Acteur important dans la vie matérielle et spirituelle de l’humanité, la forêt est une présence des plus fortes dans l’univers des communautés. L’imaginaire collectif a réservé à la forêt une place de choix, lui attribuant les qualités d’un personnage qui mène sa propre vie. La forêt est une présence vivante dans le mental collectif du peuple roumain aussi. L’expression “le bois, frère du Roumain” a fait fortune dans la culture roumaine. Elle traduit la symbiose de l’être humain et de la forêt, qui lui a servi de refuge durant les années troubles de l’histoire, assurant également sa subsistance.
Le territoire de la Roumanie a toujours été couvert de forêts. L’historien romain d’origine grecque Dion Cassius (155 – 229) raconte une légende: avant la guerre de Tapae, en 101 après J.-Chr., le roi des Daces, Decebal, aurait fait couper toute une forêt, de manière à ce que les troncs restés sur place aient tous la taille d’un homme.
Il les fit revêtir de chemises et de pantalons et munir d’armes de toute sorte. Vue de loin sous ce déguisement, la forêt semblait être une armée prête pour la guerre. Impressionnés par cette armée dace, les Romains se seraient retirés. Mais au-delà de cette légende reprise par Dion Cassius, toutes les sources historiques mentionnent le riche boisement recouvrant les territoires situés au nord du Danube et à l’intérieur de l’arc des Carpates.
La toponymie roumaine est également un indice des vastes étendues boisées du temps jadis. Au Moyen-Age, les sources historiques parlent de cette “Terra Ultransilvana” – ou pays d’au-delà des forêts, appelé plus tard “Transylvanie”. Bucovine, nom d’une contrée du nord-est de la Roumanie, signifie “pays des forêts de hêtres”. Dans la partie méridionale de la Valachie actuelle, des sources coumanes mentionnent l’existence du “Deliorman”, s’étendant depuis la zone de la ville de Pitesti, jusqu’au Danube dans le sud et au bas Danube, dans l’Est. “Deliorman” signifiait “forêt folle”. De nos jours, un département de cette zone du pays s’appelle Teleorman, nom dérivé de Deliorman.
Sur l’actuel emplacement de la ville de Bucarest s’étendait jadis une vaste forêt épaisse où peu de voyageurs s’aventuraient. L’existence d’une zone si fortement boisée explique d’ailleurs pourquoi la région est si peu peuplée. C’est aussi la raison pour laquelle les formations étatiques constituées dans le sud de la Roumanie actuelle au long des siècles n’ont jamais été suffisamment stables. Après la conquête de la Dacie par les Romains, la manière dont la romanisation s’y est produite est édifiant: alors qu’en Olténie, dans l’ouest de la Valachie, 90% de la population a été romanisée, dans la zone de Bucarest, dans l’Est de la Valachie, la romanisation a touché 40% des habitants tout au plus, selon les archéologues. Un autre indice est le transfert de la capitale de la zone montagneuse vers la plaine. Située d’abord dans la zone de collines bordant les Carpates Méridionales, elle a “migré” vers le sud, à mesure que les défrichages y créaient les conditions d’un plus grand développement économique et un espace plus “accueillant”, plus favorable aux habitats.
Dans la littérature roumaine, le thème de la forêt fut mis en circulation par les romantiques. Chez eux les premiers, la nature entière participe au vécu des humains et aux grands événements de l’histoire. Parmi les écrivains roumains les plus connus, notre poète national, Mihai Eminescu, a réservé à la forêt le rôle le plus nuancé et la place la plus significative dans ses écrits. “Si les rameaux…”, “A mi-rout’ du bois touffu”, “Pourquoi t’agiter, grand bois” ou “La IIIe épître” – sont autant de poèmes représentatifs de l’univers de Mihai Eminescu. C’est toujours ce poète des poètes qui a lancé le syntagme “la rivière, le rameau”, synecdoque qui a fait fortune dans la culture roumaine et qui suggère la participation de la nature et de l’espace aux aspirations humaines.
Mais comme toute chose, la forêt a elle aussi une double nature, positive et négative. Elle est donc également un endroit dont peut surgir le mal. Des personnages comme “l’abominable homme des forêts” ou “la vieille sorcière de la forêt” abondent dans les contes de fées roumains. Dans le roman “Dracula” de Bram Stocker, le héros traverse une forêt accompagné par des loups avant d’arriver au château du comte vampire. Dans le poème “Le sanglier aux crocs d’argent” de Stefan Augustin Doinas, le suspens est réalisé par le vers “par le coeur noir de la forêt il passait”, qui désigne le lieu de l’intrigue. La forêt a toujours été, chez les Roumains aussi, l’endroit où cherchaient refuge les hors-la-loi. Les contes et légendes à ce sujet abondent. Plus récemment, la forêt a accueilli ceux qui ont rejoint le mouvement de résistance anticommuniste. Ils y ont écrit de véritables pages d’héroïsme, tout comme les héros de la lutte anticommuniste des forêts polonaises ou lituaniennes.
La forêt a donc été une présence vitale dans l’existence des communautés roumaines et elle le restera, tant que les générations futures sauront la conserver.
Steliu Lambru / Dominique