Je ne sais pas trop pourquoi la phrase ne m’avait pas choqué à l’époque. Peut-être était-ce la manière dont Georges Marchais l’avait dite ? Avec cet accent inimitable de vérité arrachée à un monde de mensonges. Je n’étais pas vraiment conscient des mensonges. Et certainement pas conscient de la souffrance et de la débrouille dans un monde sarcastiquement positif pour tous ceux qui devaient nous aider à croire dans la légende dorée…pour l’éternité. Une vérité bien enfermée, en vue de ne pas laisser s’échapper la victoire inéluctable.
J’ai acheté à Sibiu en janvier dernier le coffret qui réunit les films longs de Cristian Mungiu et la série de films courts auxquels il a participé : « les Contes de l’Âge d’Or » sortis en France en fin d’année dernière.
J’avais déjà eu l’occasion d’évoquer l’admirable « quatre mois, trois semaines et deux jours ». Un coup de poing dans la figure, en effet. Je viens de découvrir « Occident ». qui ne date que de 2002 et qui s’entraînait déjà à nous donner des gifles. La maîtrise du scénario passant parfois devant l’absurdité des situations. Absurdes sans doute parce que trop communes, ces situations là !
Entre dedans et dehors, entre les mailles des croisements subtils de trois histoires. Entre appartements trop petits et nouvelles maisons pour expatriés, entre boutiques de quartier, petits trafics et immenses supermarchés. Qui reste, qui part quand seuls les plus âgés savent qu’il y a eu un avant et que l’après ne pourrait vraiment être pire ? Meilleur ou pire dans un ailleurs lointain ou l’on dit que l’or n’est pas un simple mot d’ordre !
Dans les films de Mungiu et de ses amis, les routes sont toujours détrempées. Dans la campagne où les chaussures des profs et des cadres du parti glissent dans les flaques, comme dans les villes où les trous deviennent vite des piscines urbaines. Tout le monde résiste aux plans. Ou bien tout le monde fait semblant d’y croire. Tout le monde sait que la situation est devenue globalement absurde.
Ces films nous attachent par de multiples petits détails. Une couverture, un tapis, une bouteille d’eau rouillée, des œufs de Pâques teints comme ceux que les Roumains vont casser demain les uns contre les autres en évoquant le Christ ressuscité.
Mais la couverture sèche bizarrement entre deux arbres sur un arrière fond de fenêtres alignées le long d’un bloc anonyme où tout semble cassé, détraqué. Le tapis est battu dans une journée de printemps où des hommes en tricots plaisantent sur les femmes absentes. Comme un espace de respiration, presque de bonheur. Juste parce que, pour une fois, le soleil brille et les feuilles murmurent sous le vent du printemps.
Une bouteille qui contient de l’eau du robinet, une eau ferrugineuse – elle l’est d’ailleurs toujours après avoir parcouru un labyrinthe de tuyaux inventés il y a des siècles. Une eau qui témoigne encore de l’histoire ! Une bouteille parmi des centaines qui représentent pourtant un petit trésor à ne pas briser et quelques lei à récupérer.
Tout se récupère en effet. Tout peut servir, se voler, se maquiller, se trafiquer… Comment survivre, je veux dire survivre “globalement” ?
Et des queues, et des miliciens, et des visages gris, et des drapeaux, et des marchés qui semblent aussi vrais qu’il le faudrait parce que l’image doit les fixer ainsi dans le regard du pouvoir qui risque de passer et d’inspecter.
Tous les chefs d’Etat français semblent avoir rendu un hommage un peu triste à ce pays qui leur semblait hors norme. De Gaulle s’est même essayé à la langue roumaine, tandis que Giscard d’Estaing, trop grand à côté du petit génie des Carpates, aurait dû ôter son chapeau pour éviter aux journalistes d’avoir à trouver le moyen de restaurer la dignité perdue de leur chef décoiffé.
Des petites histoires dans les grandes. Nous pouvons rire, certes. Mais comment pouvons-nous réellement comprendre ?
Les traces de ce temps là s’en vont. Celles que j’ai connues il y a quinze ans, certainement ! D’autres nappes et d’autres meubles sont arrivés et il n’est plus besoin du gaz en bouteille pour asphyxier les cochons. Ils sont préemballés !
Le coca, les hamburgers et l’électronique des magasins Germanos ont coiffé la tête de jeunes gens issus d’un peuple avide de littérature, de peinture et de légendes, les transformant en hommes et femmes publicitaires. Des petits Mickeys de la consommation. Comme nous ?
Combien d’années déjà depuis que l’homme à la chapka a lui-même glissé dans la boue de l’histoire ? Une éternité !