d’autre choix que la fuite pour ceux qui le pouvaient ou le voulaient ou l’attente de jour ou de nuit des nouveaux tirs et d’une nouvelle destruction et d’un funeste sort. Leur maison peut-être serait la suivante. Il leur resterait les gravas et les caves où se réfugier, la peur au ventre, sans jamais pouvoir deviner ce qui se passe à la surface et tenus par la terreur d’être débusqués par l’ennemi et abattu comme des chiens . Toute nouvelle maison partiellement ou entièrement dévastée par erreur ou volontairement, permettait de mesurer la capacité de résistance et les positions irréductibles de camps, qui dans leur fureur se ressemblaient beaucoup, même si leurs objectifs étaient en théorie diamétralement opposés.
Dès qu’on quitte Skradin, village balnéaire tranquille de Dalmatie du nord, considérée comme l’une des portes d’entrée du parc national de Krka, on commence à comprendre que la guerre a frôlé souvent le littoral dans les comitats de Zadar, Sibenik et Split. A quelques kilomètres à peine, les décors de guerre surgissent. Des graffiti sur les maisons ou les panneaux indiquant les noms des villages ne laissent aucun doute sur les anciens occupants et les intentions de ceux qui sont restés ou sont venus s’établir.
Malgré des Ustaše (en référence aux Oustachis croates – voir ci-après) encore visibles sur pas mal de murs pour identifier pendant la guerre les maisons des croates qui avaient été minées, on ressent aussi la réalité de l’antiserbisme, toujours très vive aujourd’hui. Il s’exprime partout à travers slogans, mots (comme Tchétniks) et dessins. On en retrouve surtout sur les maisons comme menaces pour les Serbes qui n’ont pas quitté le pays, les bâtiments officiels comme des mairies, les écoles ou la police.
« Ubi Srbina ! » (« Tuez les serbes ! ») est le terrible mot d’ordre qu’on ne comprend pas encore, avant d’interroger un habitant d’un village près de Zadar à ce sujet, car nous nous étonnions de croiser partout ces termes. Ce jeune homme, apparemment sympathique, nous confirme en anglais la traduction et nous explique qu’ici on ne veut plus de « ces chiens de Serbes et de tous ces pourritures de tchetniks ». Nous restons glacés par la violence des mots, alors qu’il nous avait si aimablement indiqué notre route quelques secondes auparavant. Il parle fort, fait des gestes presque enragés et nous dit que la Croatie a versé son sang pour sa liberté et que s’il croisait un Serbe (à quoi le reconnaîtrait-il, me dis-je?) il l’abattrait sur le champ. Son visage et tout son corps se métamorphosent à la seule évocation des Serbes. Nous le remercions poliment, en nous disant que la guerre est encore trop proche et que cela changera peut-être avec le temps. Mais n’est-ce pas naïf de croire que les années suffiraient à estomper les plaies?
Je vous recommande l’éloquent reportage Krajina, Croatia 1993: Mi smo svi živjeli zajedno (Nous avons tous vécu ensemble) qui montre que la guerre n’est pas toujours une opposition entre gentils et méchants. Des enfants serbes font le vœu de la paix alors que la guerre de Croatie fait rage et qu’ils en sont aussi les victimes :
Le poids du passé : des relans de la lutte entre Oustachis et Tchétniks?
Deux conceptions du nationalisme croate et serbe s’opposent et donnent corps à la guerre de Croatie face à la Yougoslavie à dominante serbe. Elles s’identifient en Lika Senj, en Dalmatie du nord, en Croatie centrale et Slavonie. Grossièrement pour les serbes très présents dans la région de Krajina, chaque village qui comptait un serbe était serbe. Milan Paroski, parlementaire serbe exalté par les obsessions nationalistes, alla jusqu’à affirmer qu’il fallait « tuer comme un chien quiconque déclare que cette terre n’est pas serbe« . Les milices de Tchetniks et leurs soutiens dans les populations n’eurent pas besoin qu’on le leur répète pour s’exécuter.
Pour les croates, tout territoire appartenant à la région autonome de Croatie dans ses frontières de l’ancienne fédération yougoslave, devait rester croate. La nationalisme croate ne se résume pas à une lutte du droit de la terre, contre une forme de droit du sang qui ne serait pas sans rappeler l’opposition conceptuelle des nationalismes français (droit du sol) et allemands (droit du sang), ayant généré les guerres entre France et Allemagne entre la 2ème partie du XIXème siècle et la première moitié du XXème. C’est tellement plus compliqué.
A la base, même dans les années 90, les Croates aspiraient plutôt à une autonomie très élargie à l’intérieur de la fédération, tandis que la Serbie, où le pouvoir était concentré à Belgrade, prônait une hyper-centralisation. Le désir de réformes souhaité par la Croatie se heurta à la volonté de préservation d’une situation de délitement politique, économique et social, renforcée depuis la chute du bloc communiste.
Les ambitions indépendantistes en Croatie n’avaient alors été que le fait d’une minorité. Elles avaient momentanément abouti en 1941, après l’invasion et le démembrement de la « première » Yougoslavie. Avec le soutien de l’Allemagne nazie et de l’Italie de Mussolini, le mouvement Oustacha (Ustaša) qui se revendiquait anti yougoslave, antisémite, fasciste et séparatiste, était passé de la clandestinité et de l’ultra-violence à la prise de pouvoir. Fondé en 1929 à Zagreb par Ante Pavelić, ce mouvement d’insurgés s’était déjà distingué par ses exactions.
Le régime des Oustachis fut implanté dans l’Etat indépendant de Croatie et prit la forme d’une dictature. Il s’accompagna de massacres (surtout de Serbes, de Tziganes et de Juifs et des Croates opposants), de tortures, d’emprisonnements arbitraires. Certains historiens comme Stefan Sipic n’hésitent pas à qualifier l’oustachisme d' »organisation terroriste ». Révélé sous l’appellation Ustaša, Hrvatska revolucionarna organizacija, l’Oustacha, Organisation révolutionnaire Croate, est un mouvement « combattant révolutionnaire » au caractère militaire et terroriste assumé. La chute eut lieu en 1945 après la reddition aux Anglais à Bleiburg, un village autrichien en Carinthie. Ils furent rapidement livrés aux Partisans communistes qui assurèrent sur le chemin de retour vers la Croatie un traitement probablement aussi inhumain que les crimes commis.
Tito, dès la Libération, procéda à l’épuration finale des collaborateurs croates, même si les principaux dirigeants échappèrent au « traitement » et parvinrent à s’enfuir. L’oustachisme, à distinguer du nationalisme croate, a nourri beaucoup de haines, même si à l’initiative de Tito, il fut décidé de passer l’essentiel des exactions des Oustachis sous silence pour mieux privilégier l’unité de la Fédération yougoslave et l’entente entre les peuples. Ce n’est donc qu’en 1989 que les Serbes découvrirent l’essentiel des tragédies perpétrées à leur encontre par ces croates oustachis (et non pas LES Croates) et nourrirent un ressentiment si fort qu’il aboutit en quelques mois à l’émergence de milices ultra-nationalistes serbes, assoiffées de vengeance et qui terrorisèrent les Croates et les Musulmans en Croatie et en Serbie. Il ne fallut pas attendre longtemps pour les voir à l’oeuvre en Dalmatie…
Pour aller plus loin : Stefan Sipic dépeint les racines de l’idéologie des Oustachi de Croatie entre 1930 et 1941.
Les oustachis ont été combattus par des Croates résistants au régime dictatoral, mais on évoque surtout la résistance des Serbes, dont une poignée de soldats du roi de Yougoslavie, a créé entre 1941 et 1945 le mouvement des Tchétniks. Leur nom a été officiellement reconnu en octobre 1941, par les Alliés qui les soutenaient et leur fournissaient des armes jusqu’en 1944. Ce terme ne vous est peut-être pas étranger : il a souvent repris dans les médias pour évoquer dans les années 90 les miliciens serbes aidant les troupes de l’armée yougoslave. Même si le gouvernement serbe de Milosevic, s’est toujours défendu de collaborer avec les « néo » Tchetniks, on leur attribue de nombreuses exactions, tortures et massacres pendant les guerres d’indépendance d’ex Yougoslavie.
A l’époque, l’organisation Četnik (Četnici) était constituée de combattants royalistes serbes conduits par le colonel de l’armée royale Draza Mihajloviç, qui revendiquait 300 000 membres. Il est plus probable que les Tchetniks ne comptèrent que quelques dizaines de membres à leurs débuts, ce qui ne les empêcha pas de mener une lutte sans merci contre le nazisme et ses collaborateurs. Draža Mihailović, alors colonel, devint l’un des plus redoutables maquisards et occupa avec ses fidèles la montagne de Ravna Gora, au sud de la Serbie avant d’être obligé de se réfugier momentanément en Bosnie.
