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L’argot du bistrot de Robert Giraud : La langue verte des fillettes

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La couverture de ce petit dictionnaire savoureux montre l’intérieur d’un bistrot et un zinc vide de tout client. Comme pour nous avertir que les estaminets, bougnats et autres troquets qui firent les riches heures des quartiers parisiens (et d’ailleurs) tendent à disparaître. Et, avec eux, le langage populaire, riche, coloré qu’y parlaient les habitués. Avec L’Argot du bistrot (La Table ronde, collection « La petite vermillon », 271 pages, 8,50 €), Robert Giraud (1921-1997) redonne vie à cet univers, il nous rappelle, ou nous fait découvrir, les mots d’un temps presque révolu ; d’un temps où les hygiénistes (anti-alcool, anti-tabac, etc.) n’avaient pas encore exercé leur pouvoir de nuisance en imposant à tous leur idéal ascétique qu’il est politiquement correct d’approuver, « pour notre plus grand bien », comme il se doit, mais surtout contre le gré de beaucoup.

Reste ce dictionnaire, support littéraire d’une archéologie sémantique réjouissante, qui ravira les assoiffés de métaphores, d’euphémismes, d’hyperboles et de mots rares dont on imagine qu’ils auraient pu émailler le discours de Julien Carette ou d’Arletty dans un film de Jean Renoir ou de Marcel Carné. « Atmosphère », donc. De A, comme Abîmé (ivre) à Z, comme Zinguer (boire un verre au comptoir). Atmosphère de lieux conviviaux où l’eau s’appelait Anisette de barbillon ou Bouillon de canard et une chopine de vin rouge, un Enfant de chœur ou une Fillette ; où l’on s’enflanellait en absorbant une boisson chaude les jours de grand froid, où le Communard, le Cardinal et le Margouillat se confondaient pour désigner un rouge-cassis, où les Vaccinés au salpêtre, toujours un peu jupés, venaient s’humecter la dalle, remplir leur gazomètre et se faisaient offrir un Monocle (un verre à l’œil), quitte à ne se voir servir qu’un Reginglard ou un Vin à faire danser les chèvres, quand ce n’était pas du Brutal. Un univers qui ressemblait aux dialogues de Michel Audiard, notamment à ceux qu’il écrivit pour “Un Singe en hiver“, d’après l’excellent roman éponyme d’Antoine Blondin qui y célèbre tous ceux qui “n’ont pas le vin petit ni la cuite mesquine”.

Bien sûr, cet ouvrage érudit et savoureux ne saurait être exhaustif; ainsi, l’expression “tarauder à sec”, répandue dans les ateliers de mécanique pour justifier de remplir une nouvelle fois son verre, est-elle absente, mais chaque entrée fait l’objet d’une définition, parfois d’une longue et intéressante explication, le tout assorti de citations que Robert Giraud est allé puiser chez les meilleurs auteurs : Balzac, Eugène Sue, Zola, Alfred Delvau, Théophile Gautier, Les frères Goncourt, Charles Monselet, Jehan Rictus, René Fallet, Albert Simonin, Alphonse Boudard, Simenon, sans oublier ses amis, Prévert, Raymond Queneau et Maurice Fombeure.

Fombeure, justement… J’avais découvert les poésies de ce normalien accrochées aux les murs du Sauvignon (80, rue des Saints-Pères, non loin du Bon Marché), chez Alice et Henri Vergne, à la fin des années 1970. Dans cette institution fondée en 1954, Alice – qui avait ses têtes – servait un excellent Beaujolais, un remarquable Quincy et un Puligny-Montrachet de belle facture (dans tous les sens du terme, d’ailleurs) pendant qu’Henri préparait des sandwiches. Ceux-ci étaient aussi délicieux que célèbres : deux tranches de pain Poilâne agrémentées de saucisse sèche, de cantal, de chavignol ou d’un jambon d’Auvergne coupé si fin que les habitués parlaient avec bonhomie de « tranches à une face ». Produits d’une qualité irréprochable. Dans ce lieu convivial et minuscule (la véranda actuelle n’avait pas encore été installée), se croisaient à toute heure des ouvriers travaillant dans le quartier, des voisins, des acteurs, des étudiants (dont j’étais), des éditeurs, des écrivains. Pierre Poilâne, dont la boulangerie se situait à deux pas, venait souvent boire un verre. On le reconnaissait facilement à sa veste de velours côtelé et à son béret. De temps à autres, on voyait Romain Gary, dont l’appartement était proche, passer devant la façade pour descendre vers le boulevard Saint-Germain. Des conversations entre habitués, des mots refont surface, qui figurent évidemment dans L’Argot du bistrot.

Un autre établissement, que m’avait recommandé Henri Vergne car il se trouvait à deux pas d’où j’habitais, faisait encore davantage honneur à cet argot : le Père Tranquille (30, avenue du Maine). Là, régnait Jean Nouyrigat, dit Nounours, dit le Vieux sauvage, une figure singulière à l’accent rocailleux, licencié en droit, rugbyman, ami de Jacques Perret et d’Alexandre Vialatte. Dans ce bistrot, guère plus grand que le Sauvignon, il servait le Gamay de Touraine d’Henry Marionnet (une référence) et un Saumur-Champigny mémorable, autour d’une terrine de campagne qu’il préparait quotidiennement dans sa minuscule cuisine, d’un plat du jour et d’une mousse au chocolat dans laquelle, m’avait-il avoué, il ajoutait un verre de whisky. J’aurai l’occasion de reparler de Jean – et surtout de son livre de souvenirs, A l’Enseigne du Père tranquille, malheureusement épuisé. Les pages de ses mémoires recèlent des phrases et des mots qui n’auraient pas été incongrus dans L’Argot du bistrot de Robert Giraud.

Illustrations : Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo dans “Un Singe en hiver”, d’Henri Verneuil, 1962 – Jean Gabin et Bernard Blier dans “Archimède le clochard”, de Gilles Grangier, 1959.

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