Dans le soldat et le gramophone de Sasa Stanisic, écrivain de mère bosniaque et de père serbe, raconte l’histoire de la déchirure de Yougoslavie vue depuis Visegrad, ville déjà connue grâce à Ivo Andric, qui avait signé Un pont sur la Drina.
Un jeune garçon, Aleksandar, raconte la vie en Yougoslavie avant le déferlement des bombes et de la folie des hommes. Nous sommes dans une petite ville, Visegrad, où les Serbes et les Bosniaques vivent en voisin, où ils se disputent joyeusement, où ils s’unissent par les liens sacrés du mariage, où ils ont des enfants, où ils travaillent et bâtissent un avenir sous la houlette invisible du portrait de Tito.
Une famille à Visegrad dans la guerre de Yougoslavie : un roman entre rires et larmes
Visegrad, une petite ville qu’un pont relie, un pont sur lequel des milliers de pas ont marché (et usé les pierres) ou se sont arrêtés pour regarder les poissons, ces étranges silures qui gobent avec gourmandise les crachats des enfants.
La vie s’écoule tranquillement, paisiblement à l’image de la Drina qui glisse entre les piliers du pont. La vie d’Aleksandar se partage entre l’école, la pêche, les promenades aux côtés de son grand-père Slavko, les sorties avec les Pionniers, les discours de Slavko devant les membres du Parti, les balades avec Edin, son alter ego, dans un silence où tout se dit.
Puis, un jour l’incompréhensible survient: le bruit de la fureur et des armes des hommes retentit dans le lointain, s’approchant de jour en jour de Visegrad; ils s’entredéchirent alors que récemment encore ils travaillaient, vivaient et aimaient ensemble. Voilà venu le temps de la terreur des séjours prlongés à la cave, là où les noms n’ont pas d’importance, là où les noms ne font pas disparaître les personnes qui les portent.
Il y a l’arrivée des bombes, de la violence, des soldats qui terrorisent, arrêtent, torturent, mutilent, tuent ou exécutent celui ou celle dont le nom n’a pas la bonne consonnance. Il y a une fillette, perdue sans ses parents, égarée dans ce tableau sombre et rougeoyant: elle a des boucles et des yeux clairs, elle s’appelle Asija et porte un nom musulman. Il y a la musique glaçante de l’interrupteur des escaliers et des fusils mitrailleurs dansant sur les rampes; elle sonne le glas du vivre ensemble, craquèle le vernis de civilisation qui enrobe l’être humain. Mais les jeux d’enfants sont plus forts que la peur: la grille de la cave laisse échapper les intrépides le temps d’aller récupérer un journal au kiosque abandonné…les mères n’en n’ont rien su, les galopins deviennent adultes avant l’heure.
La famille d’Aleksandar est à l’image de l’ex-Yougoslavie: une myriade de visages, de personnalités, de caractères plus trempés les uns que les autres, d’ethnies, d’insouciance, d’amour de la vie et de ses beautés derrière le labeur quotidien. Les grands-mères sont joyeuses même si le silence, personnage important du roman, est devenu l’expression d’une d’entre elles. Elles sont la chaleur des racines véhiculant la sève des souvenirs familiaux; avec les grands-pères et les arrière-grands-parents, elles sont la mémoire d’un pays morcelé qui a su aussi bien s’unir que se déchirer. On déguste, en leur compagnie et aux côtés d’Aleksandar, les prunes dans le jardin fleurant bon l’été finissant. On goûte le vin sucré, les poivrons farcis, les boulettes de viande hachée, on entend presque le son des musiques endiablées qui marient les notes slaves et méditerranéennes…comme dans un film d’Emir Kusturica.
L’écriture de Sasa Stanisic virevolte, sautille entre audace, humour noir, émotion et profonde nostalgie (presque cri de douleur). La guerre civile, ravageuse, apparaît entre deux souvenirs du monde d’avant qui, malgré la baguette et le chapeau de « magicien du possible et de l’impossible » offert par grand-père Slavko, ne peut revivre hormis dans le souvenir et dans l’inlassable narration, récit qui ne doit pas s’éteindre afin que rien ne tombe dans l’oubli.
La guerre et ses pieds de nez oscillant entre rires et larmes: la scène, poignante et édifiante, de la partie de football entre miliciens serbes et bosniaques où l’enjeu est la survie si l’on gagne, la mort si l’on perd. Le cadre magnifique d’une forêt séculaire, truffée de mines, apporte la dimension ubuesque et tragique digne de figurer dans un film de Kusturica comme La vie est un miracle: le surréalisme atteint son paroxysme. Puis, c’est la scène où dansent des soldats autour d’un gramophone, égrenant les notes d’une chanson traditionnelle, d’avant la déchirure, chantée et dansée par un pays qui n’est plus. La magie, hélas n’existe pas, seul le souvenir garde vivant ceux qui ne sont plus. Les plaies cicatrisent, les survivants se reconstruisent au pays ou à l’étranger, la nostalgie étreint Aleksandar, devenu jeune adulte, à travers un nom, celui d’Asija la petite fille perdue qui versait des larmes à chaque cacophonie.
J’ai aimé me perdre dans le dédale de la narration déroutante car protéiforme: les lettres se mêlent aux listes et aux écrits jetés au gré des souvenirs sur le papier. Le tout relevé par la maîtrise de la recréation des ambiances et la transmission des émotions. Ce qui peut étonner est l’absence de description des personnages: on sait ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils font mais on ignore à quoi ils ressemblent. Ce flou, savamment entretenu, donne plus de poids au propos, plus de vigueur et de force au récit.
Un premier roman très réussi où l’émotion est sans cesse présente et où le plaisir de lire est à chaque page renouvelé.
Roman traduit de l’allemand par Françoise Toraille
Un article sur l’auteur de Télérama
Encore un livre qui patiente sur ma liste mais j’ai déjà une quarantaine de lectures programmées pour cette année…