Le 9 Mai 1941, il y proclama la naissance de l’Armée yougoslave et se fit défenseur de la Patrie au nom de sa fidélité au roi Pierre II, exilé à Londres. Nul doute qu’il contribua à repousser les puissances de l’Axe hors des terres de Yougoslavie, d’où l’hommage rendu à ses « faits d’armes glorieux » et son héroïsme de résistant par De Gaulle. Pourtant, la postérité ne fut pas à la hauteur de ses actes, alors que Tito, rentré dans une Belgrade libérée par l’Armée Rouge, apparaît encore comme un sauveur :
«Capitulation? Je ne connais pas ce mot. Je sers dans l’armée yougoslave depuis de nombreuses années, mais je n’ai jamais entendu ce mot».
Les Tchetniks ont payé un lourd tribut dans leur résistance aux nazis et aux oustachis. Les troupes furent abandonnées en juin 1944 par les Alliés, après que le gouvernement du roi Pierre II forcé à l’exil, a signé un accord reconnaissant le mouvement de Tito, les Partisans, comme la force armée régulière de la résistance yougoslave et obligeant les Tchetniks à les rejoindre et se soumettre à eux.
Beaucoup de Tchetniks furent tués, avant même la dislocation de l’armée yougoslave en 1945. Certains furent capturés par les Anglais ont livrés aux Partisans, quand ces derniers n’avaient pas mis la main dessus auparavant. Dans le pire des cas, ils furent éliminés de façon arbitraire ou furent jugés et considérés comme des renégats, condamnés pour collaboration avec l’ennemi et contraints aux travaux forcés dans les camps du régime titiste. Capturé après avoir été sûrement livré, accusé d’avoir collaboré avec les nazis, Draža Mihailović subit une parodie de procès des communistes. Tito scella son sort le 17 juillet 1946, quand il fut fusillé sur l’île d’Ada Cigalija à Belgrade et enfoui dans un fosse commune, où son corps fut recouvert de chaux. D’ailleurs, pour éviter que tout culte lui soit un jour rendu par quels nostalgiques, il fut décidé qu’il n’ait jamais de sépulture.
Et si la guerre de Croatie n’était qu’une variation d’une dispute de la mémoire des héros et des assassins passés et à venir pour les Croates et pour les Serbes? Quand ils sont réapparus en 1991, les Tchétniks (également orthographiés Chetniks – четник) étaient bien éloignés de leur rôle historique lors de la 2ème guerre mondiale. Le révisionnisme de certains Croates nationalistes comme Franjo Tudjman à propos des Oustachis (j’en parle ultérieurement), avait enclenché le processus de réactivation de la mémoire des glorieux résistants aux dictatures qu’elles soient croate, italienne ou allemande. En quelques mois, tous les efforts de Tito pendant des décennies pour cacher certaines vérités historiques au nom de la préservation de l’unité entre Serbes et Croates, se trouvèrent anéantis.
Au début, des miliciens et paramilitaires serbes, souvent issus de la petite criminalité, à l’instar de Zeljko Raznatovic, dit Arkan, l’un des fameux assiégeants de Vukovar, se sont fédérés sous ce nom pour servir les aspirations des défenseurs de la « Grande Serbie ». Ils ont été sans mal, pour quelques pécules, récupérés par les ultra-nationalistes et quelques hommes politiques serbes comme Milosevic, qui voulaient exacerber les tensions nationalistes et raviver les souvenirs des affrontements initiaux entre les Oustachis (élargis à tous les Croates) et les Tchetniks, devenus défenseurs des intérêts de tous les Serbes. Les petits groupes étaient chargés de mater les aspirations d’indépendance en théorie. Peu importe qu’ils doivent user de la terreur, du moment qu’ils « flinguaient du croate » comme le rappelle un chant fréquent entonné pour célébrer dans l’ivresse et les flots de Sljivovica (eau de vie de prunes) leurs « triomphes »!
Arkan, le gangster opportuniste devenu l’icône de la cause de la Grande Serbie
Ca aurait pu être la trame d’un film et pourtant, on se rend souvent compte que la réalité dépasse la fiction. Arkan est devenu l’un des symboles probablement les plus édifiants de la cause de la « Grande Serbie », la défense de son orthodoxie, même si ce chef de milice fit preuve de beaucoup d’opportunisme pour utiliser au mieux la mémoire des Tchetniks et en proposer sa version des années 90. Tellement différente. C’est d’ailleurs l’un des rares criminels de la guerre de Croatie et de Bosnie, que les médias européens ou américains évoquent et parviennent à approcher.
Arkan aime la lumière et considère que sa toute-puissance et ses actions sont totalement justifiées, puisqu’elles assurent la protection du peuple Serbe, où qu’il se trouve. Qui est-il? Juste un petit truand qui se rêve idole. Mais qu’importe. La Yougoslavie communiste est tellement en déliquescence qu’il en faut peu pour émerger comme figure tutélaire pour des jeunes paumés, sans travail, sans argent, sans avenir, qui cherchent à donner du sens. Pourquoi voudrait-il cacher ses exactions, alors qu’elles semblent la seule garantie de la survie de la Serbie et qu’elles assurent sa glorification? Fier de s’afficher devant ses troupes avec son bébé tigre et un fusil sniper sur l’épaule, il harangue ses troupes en montrant un béret croate maculé de sang et en annonçant le nombre de croates qu’il vient de tuer.
Dès l’adolescence, malgré l’éducation de fer de son père militaire, Zeljko Raznatovic, avait rapidement quitté le bon chemin dans sa Slovénie natale et fréquenté les maisons de correction. Ses passages dans les prisons locales yougoslaves pour des vols lui servirent surtout à constituer son réseau en prison pour développer son gang.
Braqueur de banques dans toute l’Europe dès la fin des années 60, il aurait pu se cantonner au rôle de Jacques Mesrines venu des Balkans. En dépit d’une condamnation à 10 ans de réclusion en 1973, il parvint à s’évader six ans plus tard et poursuivit ses activités lors de braquages avec fusillades. Référencé comme l’un des criminels les plus recherchés en Europe par Interpol, il échappa presque toujours aux forces de police, avant d’être reconnu lors d’un banal contrôle routier en 1983, en Suisse, où il sera incarcéré et trouvera le moyen de s’échapper une nouvelle fois après deux mois. C’était déjà sa quatrième évasion de prison.
Quand un bandit slovène pousse la Yougoslavie dans le précipice
Dès lors, il décida de rejoindre Belgrade, où il poursuivit ses activités de grand bandit, en se rapprochant des milieux politiques pour obtenir leur éventuelle protection. Ne manquant pas d’humour ou de morve, c’est selon, il choisit une couverture peu crédible, l’achat d’une Pâtisserie belgradoise, censée rapporter des millions, si l’on en croit la luxueuse maison de marbre qu’il s’offrit à Dedinje. C’est donc cet homme qui devait devenir 8 ans après, le chef de milices serbes le plus puissant et redouté et l’exécutant des principaux nettoyages ethniques en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, même s’il serait erroné de limiter la guerre de Croatie et de Bosnie à des motifs ethnicistes.
Combattant sanguinaire, commandant et véritable gourou pour ses hommes, Arkan s’érigea au rang de seigneur de guerre, ce qui lui valut le titre de « Tigre des Balkans ». Les « Tigres » d’Arkan, comme beaucoup d’autres Tchétniks avant le déclenchement de la guerre en Croatie ou à ses débuts, ont été sélectionnés parmi des délinquants déjà rodés aux méthodes du banditisme, d’anciens prisonniers, ou parmi les supporters très violents de l’Etoile Rouge de Belgrade, l’un des clubs phares du championnat Yougoslave. Ces ultras de Zvezda, les Delije apparaissent comme ingérables aux yeux même de Slobodan Milosevic, qui craint de les voir se retourner contre lui. Mais le parcours de bandit, le charisme d’Arkan et sa capacité à les contrôler et leur insuffler le sens de la discipline militaire, lui permettent de retourner leur goût pour la violence vers les ennemis croates, allègrement assimilés à des Oustachis.
Le bataillon Arkanovi Tigrovi s’agrandit rapidement lors de la déclaration d’indépendance de la Croatie et l’exacerbation des tensions entre Croates et Serbes. Cette provocation et les menaces inhérentes convainquirent de jeunes Serbes de s’enrôler pour appuyer les actions de la JNA, (Jugoslovenska narodna armija), l’Armée Yougoslave pro-Serbe et à 90% composée de Serbes et de Montenegrins, dont les racines remontaient à 1942 et au rattachement aux Partisans commandés par Tito. Les Tchétniks se voulaient en définitive les défenseurs de l’Unité menacée de la Yougoslavie, ce qui aurait pu être un motif presque acceptable. Assoiffé de pouvoir et craint de tous, Arkan devint un leader incontesté de sa petite armée privée, à laquelle Milosevic confia des missions insurrectionnelles.
