L’amie prodigieuse est un coup de coeur inattendu aussi bien dans son format roman que série télévisée. Une plongée dans le Naples populaire des années 50 et 60, où deux enfants devenues adolescentes et femmes mettent à l’épreuve leur amitié, au rythme des évolutions de la société italienne …
Dans la catégorie des séries télévisées qui m’ont rendue lectrice, je ne peux m’empêcher de songer à L’amie prodigieuse série actuellement constituée de 2 saisons et inspirée de la tétralogie à succès d’Elena Ferrante. Il est rare que j’aie envie de comparer livre et série, si ce n’est pour la trilogie québécoise Les filles de Caleb sur le Quebec d’antan, que j’ai lue avec beaucoup d’intérêt plus de 25 ans après avoir vu la magnifique série Emilie la passion d’une vie et sa suite Blanche. Mais en découvrant la série L’amie prodigieuse dont j’ignorais alors qu’elle était tirée de romans, je me suis laissée emporter par cette histoire d’amitié au cours de laquelle on balaie 50 ans d’histoire de l’Italie. En lisant par curiosité les critiques sur la série L’amie prodigieuse saison 1 et 2 sur allociné, globalement enthousiastes, après avoir terminé les deux premières saisons (je ne lis jamais les critiques avant), je ne regrette pas d’avoir débuté par le support télévisuel, ce qui m’a permis de mieux apprécier chaque format avec ses forces et ses points faibles sans avoir la tentation de les comparer et de trouver presque autant de plaisir dans l’un comme l’autre.
L’amie prodigieuse, livre et série ; quand Elena Ferrante conte une amitié indéfectible
Deux fillettes, intellectuellement douées mais issues de familles pauvres pour qui l’éducation n’est sûrement pas la priorité, deviennent amies inconditionnelles. Malgré leurs différences de caractères, leurs choix d’autonomie différents, les jalousies et les tensions qu’elles éprouveront, leurs destins semblent irrémédiablement liés pendant 5 décennies. Elles éprouvent un fort sentiment contradictoire d’appartenance et de rejet, une complicité constamment teintée de rivalité, qui fait tout l’intérêt de la saga de romans d’Elena Ferrante et de la série télévisée produite par Canal Plus …
L’amie prodigieuse, c’est une histoire de femmes, fortes et déterminées obligées de combattre pour trouver leur voie vers le bonheur. Une histoire sans concession de cette Italie populaire incarnée par des familles pour qui les murs et les frontières de leur quartier sont déjà infranchissables, alors que Naples toute proche, où ils vivent pourtant aussi, apparaît comme une sorte de mirage inaccessible… Quand le quartier et ses codes culturels, éducationnels et sociaux semblent conditionner et confiner chacun dans des destins, écrits à l’avance en fonction de son statut social et économique. On ne quitte jamais vraiment le quartier, il nous rattrape toujours, même quand on applique toute son énergie à s’en extraire.
Une immersion dans un quartier populaire de Naples dans les années 50 et 60
Le premier tome et la première saison nous offrent une immersion lente, mais efficace et approfondie sur le plan sociologique dans un quartier napolitain de la classe très populaire. Son intérêt réside dans le portrait soigné et réaliste que cette saison dresse de ce microcosme évoluant dans un certain Naples, pas si éloigné et au pouvoir tellement puissant…. Plusieurs familles du quartier vivant dans le même immeuble se révèlent par contraste avec les dominants, les maîtres du quartier dont les influences, les réseaux, les actes et les manoeuvres pendant et après la guerre ont permis un certain enrichissement et une domination à l’échelle de ce territoire réduit. Certes, les amateurs d’action ou de rebondissements trouveront peut-être le rythme de cette première saison rébarbatif. Il y a quelques lenteurs, mais elles ne gâchent pas l’intérêt de l’étude presque ethnologique de ce milieu. Il n’est pas si évident de se familiariser avec autant de familles simultanément, et une longue collection de personnages secondaires ou plus mineurs, parmi lesquels je me suis un peu perdue jusqu’à la fin de la saison 1. Et même si ceux-ci auront une fonction précise par rapport aux héroïnes et se développeront à travers les relations qu’ils entretiennent avec Elena et Lila, ou leurs proches, j’ai mis un certain temps à intégrer qui est qui et quels liens unissent les uns et les autres au fil des années…
L’amie prodigieuse décrypte cette microsociété, reflet d’une certaine vie napolitaine complexe et très riche en enseignement, pittoresque, implacable et bien souvent irritante. On suit donc en détail la vie du quartier, les relations entre les familles et à l’intérieur de celles-ci … Les activités économiques présentées à travers les divers métiers manuels, car on ne saurait imaginer que l’école soit un ascenseur social, permettent la survie laborieuse et souvent misérable de la majorité, alors que quelques uns assoient leur autorité et tirent leur épingle du jeu, par les trafics et leur entregent. Le dialecte local, hélas trop peu présent dans la série en VF, signe cette appartenance à la condition populaire et la quasi empreinte définitive de ses origines à travers sa façon d’entrer en communication avec les autres, et surtout ceux qui ne sont pas issus du quartier.