D’aucuns estiment qu’Arkan fut le bras armé qui « précipita la Yougoslavie dans un précipice dont elle ne sortira jamais ». Quoique bien propres sur eux, Arkan et ses hommes étaient des brutes sans limites, capables de liquider tous les Croates, puis les Bosniaques (musulmans) qu’ils croisèrent sur leur sinistre route. Ils n’avaient guère besoin de stimulation pour exercer leur férocité, ce qui rappelle aussi que cette minorité de Serbes ne représentait pas la pensée ou les comportements de tous les Serbes.
Beaucoup de serbes de Serbie ignoraient en réalité ce qui se passait sur ces terrains, même si 17 ans après son assassinat (en 2000) par un jeune serbe, membre de la brigade policière mobile dans l’hôtel Intercontinental, il continue à faire l’objet d’un culte auprès de quelques nostalgiques. Chaque année, ils lui témoignent leur dévotion, en se réunissant aux côtés de sa dernière femme Svetlana Ražnatović et de ses enfants, devant sa tombe dans le nouveau cimetière de Belgrade Zvezdara. Son fier buste trône sur sa sépulture ; tous défilent un à un pour l’embrasser et le vénérer en mémoire de ses « services patriotiques », acclamés dans des chants et même dans les prières des responsables de l’église orthodoxe venus commémorer un défenseur de l’Orthodoxie serbe.
Cet homme aux vies multiples, passé de petit délinquant à gangster et braqueur de grand chemin, militaire, chef de milices, homme d’affaires vénal, homme politique, agent double, président de club de football, reste considéré comme un grand serviteur de la Serbie… Et aussi étrange que cela puisse paraître, il était aussi une star des journaux people depuis son mariage très médiatique avec la chanteuse de la pop et du turbo folk Svetlana « Ceca », la sponzoruša dans toute sa splendeur, toujours adulée dans les Balkans, y compris sur la riviera dalmate où elle donne des concerts qui font le plein!
Sponzoruša : terme qu’on pourrait traduire comme une « femme sponsorisée ». Il désigne une « femme objet » aux attributs (poitrine très grossie notamment, liposuccions, lèvres siliconées etc) très bien mis en valeur grâce à des tenues vestimentaires moulantes et courtes ou très suggestives et parfois dénudées. La plupart s’acoquinent ouvertement avec des hommes de milieux sulfureux, des chefs du petit ou grand banditisme local ou des hommes de pouvoir (politiques, financiers), qui les considèrent comme leur trophée. Selon les perceptions populaires, les Sponzoruša chercheraient seulement à se faire épouser pour assurer leur confort financier, sécurité et protection (et celle de leur famille), dans des sociétés d’ex-Yougoslavie où le contexte économique et social reste difficile. Si le terme semble péjoratif, il ne l’est pas toujours localement, quand on voit à quel point ces femmes en vue, qui font la une des journaux trash et people, deviennent des modèles inspirants, à l’instar de Ceca.
Vidéos consacrées à Arkan :
Les vidéos présentant les milices et tigres d’Arkan ne sont en rien montrées pour faire la propagande de ses actions mais pour que vous puissiez vous représenter quels étaient les arguments et les méthodes utilisées par ses brigades paramilitaires.
Les Pâques Sanglantes de Plitvice, un incident prémonitoire de la guerre de Croatie
On ne sait jamais quelle étincelle allumera les flammes d’une guerre. Les historiens considèrent que première guerre mondiale a été déclenchée dans les Balkans par l’assassinat à Sarajevo le 28 juin 1914 de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois et de son épouse, par le nationaliste serbe de Bosnie, Gavrilo Princip, membre du groupe « Jeune Bosnie » (Mlada Bosna). La guerre de Croatie trouverait son détonateur lors de l’attaque du parc de Plitvice. Pourtant, de précédents incidents auraient pu mettre le feu aux poudres. A commencer par un match de football dans le cadre du championnat de Yougoslavie entre Etoile Rouge de Belgrade et Dinamo de Zagreb, dès le 13 Mai 1990.
Une autre provocation dans la région de Plitvice entama l’achèvement de la décomposition de la Yougoslavie Son nom est évocateur : Plitvički Krvavi Uskrs, les Pâques sanglantes de Plitvice. La prise de contrôle du parc et de la route menant vers la Bosnie-Herzégovine (Bihac) fut décidée par des miliciens serbes par réflexe défensif pour protéger les serbes de la région, alors que des rumeurs grondaient de projets d’attaques des croates envers les Serbes de Krajina.
Si Plitvice évoque pour vous le spectacle magique d’une nature triomphante dans la moyenne Montagne de Lika Senj, où des lacs sont entrelacés par le travail de sédimentation du travertin, se succèdent et voient émerger des chutes et des cascades, on ignore souvent un épisode sombre du parc national. C’est bien dans ce parc qu’eurent lieu le dimanche de Pâques de 1991, les incidents considérés comme le point de départ officiel de l’inévitable guerre d’indépendance de Croatie.
Pour rappel, le 29 mars 1991, un groupe paramilitaire serbe accompagné de policiers et de rebelles venus de la région voisine de Bihac prennent le contrôle du parc national. Les serbes de Krajina sont manipulés par le régime de Belgrade et tentés par le séparatisme, alors que les Serbes de Zagreb sont plutôt tournés vers la discussion et le compromis. Convaincus que les croates, sous la houlette du nationaliste autocrate Franjo Tudjman, mènent une politique anti serbe, s’arment clandestinement et menacent de les attaquer, ils décident-ils d’être les premiers à attaquer pour éliminer toutes autres velléités. Ils fomentent une embuscade près du parc de Plitvice dans laquelle tombe un corps de policiers croates. S’en suivirent plusieurs victimes dont Josip Jovic, officier de police mort à Jezerce et souvent considéré comme la première victime de la guerre d’indépendance. Ils attaquent aussi les gardes du joyau naturel que les croates sont très fiers d’avoir sur leur territoire. Ils s’assurent également le contrôle de la route garantissant la liaison entre la région de Lika (où se trouve Plitvice) et celle de Banija. La riposte ne se fit pas attendre, puisque deux jours après, les croates reprirent le contrôle du parc.
L’anti-serbisme primaire très ancien, ressenti par les habitants de l’Oblast autonome serbe de Krajna de la part des Croates n’était en rien un fantasme. Il serait trop long d’en expliquer ici les sources, mais il contribua à l’aggravation de l’incident des Pâques sanglantes.
La montée des tensions entre serbes et croates ne cessa pas jusqu’au 31 mars ; date à laquelle fut organisée en urgence dans la nuit une réunion entre les diverses parties pour préserver en théorie l’apaisement des communautés de la fédération yougoslave. On sait hélas que cet accord était condamné par avance. Rien n’empêcherait quelques semaines plus tard les Croates de prendre leur destin en main et de déclarer à la faveur d’élections non reconnues par le pouvoir central yougoslave, l’indépendance de la république de Croatie, de manière unilatérale. D’où la réaction militaire sur la frontière serbo-croate en Slavonie, décidée par Belgrade, avec l’appui des Serbes de Croatie et censée stopper cette volonté de Secession et préserver le maintien de la Croatie dans la fédération. On connaît la suite…
Un symbole ou un martyr marquent toujours mieux les mémoires. Pour les croates, cette première victime a d’une certaine manière versé son sang pour l’indépendance et a servi la propagande du nationalisme croate par la suite. En réalité, l’élément déclencheur de la désintégration yougoslave se déroula le 25 janvier 1990 à Belgrade, lors du 14ème Congrès extraordinaire de la Ligue Communiste de Yougoslavie. Une assemblée s’était réunie pour exiger l’abolition du parti unique qui avait fait les grandes heures du titisme. L’idée était de favoriser la modernisation du pays et l’entreprise de réformes profondes dans les républiques autonomes, dans le domaine économique, social et même politique. Mais les discussions s’avérèrent vite impossibles face à la véhémence de Milosevic, qui défendait les intérêts du Parti communiste serbe. Son influence est suffisamment forte pour « bloquer ou discréditer les propositions des délégués slovènes et croates ». L’idée de remettre en question le parti unique fut donc sûrement la vraie clé d’achoppement et le déclic pour motiver certaines personnalités nationalistes.
Vers la montée du nationalisme en Croatie : Tudjman, stratège et artisan de l’indépendance
Furieux, les représentants de Croatie et de Slovénie quittèrent l’Assemblée, mais firent surtout sécession du Comité yougoslave. « Dès lors, le processus de dissolution de la Fédération yougoslave fut entamé, et plus rien ne pourra l’arrêter » comme le rappelle Jacqueline Devereaux sur son très bon blog historique. Des élections multi-partistes seront réalisées en 1990 dans tous les pays de l’ex-Yougoslavie ; les communistes seront battus partout et laisseront émerger les partis nationalistes, nourris des ressentiments qui fertilisaient depuis la Seconde guerre-mondiale et ses lendemains. Franjo Tujman est l’un des artisans du renouveau du nationalisme croate. Il avait dès 1989 fait polémique dans Les Horreurs de la guerre où il n’hésitait pas, lors de ses expériences personnelles et considérations sur la violence, à faire preuve de révisionnisme à l’égard de l’histoire et du nombre de victimes serbes (qui était alors évalué autour de 300 à 500 000) durant l’État indépendant de Croatie (NDH) pendant la dictature des Oustachis.
En habile stratège, Tudjman qui avait senti à la faveur des Pâques sanglantes de Plitvice la possibilité d’utiliser le prétexte à l’avantage de ses idées dans la perspective d’élections multipartites, parvint à s’imposer grâce aux relans de haines souvent issus de l’histoire de la Seconde guerre mondiale et à peine mis en sommeil par le titisme. Promoteur du respect des traditions culturelles et de l’histoire de la Croatie, des valeurs du catholicisme, désireux de rétablir la Croatie dans ses frontières naturelles et historiques (allant jusqu’à inclure la Bosnie-Herzégovine), Il fut élu Président de la République de Croatie le 30 mai 1990. Le gouvernement mis en place et conduit par Stjepan Mesić fut chargé de modifier la Constitution afin de conférer à la Croatie, encore considérée comme une république autonome dans l’État fédéral de Yougoslavie, le droit de faire sécession pour devenir une République indépendante.
Cette digression était longue, mais j’espère qu’elle vous aura peut-être aidé à vous remémorer comment est née l’actuelle République de Croatie.
La vie reprend au parc de Plitvice comme si de rien était…
En 1996, lors de notre première visite du parc de Plitvice, nous ne savions rien ou si peu d’éléments de cette histoire. Une connaissance de notre ville, ayant beaucoup voyagé et connu la Croatie à l’époque de la Yougoslavie nous avait dit : « surtout ne manquez pas Plitvice! » (ce que je dis en général à mon tour aux futurs voyageurs). Nous n’avions retenu que ça et n’avions pas cherché même à savoir de quoi il s’agissait ni où cela se situait. La surprise n’en serait que meilleure. Nous rechercherions Plitvice une fois sur place sur notre carte routière européenne qui ne distinguait pas encore la Croatie comme état indépendant. A en croire la fréquentation des routes, des parcs et des villes, les touristes n’étaient pas encore revenus en Croatie. Quand j’évoquais la beauté frappante du parc de Plitvice, désertique et d’autant plus impressionnant qu’on s’y sentait bien petit face à la grandeur de la nature à la fois bruyante et paisible, il ne subsistait qu’une forme d’incompréhension ou de suspicion chez mes interlocuteurs. Ces derniers me demandaient surtout comment était venue l’idée saugrenue presque dérangeante d’aller dans un pays à peine sorti de la guerre. Qu’importe ses beautés naturelles ou son patrimoine! L’idée de découvrir la Croatie n’était pas envisageable.
Une source d’espérance dans une région délabrée
La guerre crée toujours des héros. Il y a ceux dont on parle dans les journaux et les livres . Certains sont immortalisés par des plaques vissées aux édifices ou par des noms de rues, et il y a les autres, les petits, que personne ne connaît mais qui, à eux seuls, donnent un sens au sacrifice de tant de vies.
Les abords de Plitvicka jezera n’étaient pas envahis de ces jolies maisons accueillant des hôtes venus par centaines de milliers du monde entier pour admirer entre avril et octobre les eaux à la couleur émeraude et turquoise des lacs et leurs tumultueuses cascades. Il suffisait de s’éloigner de quelques kilomètres pour croiser des tas de maisons et églises outragées. Les montagnes environnantes tapissées de forêts ne résonnaient pas des bruits des armes des soldats et des paramilitaires qu’elles avaient abritées. Pourtant, il s’en était produit des atrocités. Les hôtels « institutionnels » du complexe du parc, avaient réouvert leurs portes comme si de rien était pour accueillir les quelques voyageurs pour la plupart venus d’Allemagne, d’Autriche ou d’Italie et bradaient leurs chambres pour les remplir. Curieusement, ils ne semblaient pas avoir souffert, ni avoir fait l’objet de réparations, tandis que beaucoup de maisons étaient touchées par des impacts.
Les « Sobe » (chambres chez l’habitant, les airbnb avant l’heure) déjà très présentes dans la Croatie touristique, étaient encore rarement rétablies à deux ou trois exceptions près. Les conditions n’étaeint pas toujours réunies pour assurer la minimum de confort que le touriste d’Europe occidentale exige en général lors de ses vacances. L’accueil y était variable et parfois dérangeant ; certains étant très fermés voire déplaisants, taciturnes, le regard sombre et les traits du visage durs au point qu’on se sentait presque mal à l’aise en logeant chez l’habitant. Cette attitude nous interrogeait d’autant plus qu’elle était très opposée à la convivialité que témoignaient les marchands de bord de route qui au contraire étaient avenants et un tantinet enjôleurs.
Les habitants avaient bien d’autres préoccupations en tête que d’aménager leur maison pour louer leurs chambres, même s’ils proposaient déjà devant leurs portes ou sur le bord des routes leurs fromages, leurs eaux de vie ou les pots de miel à prix dérisoire (ce qui a bien changé!). Tous se débrouillaient avec le peu dont ils disposaient, tout en renouant avec leurs habitudes triviales d’avant-guerre. Chez les personnes plus âgées auxquelles on ne pouvait pas vraiment donner d’âge et dont les retraites ne dépassaient pas quelques dizaines de kunas, les visages burinés trahissaient toute la rudesse de leur quotidien et reflétaient la dureté de leur vie. Mais sourire et hospitalité restaient de rigueur et estompaient de prime abord la précarité matérielle dans laquelle ils semblaient vivre pour la plupart. Leur manière de parler de tout et de rien en disait long sur leurs habitudes et leur existence ordinaire et laborieuse.
A moins de se montrer presque intrusif, on ne perçoit pas les hantises de la disette, car chacun s’efforce de garder la tête haute et de composer avec sa situation, sans oser s’en plaindre. Il n’y avait pas encore de chauffage malgré la froidure des hivers et pas toujours d’eau courante. Les demeures dont l’absence de toit ou le toit partiel permettaient de ne pas encore payer d’impôts, étaient à moitié reconstruites à la hâte. On semblait loin de tout, y compris de Zadar ou de Zagreb qui n’étaient qu’à 3 ou 4h de route vu qu’il n’y avait pas encore les autoroutes ; ces mêmes autoroutes si appréciées des touristes et qui facilitent tant la circulation et donnent l’impression de consommer plus d’asphalte que de paysages.
Dans ce contexte de dénuement de l’après-guerre, dans une région rurale entre vallées et montagnes, avec peu de perspectives professionnelles et l’absence d’industries, les vendeurs de bord de route étaient légion. Vingt ans après, ils sont toujours là. Seules les Yougos, souvent bringuebalantes, sont devenues rares. En réalité, les vendeurs déployaient une capacité de persuasion déroutante ; ils se livraient parfois une véritable guerre commerciale pour séduire les rares touristes acheteurs. D’aucuns rivalisaient par le choix de leur emplacement pour déclencher une vente, en se positionnant à proximité d’une maison totalement détruite, ce qui suscitait forcément une empathie et un peu de pitié. Ce n’était pas la leur, mais qu’importe.
D’autres se mettaient côte à côte pour mieux se concurrencer, en démarchant pour faire l’éventuelle vente que la voisine avait ratée. Chacune gesticulait pour stopper les automobilistes étrangers ou croates extérieurs à la région, qui s’arrêtaient rarement. Une fois cette première victoire acquise, avec insistance et une poignée de mots d’anglais ou d’allemand, chacune montrait le meilleur de ses produits, les faisait goûter, en prenait plusieurs dans les mains pour remplir les nôtres et nous demander de payer 30, 50 kunas (5 à 7€) pour le tout. Les mamies rusaient parfois afin de nous attirer en premier, quitte à chiper la vente de leur concurrent, en baissant le prix ou offrant quelque chose en complément.
Les plus acharnées n’hésitaient pas à nous courir après jusqu’à notre voiture pour nous forcer la main avec d’autres produits ou un meilleur prix, si on rebroussait chemin les mains vides. Parfois, ces vendeuses en étaient presque pathétiques et suppliantes, prêtes à sacrifier leur prix (de moitié), tant elles faisaient sentir que les quelques kunas gagnées à la faveur de notre emplette, étaient pour elles essentielles. Cela mettait mal à l’aise de ne pas pouvoir acheter auprès de chacune et de voir le visage de ces « baba » (grand-mères) et leur mine défaite quand elles regagnaient leur chaise bredouilles, malgré tant d’efforts.
D’autres, enfin, établissaient leur étal devant leur maison quand elle était située en bord de route de façon suffisamment pertinente pour que nous soyons assurés de voir leur production. Lors d’un nouvel arrêt, nous étions soudain convaincus d’avoir trouvé la vendeuse qui nous avait assez touchés pour lui acheter quelques « souvenirs » nous permettant de ramener les goûts de la Croatie dans nos valises et de la retrouver un peu en la dégustant encore à notre retour. Marija nous ouvrait chaleureusement la porte de sa maison et de son garage, pour nous montrer tout ce qui rentrait en jeu dans l’élaboration du rakija ou des fromages typiques de la région (en version nature ou fumée) tels le Licka Basa, fromage frais à pâte molle et le Skripavac, à base de lait des vaches de la race Buza.