La pesanteur des relations familiales est explorée avec beaucoup de justesse, d’autant que ressort de façon saillante l’extrême difficulté à exprimer la réalité de ses sentiments ou à se confier sur ses difficultés personnelles et encore moins intimes. Pas d’état d’âme, pas de confidences : les parents sont débordés par leurs tâches, assaillis par la peur de ne pas pouvoir trouver l’argent nécessaire à nourrir les bouches de leurs enfants. Les rapports humains paraissent parfois si froids, distants et cassants, et en particulier du côté des mères, – celles d’Elena et Lila, du moins – si différentes de la vision de la « Mama » protectrice prête à tout pour ses enfants. Les obligations familiales deviennent toujours plus lourdes et pénibles, d’autant que la dureté du quotidien renforce le sentiment d’amertume, d’envie et de jalousie face à ceux qui osent aspirer à autre chose. Et bien sûr, à une époque où l’église entretient encore un fort pouvoir sur la population, les croyances définissent les moeurs acceptables et les comportements qui génèrent désapprobation, rejet et critiques. Le poids du regard des autres tient une place centrale dans la capacité d’autonomie de chacun. Ce regard scrutateur, acerbe et parfois impitoyable, où les jugements vont bon train et les mauvaises réputations tiennent au rejet de la moindre aspiration à la libération et à son bonheur personnel.
On se prend bien sûr de passion pour la relation d’amitié ambivalente d’Elena Greco et de Lila Cerrulo, dont l’enfance difficile (et le statut de filles prédestinées à trouver un mari, élever des enfants et faire les tâches de la maison), ne les empêche pas de rêver de sortir du seul monde auquel elles semblent promises. En quoi leur pacte d’enfance définira-t-il le destin de chacune? Bien que toutes deux soient douées pour les études, Lila, la fille du cordonnier, est condamnée à arrêter l’école et à se marier pour s’extraire de sa famille, alors qu’Elena, la fille du portier, parvient grâce à l’aide de son institutrice à poursuivre des études jusqu’à l’université, en dépit des obstacles et des réticences de ses parents. Lila est brillante et ses intuitions en font un être à part, mais sa seule capacité consiste à détruire, malgré elle.
En dépit de sa réussite scolaire, Elena Greco se ressent comme illégitime, une sorte d’usurpatrice et elle a l’impression d’être toujours dans l’ombre de son amie, si dure, ingrate cassante et souvent cynique et incapable d’aimer et de croire au bonheur. Comment chacune se construit et nourrit de l’autre pour évoluer, même si la relation semble parfois très déséquilibrée ou si les héroïnes donnent l’impression de s’éloigner…. C’est autour de cette interrogation, que se développe l’attraction amicale que Lila exerce sur Elena et les conflits intérieurs qu’ils génèrent. On explore un registre plus intime et une dimension émotionnelle de la série que j’ai appréciée et retrouvée dans les romans avec une approche, tout aussi stimulante.
La deuxième saison, au temps de l’adolescence s’avère plus rythmée et trépidante, d’autant que les émois, les amours et les jalousies, pourraient séparer les deux amies. J’avoue l’avoir préféré à la première saison, qui restait plus orientée dans la présentation des acteurs, de l’ambiance du quartier et de ses modes de vie. Les réalités d’un mariage d’emblée malheureux car marqué par la tromperie et la violence confrontent Lila à ses démons intérieurs et lui rappellent combien elle ne s’appartient pas, même après avoir quitté sa famille qui l’utilisait pour ses intérêts, tandis que les sentiments cachés d’Elena pour Nino depuis son enfance, ne cessent de grandir et se heurtent à une autre forme de trahison. Comment l’amitié survit-elle à la trahison ? Ce sont les questionnements inspirés par la fin de la deuxième saison qui m’ont donné envie de lire la suite en livre par impatience plutôt que d’attendre la troisième saison ….
Regarder d’abord la série L’amie prodigieuse pour mieux apprécier les romans d’Elena Ferrante
Pour moi, qui ne suis pas dévoreuse de livres, le passage au support roman est déjà la preuve que la série L’amie prodigieuse est réussie et a éveillé suffisamment ma curiosité pour que je m’engage dans la quadrilogie et ne lâche plus les livres. J’ai beau avoir lu des critiques regrettant que la série ne soit pas aussi bonne que les livres, je n’ai pas eu ce sentiment. J’ai apprécié autant les deux supports et les ai considéré à part entière sans essayer de les comparer, bien que les lecteurs avertis aient estimé que le personnage de Lila (et c’est vrai) n’est pas forcément dans la série aussi méchant et profond que celui des romans de Ferrante. Qu’importe, la série est de très bonne facture, portée par des acteurs convaincants, une réalisation soucieuse des détails et restituant très bien les époques de ce quartier de Naples et de la grande ville en plein essor qui pousse tout près.
La tétralogie L’amie Prodigieuse se lit avec facilité, grâce à un style fluide et une histoire d’amitié très joliment développée, à la fois attachante et dramatique, mais nourrie avec tendresse et bienveillance par Elena Ferrante. A ce point que je me sentirais lectrice assidue en faisant si vite défiler les pages et me montrant plus impatiente de la suite. Chaque chapitre ressemble à la pièce d’un puzzle. Les personnages sont travaillés avec soin et tiennent une place claire, occupent une fonction cohérente dans la trame et le développement de la relation entre les héroïnes. Au fil des années, tous façonnent un tableau composite de la population italienne et définissent les clivages sociaux, les oppositions idéologiques, les engagements politiques et moraux de certains acteurs et les enjeux tiraillant les classes populaires et intellectuelles au cours des années 60 puis 70.