Son mari, Srdjan, veillait, tout sourire, devant son précieux alambic. Nous proposant immédiatement de picoler un verre de son tord-boyaux de plus de 40° à base des prunes du jardin en train de macérer, Srdjan s’est montré avenant et trop fier de nous faire déguster son eau de vie, qu’il présente, avec un rire communicatif, comme la meilleure du monde. Au son de živjeli ! (Santé), nous trinquions sans trop nous comprendre au-delà de quelques mots d’anglais mélangés à de l’allemand. Srdjan faisait preuve d’une bonne descente « cul sec » comme le veut la tradition locale, tandis que je préférais siroter et ainsi apprécier lentement chaque gorgée déjà assez enivrante. Les dizaines de kilos de prunes noires formaient une bouillie odorante mais peu ragoutante que Marija voulait à tout prix nous faire goûter. Tous deux ne semblaient plus seulement contents d’avoir ferré des clients, mais ils témoignaient une générosité et un sens de l’hospitalité que nous avions pas encore trop perçu sur le littoral.
Nous avons passé près de 2 heures en leur compagnie et apprécié chaque instant de cette jolie rencontre partie d’un rien. Jamais nous n’aurions imaginé qu’ils nous parleraient comme ils l’ont fait avec une pudeur déconcertante, de leur vie de gens ordinaires et des épreuves de leur famille, qui comme presque chaque famille a payé son tribut pour l’indépendance. Ils livrent les épreuves. Marija et Srdjan ont eu 2 enfants. Leur fille Ana, 36 ans à l’époque, était partie vivre à Zagreb faute de trouver le moindre débouché dans la région. Elle s’était établie dans la capitale depuis quinze ans pour y faire ses études et y était devenue infirmière et maman de leurs deux petits-enfants de 6 et 8 ans, Anamarija et Ivan. Leur fierté se ressent dès qu’ils nous les montrent sur l’une des rares photos, dont ils disposent, où la famille célèbre les fêtes de Noël de l’année précédente. Bien qu’ils disposaient d’une vieille automobile, le carburant manquait encore dans cette zone peu ravitaillée et ils n’avaient pas vraiment les moyens d’aller les voir aussi souvent qu’ils l’auraient voulu, même s’ils vivaient à peine à 150 ou 200 km selon la route.
Leur fils, Davor, 33 ans, était tombé sur le champ de bataille. Il avait rejoint les rangs des combattants, sans avoir jamais vraiment appris à combattre, quand les premières hostilités s’étaient déclenchées. Il avait laissé derrière lui un bébé de 9 mois, Viktor et une jeune femme, à qui il avait promis le mariage, dès son retour (comprenez plutôt à la fin de la guerre). Ses parents avaient beau s’y être opposés, il s’était engagé au nom de la défense de la Patrie. Les arguments de Visnja, sa fiancée, n’avaient pas eu meilleur effet.
La débâcle de l’armée croate lors du siège de Vukovar avait amorcé la prise de conscience de la nécessité de résister, quitte à verser son sang pour repousser les Serbes. Il n’avait jamais nourri de sentiments antiserbes auparavant, d’autant qu’il y avait une forte minorité sur les bords de la frontière bosnienne, mais les horreurs relayées par la télévision avaient eu raison de ses dernières considérations familiales. Lors de ses retours de permissions, il se montrait taciturne et sombre, alors qu’il avait toujours été un garçon jovial. C’est à peine s’il partageait les repas en famille et ne s’intéressait presque plus à Anka ni à Viktor, une fois passés les premiers instants des retrouvailles.
Marija, avec sa bienveillance maternelle, s’en accommodait mieux et n’aurait osé exprimer le moindre reproche sur son attitude, redoutant en silence, le jour où elle ne le verrait peut-être pas revenir. Les mères ressentent ça par tous les pores de leur peau! Les pères se taisent. Marija et Srdjan avaient mené leur vie rurale presque comme si de rien était, pour oublier que même tout près d’eux, des événements terribles se produisaient.
Quand Davor était là, il semblait incapable d’oublier les spectacles de combats dont il était tantôt l’acteur, tantôt le témoin. « Ca pue la mort partout », disait-il en seule guise d’information. Pourtant, la région de Lika n’était pas plus exemptée par la guerre. Ici, la guerre civile était une guerre des nerfs. Il avait pu célébrer l’anniversaire des trois ans de son fils et pour cela, il remerciait Dieu, même si sa foi s’en était trouvée ébranlée. Dans son for intérieur, ce que craignait Marija en silence se produisit. Après cette dernière permission, Davor ne reviendrait plus. Elle ne reverrait son fils que dans un cercueil, couvert du drapeau pour lequel il avait donné sa vie. Elle raconterait à son petit-fils, quand il serait plus grand, que son père était un héros et que grâce à lui, il aurait la chance de vivre dans un pays libre de choisir son destin.
Les vertus du Rakija : la potion miracle à tous les maux
Nous étions surpris de constater que presque tout le monde disposait d’un alambic dans son bout de jardin. La préparation du rakija, l’eau de vie locale (et dont on fait toutes sortes de variétés), assurait d’une certaine manière une continuité entre l’ancienne Yougoslavie et la jeune Croatie indépendante. La liqueur n’était pas destinée qu’à la vente. On payait la bouteille autour de 20 kn (20 francs de l’époque ou 3 €). Les prix ont bien changé et sont aujourd’hui plutôt autour de 15€ la bouteille d’un litre. Le rakija était un rituel de bienvenue facilitant les échanges plus détendus et bavards ! Et, comme nous l’apprendrons ensuite, le rakija s’avérait un excellent un cache-misère pour parer à toute urgence médicale.
S’il est bu en apéritif pour soi-disant ouvrir l’appétit ou en digestif, il servait aussi beaucoup à l’époque à endormir la douleur physique. Une éraflure, un coup ou un hématome? On arrête le saignement avec du rakija qui aurait une fonction supposée d’activateur de la cicatrisation. Des inflammations dues aux rhumatismes, on les soulage à coup de frictions, faute de pouvoir recourir à un médecin (trop éloigné) et à des médicaments (trop coûteux et encore rares après la guerre) pour guérir leurs maux. Même le mal de tête, l’insomnie ou le spleen s’apaisent avec l’eau de vie selon eux. Elle n’a décidément jamais aussi bien porté son nom, tant pour ces habitants, elle a toutes les vertus quasi miraculeuses, ce qui explique que chacun veuille assurer sa petite production annuelle, finalement conséquente entre ventes et soulagements divers.
Faire l’aumône aurait été aussi déplacé. Ici, le sens du travail passe avant tout. On subsiste grâce à son labeur, quels que soient l’âge et la situation. On n’attend déjà rien de l’Etat, encore bien fragile et perclus de problèmes à gérer, ni des politiciens populistes, capables de raconter aux électeurs ce qu’ils ont envie d’entendre pour mieux les leurrer. Chacun vit entre débrouille et activités plus ou moins légales.
La survie grâce aux espoirs du tourisme dans cette région qui n’avait que son parc comme attraction réputée, était une évidence. 20 ans après, le parc s’enorgueillit de dépasser le million de visiteurs annuels et presque tout le monde, à son échelle, vit des retombées économiques du parc et du transit des touristes en Lika. Peu passeront devant le mémorial en l’honneur de Josip Jovic édifié dans le parc sur un sentier à l’écart des circuits touristiques, ou le remarqueront même et auront l’occasion de s’interroger sur cette histoire-là. Ils se demanderont encore moins pourquoi ce triangle entre Gospic – Plitvice – Bihac était si décisif dans les affrontements entre Croates et Serbes pendant la guerre, alors qu’il était assez peu habité. Sûrement, est-ce mieux….
La rivière Sava, une autre ligne de démarcation capitale
Et au milieu coule une rivière? Force est de constater que les rivières ont été plus que des frontières naturelles. La Una dans la Bosanska Krajina vers Bihac et en Lika, la Cetina dans la région de Knin, Drnis, Omis, Makarska, la Sava autour de Sisak, la Vuka à Vukovar ont été des éléments déterminants pour définir les lignes de fronts. L’impression que nous avions eu tout au long de notre transit en Krajina nous a suivis longtemps à l’occasion de nos divers séjours dans les Balkans et encore récemment quand nous (re)découvrions le parc naturel de Lonjsko Polje à 90 km à l’est de Zagreb.
Dans cette campagne de la plaine danubienne, baignée par les affluents du fleuve, tout est si paisible en apparence. Bien que le parc ressemble désormais à un petit bout du monde ancré dans ses traditions en Croatie centrale, quelques villages nous font encore prendre conscience à quel point la Sava fut une ligne de démarcation naturelle disputée entre croates, serbes de Croatie et de Bosnie Herzégovine. L’architecture typique et unique des Ida, ces maisons de bois de style allemand, dont on se demande comment elles ont pu réchapper aux combats, nous ferait presque oublier les épreuves de la guerre. Les gens ici sont réservés, mais accueillants, besogneux et volontaires, tout en donnant la sensation que le rythme de la vie moderne n’a pas d’emprise.
Jasenovac : à la rencontre des mémoires de guerres
Dans ces territoires toutes les histoires se chevauchent … Le charme du voyage est de rencontrer tous ces gens ordinaires, qui parfois ont vécu des événements pas du tout ordinaires souvent sans faire d’histoire ni contribuer à écrire l’Histoire.
En 1997, quand nous visitons la région de Sisak pour la première fois, nous étions glacés par l’importance des destructions dans ces hameaux et villages, dans toute la région entre Sisak et Jasenovac. La zone semblait encore comme occupée, fût-ce pour sa sécurisation vu qu’on s’activait ici à gérer l’après-guerre et sa forme de crise humanitaire, renforcée par le nombre important de réfugiés. Les tanks, les camions militaires, des soldats armés déambulant à pied, circulaient beaucoup sans qu’on sache trop identifier qui les occupait, ni leurs missions. Nous devions franchir des sortes de check-points assez nombreux sur de courtes distances. Donner le motif du tourisme était presque indécent, bien que nous ayons l’obligation de justifier les raisons de notre présence auprès des gardes barrières pour obtenir l’autorisation de passage.
Nous avions passé la frontière générale avec la Slovénie sans difficulté sur simple présentation d’une carte d’identité. Nous avions récupéré le papier d’accord de circulation sur le territoire sans trop comprendre pourquoi il nous était donné, ni à qui le montrer. Nous avions compris que ce droit de transit n’était pas si anodin que le feuillet rapidement rempli le laissait croire. Nous devions donc le présenter auprès de tous les hébergeurs pour être autorisés à loger. Sans ce papier, ils ne pouvaient pas nous accepter. Autant dire que nous essayions de ne pas le perdre. Mais nous ne supposions pas que nous traverserions autant de points de passages aux allures de micro-frontières en Croatie centrale et que ce papier serait contrôlé avec attention. Une expérience à part entière dans le voyage.
A Jasenovac, deux souvenirs de guerres se rencontrent en réalité. Ironie du sort, le site mémoriel de Jasenovac s’avère un symbole ambivalent. Ce lieu à la triste réputation, en raison du camp de concentration et d’extermination inspiré du modèle des camps nazis, établi durant la Seconde Guerre Mondiale, a vu les Serbes devenir des bourreaux, là où ils avaient été tués par dizaines de milliers 50 ans auparavant, à l’initiative des Oustachis croates, alliés des Nazis, qui aspiraient déjà à l’indépendance d’un Etat croate.
A partir d’août 1941, ce qui devint le plus grand camp de concentration croate, a vu défiler plus 700 000 prisonniers, dont 55 à 85 000 n’en auraient pas réchappé. Principalement des serbes, y compris des femmes et enfants serbes orthodoxes, des Juifs et des Tziganes, venus s’ajouter aux prisonniers communistes serbes et aux croates résistant aux Oustachis (Ustaša). Jasenovac dont le monument de mémorial a été dessiné par l’architecte serbe Bogdan Bogdanović reste l’un des rares sites parvenant à réunir aujourd’hui serbes et croates chaque année lors des célébrations du souvenir. Mais entre 1991 et 1995, cette mémoire n’avait que peu d’importance.
Pour en savoir plus à propos de Jasanovac, je vous conseille le livre Jasenovac, un camp de la mort en Croatie de Egon Berger aux éditions de Syrtes chez Broché
La Banovina, une région verte et vallonnée entre la Save et la Glina, fut une ligne de front entre les troupes croates et les serbes qui défendaient la République serbe autoproclamée de Krajina. Des clochers ébranlés ont résisté par on ne sait quel miracle malgré les assauts répétés, des églises éventrées sont là pour témoigner, même si certaines ne conservent qu’un à deux murs pour toute mémoire de leur existence.
Aucun village ni hameau n’a échappé aux combats. Une maison sur deux au moins -, parfois toutes-, a été ravagée par des bombes ou porte sur ses murs les impacts des tirs en rafales de mitraillettes. Les drapeaux plantés sur le sol ou fièrement affichés aux fenêtres ou à la porte ne laissaient pas de doute sur l’acharnement à défendre le territoire et à travailler seuls à la reconstruction, même si ces terres ne devaient pas proposer beaucoup de perspectives économiques, en dehors des apports de la Sava et des habitudes d’auto-subsistance des habitants.
Dès qu’on quitte les limites du parc Lonjsko Polje, on bascule soudain dans une Croatie moins bucolique, qui n’a guère évolué malgré deux décennies de paix. Rien ne fait rêver dans le paysage et l’absence de perspectives économiques n’améliore pas la situation, en dépit d’une relative proximité de la capitale Zagreb à moins de 120 km, qui semble pour tous bien lointaine et étrangère.
Malheur aux vaincus!
Ici comme en Slavonie orientale, les maisons dévastées et les dangers de mines toujours très présents le long de la Sava n’ont pas rebuté les habitants. Certains croates réfugiés venus de Bosnie-Herzégovine ou de Serbie ont été établis à la hâte au milieu des ruines pour occuper le territoire chèrement défendu, tandis que plus de 15 000 serbes étaient forcés à l’exode vers le nord de la Bosnie-Herzégovine (région de Banja Luka, actuelle Republika Srpska), dans le sillage de l’armée serbe yougoslave après la reconquête de la Slavonie occidentale par les troupes croates lors du tournant d’août 1995.
La guerre en Croatie sur la seule année 1991 aurait fait 10 000 morts et 750 000 réfugiés ; plus de 25 000 morts au final selon la majorité des sources. On estime que plus de 250 000 serbes vivaient en Dalmatie du nord. Près de 57.000 se se sont réfugiés principalement en Bosnie-Herzégovine, en Serbie et au Kosovo, quittant une Croatie qu’ils considéraient comme leur patrie. 300.000 Serbes au final auraient été forcés à l’exil.
Se présenter, ou le sens de l’ethnie comme identifiant
J’ai arpenté ces terres en refusant la facilité de l’immédiat, ou le choc de l’émotion que la réalité du passé même récent renvoie avec le travail de l’imaginaire. J’ai avancé bien trop rapidement, sans illusion, en essayant de compenser par la patience de la réflexion dans les temps d’après et l’attente du prochain voyage. Sans pouvoir jamais me mettre à la place de ceux que je rencontrais. Dans aucun autre pays d’Europe que j’avais eu l’occasion de parcourir, (ni par la suite d’ailleurs), je n’avais ressenti ce besoin de chacun de se définir par son ethnie et par ses spécificités ou la conscience de l’altérité de l’autre.
Dans Les Lettres Persanes, Montesquieu posait parfaitement la triple interrogation sour Soi et l’Autre et ce qu’impliquait la question « comment être persan? » : Comment puis-je être moi parmi les autres, comment puis-je être moi et comprendre les autres, comment puis-je être moi, c’est-à-dire l’autre de tous les autres ? Dans les Balkans, on ne peut éviter cette exposition et ce rappel au caractère de ce qui est autre. La reconnaissance de la différence culturelle, ethnique et / ou religieuse, n’est-elle posée que pour mettre l’Autre à distance ou renvoyer à tout ce que les tentatives de cohabitations ont généré comme conflits ?
Quand on sympathise, fût-ce momentanément, il convenait à l’époque de poser les bases de son origine comme élément déterminant préalable à la rencontre. Je n’aurais pas osé demander, car dans le fond, j’estimais que ça ne me regardait pas, mais mes interlocuteurs anticipaient et en faisaient une condition de leur présentation. Aurais-je eu l’idée de parler de mes origines ou de mon ethnie avant tout début d’échange ? Sinon, le ferais-je par ma nationalité officielle (sur ma carte d’identité), par celle de mes ascendants, l’indication du pays d’où je viens, où je vis, ou pourquoi pas, par ma religion, ce qui pour un pays laïc ayant connu les guerres de religions, n’est plus forcément représentatif?
Comment reconnaître qui est Croate, qui est serbe ou qui est bosniaque? Cela a-t-il une importance, a fortiori après la guerre de Croatie? Qu’est-ce qui différencie vraiment chacun? Dans un restaurant de Zadar, un serveur blond aux yeux bleus clairs et au teint de porcelaine nous confiait être bosniaque (et non Bosnien, terme diffusé international pour identifier l’ensemble des habitants de la Bosnie-Herzégovine, quelle que soit leur ethnie et leur religion). Nous ne l’aurions pas imaginé, vu que nous étions victimes de nos préjugés et que pour nous, ces caractéristiques physiques n’évoquaient pas les musulmans. Mais au fait pourquoi nous avait-il mentionné cela presque spontanément? Cela avait un sens pour lui.
En poussant plus loin, la discussion, il nous explique que tout le monde a vécu en apparence ensemble en ex-Yougoslavie, mais que chacun sait bien en quoi il se distingue de son voisin. Etre Croate signifie-t-il que l’on soit Catholique et serbe, de confession orthodoxe, bosniaque, musulman? Bien sûr que non! 76,5% des croates se reconnaissent catholiques, même s’ils ne sont pas forcément pratiquants et pour beaucoup au XXème siècle, cela restait un critère de différenciation avec les autres slaves de la Yougoslavie. Les jeunes générations sont moins sensibles à cet élément. Néanmoins, cette conscience croate à travers le catholicisme qu’a réactivée Franjo Tudjman lors de sa campagne de 1991 et de son arrivée au pouvoir, s’imprime dans les esprits presque inconsciemment, alors que sous Tito, la liberté de pensée d’action religieuse, négociée avec le Vatican en 1966 pour les Catholiques, n’avait pas empêché la confiscation de tous les biens de cette Eglise. L’église orthodoxe serbe, en revanche, n’avait pas subi le même traitement.
Je n’ai toujours pas compris comment distinguer un serbe d’un croate, si ce n’est par l’emploi de mots différents depuis la décroatisation et déserbisation de l’ancienne langue commune : le serbo-croate. Je ne sais pas le faire au faciès, ce qui apparaît en première intention quad on rencontre quelqu’un. Le nom de famille, un accent, un signe religieux, ou une indication qui m’aurait été donnée par l’interlocuteur à condition que j’ose le demander, aurait pu m’aider. Quoique. Ne parlons pas des personnes issues de familles mixtes contraintes à choisir quelle part d’elles-mêmes elles souhaitaient défendre ou renier!
Que je parle à des Croates ou des Serbes, un certain fatalisme me touchait au point que j’en ramenais toujours un peu avec moi, même si je savais que je retournais dans un confort matériel en apparence enviable. Tout ne se jouait pas que dans le confort. Certains étaient désormais indépendants, mais ça ne les rendait pas forcément plus heureux, ni optimistes pour l’avenir des plus jeunes…
Si vous avez apprécié cet article, je vous invite à découvrir la suite : Des hommes et des guerres en Bosnie-Herzégovine
Peut-on parler de la guerre de Croatie dans les Balkans?
“Le plus terrible dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons.” (Renoir)
Le plus dangereux dans les Balkans, c’est peut-être de vouloir parler de politique ou d’histoire en ayant des œillères et en voulant imposer sa vision des guerres. Prendre parti pour des bons et des méchants s’avère inévitable à ceci près que le parti pris n’est pas forcément pensé et élaboré. Comme dans beaucoup d’endroits du monde finalement, il convient de ne pas parler politique ouvertement sans connaître vraiment son interlocuteur. Savoir d’où il vient, ce qu’a été sa vie. Même si ces conditions sont respectées, mieux vaut ne pas chercher à expliquer que vous ne partagez pas les idées exprimées et conserver une prudence d’usage pour ne pas heurter. Un rien peut produire des étincelles!
Il est possible de parler de l’histoire récente du moment qu’on écoute, entend, respecte les points de vue et ne cherche pas à imposer le sien. Il arrive encore que certains glorifient leurs combattants et héros, ceux que d’autres considéreraient comme criminels de guerre. Quoique vous inspirent les actes, les choix, les personnalités et si contestables vous semblent certaines perceptions, adoptez la position sage du caméléon qui adhère à ce que vous dit votre interlocuteur. Les ressentis négatifs voire les haines entre les communautés ethniques, religieuses, restent encore latents et très puissants et les faux pas faciles et possiblement irréversibles.
Quelques recherches intéressantes à découvrir sur la construction de la mémoire :
Dans la section Les guerres yougoslaves : Guerre et mémoire de la guerre dans l’espace yougoslave de Xavier Bougarel dans Le retour des Balkans : 1995 – 2001 dirigé par (collection Mémoires)
À l’ombre de la Seconde Guerre mondiale: La violence de masse en Croatie d’Alexander Korb : un éclairage accessible sur les Oustachis
NB : beaucoup de croates furent les premières victimes des Oustachis
L’utilisation de la guerre dans la construction des systèmes politiques en Serbie et en Croatie, 1989-1995. Article de Vukadinovic Nebojsa et Diane Masson dans Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 35, 2004, N°1-2 : une réflexion instructive sur l’Etat et les sociétés après la chute du communisme dans les deux pays
Bonjour,
Merci d’évoquer ce sujet et d’éviter la diabolisation des Serbes.
Bien sûr, plusieurs milliers d’entre eux se sont comportés comme des sauvages, mais nombre de Bosniaques et de Croates firent de même.
Il est regrettable que dans chacun de ces peuples, ces criminels soient considérés comme des héros.
Je me rappelle du politiquement correct de l’époque qui consistait à assimiler tous les Serbes à des criminels, à des agresseurs. C’était une pensée unique. Une caricature. Même si la majorité des crimniels de cette guerre sont sans doute serbes. Les crimes croates de 1995 dans la Krajina ont été censurés.
Les Bosniaques, eux, ont sans doute moins de choses à se reprocher que leurs voisins. Même si l’aide d’islamistes internationaux décapiteurs et égorgeurs ne les glorifie pas.
Bonjour,
Vous dites que l’opération tempête aurait « fait plus de 2000 morts de civils serbes et autant de personnes portées disparues. » Pourquoi mentir et grossir les chiffres? Alors que officiellement le TPIY parle de moins de 400 morts principalement de combattants serbes mais aussi civils et que « Veritas » parle de 1800 morts de combattants et civils… C’est une question sérieuse, pourquoi avez-vous volontairement grossis les chiffres concernant les victimes civils serbes lors de l’opération tempête de 95?
L’opération tempête aurait « fait plus de 2000 morts de civils serbes et autant de personnes portées disparues. ». Pourquoi mentir et grossir les chiffres? Alors que officiellement le TPI parle de moins de 400 morts principalement de combattants serbes mais aussi civils et que « Veritas » parle de 1800 combattants et civils tués lors de l’opération tempête… C’est une question serieuse. Pourquoi avez-vous volontairement grossis les chiffres concernant l’opération tempête de 95?
Bonjour
J’ai été expatrié deux ans en Croatie après la guerre d’indépendance, alors qu’elle se soldait par l’indépendance du Kosovo et les bombardements de l’OTAN sur la Serbie. Le pays vivait dans une paix armée où se côtoyaient tant bien que mal plusieurs communautés où régnait un sentiment identitaire très fort, avec l’idée que chacune d’entre elles se sentait agressée par ses voisins. Je suppose que c’était le résultat de la guerre fratricide qu’elles s’étaient menée auparavant et à laquelle nous étions étrangers. J’espère que plus de vingt années après et avec la nouvelle génération ces ressentiments disparaissent, comme cela semble être le cas si j’en crois les commentaires de ce groupe.
ça reste assez déstabilisant… Parfois on a l’impression que c’est loin, et pourtant il en faut peu pour raviver les tensions ou la colère. Le plus étrange pour moi est de voir que les personnes ayant émigré pendant, avant ou après la guerre, sont parfois encore plus véhémentes que ceux qui cohabitent sur place.
Je pense que tout cela est oublié maintenant que la nouvelle génération n’a pas connu la guerre. Certes, quand j’étais en Croatie en 1999-2000, les serbes faisaient profil bas, mais je vivais dans un bourg où se côtoyaient cinq communautés (croates, serbes, bosniaques, albanais et tziganes). Aucun incident inter-ethnique à déplorer pendant presque 2 ans de présence, alors que tout le monde était armé pour faire face à toute éventualité. J’ai même gardé un souvenir inoubliable de l’hospitalité des croates, pour peu que l’on essaie de les comprendre.
Non hélas… mais bon réparer prend du temps
Ne pense pas c’est mieux … et le mieux c’est de ne pas parler des sujets que l’on ne maitrise pas ca evite de blesser des gens ou de ce retrouver dans des situations inconfortable… ce genre de discours dans mon village n’est pas le bienvenue…
Pourquoi la jeune fille a-t-elle cédé sous la pression de son père ? Elle ne devait pas aimer suffisamment le jeune homme, sinon elle se serait enfuit avec lui !! Sait on ce qu’ils sont devenus ? Je me souviens d’une histoire un peu similaire sur un pont qui faisait frontière entre les 2 pays, un homme et une femme qui courent en passant la ligne sous surveillance de miliciens, l’homme passe, la femme tombe atteinte par une ou des balles, l’homme revient en arrière et se fait toucher à son tour, ils sont morts la main dans la main. Ceux là s’aimaient vraiment !!
parce que si elle l’épousait il tuait son futur mari (et ça arrivait)… pour ne pas subir ce déshonneur!
Sandrine Perso, j’aurais tué le père !!! comment un père digne de ce nom peut il s’opposer au bonheur de sa fille ?
Je suis allé en Kajina en 2000. J’étais effaré par les destructions. Le pays était désert. Les bâtiments qui restaient étaient piégés et minés. Pourtant, j’habitais un bourg dans le nord de la Croatie (Ravna Gora) où cohabitaient 5 communautés (Croates, Serbes, Bosniaques, Albanais et Tsiganes). Preuve que tout est possible dans les Balkans, même le meilleur.
Superbe débat : l’histoire ce n’est pas affaire que de « légistes », mais c’est également celle qui se déroule sous nos yeux – parfois hallucinés, mais il s’agit d’y remédier justement
Je suis allée en croatie en 2015, un pays tout neuf, des gens gentils, genereux, accueuillants. De pula a dubrovnik, en passant par rovinj, draga, plitivice,sibenik, split, supetar, zadar, un voyage formidable, tres beau pays!
c’est effrayant
Une brochette d’anciens dignitaires yougoslaves qui ont exacerbé les démons du nationalisme et la peur pour se maintenir au pouvoir dans leurs régions respectives,Qu’il s’agisse des croates, des slovènes, des serbes. Les serbes sont devenus les « méchants » du fait de leurs victoires militaires initiales, ils ont récupéré la majorité des équipements militaires de l’armée yougoslave, mais leur erreur fut de croire que les bosniaques allaient n’être qu’une résistance éphémère. Par la suite, le croates, d’abord inférieurs aux serbes, réussirent à profiter du répit de la guerre des serbes en Bosnie pour se réarmer avec l’appui des occidentaux et mener une offensive qui obligea les serbes à se replier.
La défaite Serbe n’était qu’une histoire de temps et de réarmement en armes légères(les casernes JNA on été rendues vidées par les Serbes en 91 et les Croates qui ne voulaient pas de guerre n’ont pas récupéré grand chose) car les tanks ne sont pas d’une grande utilité dans les terrains rocheux Croates ou les combats se passent souvent de très pres. Les Serbes ont massacré une population rurale, civile inoffensive et désarmée, puis se sont heurté a la rage et la vengeance de soldats qui n’avaient qu’un rêve c’était qu’enfin la Croatie devienne indépendante et séparée de son ennemie Serbe et éliminer les chetniks Serbes de Croatie. N’oublions pas les 20.000 Serbes de croatie loyaux qui se sont battus en première ligne des 91 contre l’agresseur serbe chetniks et la JNA et ont défendu leur famille Croate, voisins et leur patrie.
Merci beaucoup pour cet article très complet. J’ai traversé les Balkans à vélo cet été, ce qui m’a permis d’être en contact avec les gens. Je suis passée dans des petits villages et dans un pays comme la Croatie, qui semble aujourd’hui complètement européen, la guerre m’a rattrapée de plein fouet. Je suis tombée dans un tout petit village, je n’ai pas pu passer car les routes n’étaient pas encore déminées ! Vous avez raison quand vous dites que le Serbe est détesté. À tel point que les villageois ont passé une heure à tenter de me convaincre que c’étaient tous des salauds. Il faut dire que leurs pères ou leurs grands-pères avaient été assassinés froidement. 30 hommes pour un village d’une petite 100aine d’habitants… Comment prendre du recul sur un acte aussi horrible ? Un peu comme cette haine qui a perduré des années durant après la seconde guerre mondiale, concernant les allemands. Nous avons aussi traversé la Serbie. On a du mal à croire que les hommes et les femmes aient pu être si violents. Les serbes sont de loin les gens les plus accueillants !
Ce n’ est jamais pour rien….la preuve !
Apprendre á vivre au travers de son propre regard est extremement difficile mais parfaitement enrichissant !
Cela dit j’ ai mis 55 ans á apprendre que le plus encourageant est de faire les choses pour soi même…..l’ egoisme de l’ altruisme !
Internet et principalement facebook est…pour beaucoup…un défouloir…..alors défoulons nous nous aussi !!!
Tout à fait, et si cela te fait «du bien» d ‘ écrire et de t ‘exprimer, continue…..
Ce n’ est pas parce que votre article n’ engendre pas des dizaines de » j’ aime » ou de comentaires qu’ il n’ est ni lu et encore moins apprécier. C’ est la dure loi de la publication sur les réseaux sociaux……surtout quand il s’ agit d’ articles relatifs á des conseils ou á une quelconque aide……Pour beaucoup, cliquer sur j’ aime apres avoir lu un article interessant c’ est avouer une nécessité d’ aide et donc afficher sa faiblesse.
Continuer d’ écrire….et merci de le faire !
Moi j’ai lu et cet article me parle. Il est vrai qu’à 64 ans, je suis contemporaine de ces évènements. 15 ans en 1968….la traversée de la Yougoslavie et de Titograde en 1978, les chantiers de jeunesse et un modèle le communisme qui en était encore un … à l’époque même si je n’ai jamais partagé ses options. L’histoire a mon sens est importante. Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient et ce genre d’article m’intéresse. Merci Sandrine Monllor c’est super de lire ces évènements au travers des yeux d\’une jeune femme de ton âge. Courage pour le reste et le plus important : ta santé !
Souvenir de Croatie , je suis au taquet pour départ Inde jeudi , mais j\’essaie de te lire demain !! De beaux souvenirs pour moi !! De l\’avoir visité en voiture , c\’était tellement original ….!!
Moi je n’ai pas le temps en ce moment de lire mais le sujet m’intéresse. Le choix d’aller en Croatie il y a 5 ans n’était pas lié qu’aux rêves de plages, mais aussi à son histoire récente qui m’avait tant émue et « remuée ».
je te remercie. j’ai eu du mal à comprendre la guerre des années 90, bien qu’ayant essayé sincèrement. surtout inquiète de me souvenir que c’est l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo qui a déclenché la Première Guerre Mondiale bien que j’ai eu longtemps du mal à saisir le rapport avec le conflit entre la France et les Allemands…. la géopolitique est complexe et dans les Balkans, encore plus. je suis toujours désemparée quand quelqu’un me dit qu’il est Serbe ou Croate, je ne sais pas trop à quoi me référer, du coup :O. ben, je considère la personne, déjà, peut être que ça va m\’aider à comprendre…
Cette tranche d’histoire n’intéresse plus grand monde. Tout a été dit et redit maintes fois. Tirer des conclusions aujourd’hui semble encore prématuré mais continuer d’en parler ne fera pas avancer la recherche de la vérité si tant est qu’il y en ait une…
Daniel Klenkovic mon ambition n’était pas d’apprendre quelque chose à des lecteurs que je savais par avance assez peu intéressés par les éléments historique indiqués. En tant qu’historienne de formation et anthropologue, je sais que les vérités historiques sont rarement uniques et indiscutables même si leur composition est souvent objectivée et le travail autour des faits peut être rigoureux. Dans tous les pays, les approches restent dominées soit par une idéologie dominante ou marginale ou par les nécessités d’une vérité d’Etat pour construire les bases d’un pays grâce à son histoire passée. qui définira probablement beaucoup le présent et l’avenir.
J’ai essayé de raconter quelques rencontres parce que les informations historiques restent pesantes pour le lecteur fût-il intéressé par ce dont je parle. Je n’ai pas évoqué l’histoire de Dragan parce que c’était l’une de mes premières rencontres avec un vrai échange. Il reste souvent dans ma mémoire pour sa sympathie, son destin de serbo-croate resté en Croatie pour ramener un peu d’argent à sa famille. Je repense à lui assez souvent à vrai dire en me demandant ce qu’il a pu devenir et regrettant de ne pas avoir pu lui donner mes coordonnées au cas où il aurait voulu garder un contact.
Je ne sais pas si ce qu’il m’a raconté était la vérité. Je n’imaginerais pas en douter. J’aborde les personnes que je croise (et que je ne reverrai sûrement jamais) avec le préjugé que ce qu’ils me disent est leur vérité. Je peux en penser ce que je veux, mais je n’ai pas à la discuter. Je ne sais pas ce que tu as pensé de cette histoire Daniel Klenkovic?
Si un jour quand tout ira bien pour toi, je veux dire quand tes vertiges auront disparus, autour d\’un café ou un petit raki, nous aurons le plaisir de concrétiser une rencontre soit en France ou en Serbie. Parler de chose et d\’autres sera plus facile…Je peux simplement dire ici que je ne suis en rien concerné par la désintégration de l\’ex-Yougoslavie, je n\’ai strictemet rien perdu et je n\’ai aucune sorte de haine envers qui que ce soit. Un aparté sans importance, sais-tu que mon prénom de baptême est Dragan ? Mon maître à penser fut et demeure toujours un certain personnage de l\’antiquité (a-t-il vraiment existé…?) il n\’en reste pas moins que la maïeutique est une méthode efficace, arriver par le dialogue à découvrir la vérité que chacun porte en soi.