L’étranger, spoliateur du peuple – une image sur laquelle s’est appuyée l’apparition de l’idée nationale au 19e siècle. De passage dans le Bucarest de 1835, où se croisaient dans les rues des phrases prononcées dans une multitude de langues, l’écrivain transylvain IOAN CODRU DRAGUSANU s’exclamait dans une lettre à un ami: “Me voilà à Bucarest, la Babylone de la Roumanie!”. Dràgusanu était, en effet, sous le choc, mais il n’exagérait en rien.
La ville résonnait en roumain, bien sûr, mais aussi en albanais, arménien, bulgare, grec, hongrois, russe, turc ou encore en français, allemand ou italien. Situation inacceptable aux yeux des élites nationalistes roumaines, qui pensaient que les étrangers devaient faire un choix tout simple: s’intégrer et devenir des citoyens roumains à 100% ou bien partir. L’explication de cette attitude était claire: puisque ces gens-là faisaient des affaires et gagnaient de l’argent en Roumanie, ils avaient l’obligation morale de parler la langue roumaine. En effet, certains de ces étrangers non seulement ont parlé, et bien parlé, le roumain, ils ont même contribué à l’étude de la structure de la langue.
En fait, cette obsession de la peur de l’étranger avait enflé et nourri certaines passions nationalistes des plus intenses dans le sillage de l’affirmation sociale de la minorité juive. Mentionnés dans les documents déjà à l’époque de la conquête de la Dacie par l’empereur romain Trajan, au 2e siècle après J.-Ch., les Juifs sont arrivés nombreux en Moldavie et en Transylvanie à la fin du 18e et au début du 19e siècles, poussés par les persécutions dont ils faisaient l’objet en Galicie. L’augmentation du poids de cette minorité est à l’origine de l’apparition de ce qui a été appelé “le problème juif”. Sans droits civils jusqu’en 1923, les Juifs ont dû composer avec l’hostilité, parfois ouverte, de la population et des autorités roumaines.
Cependant, les élites nées au sein de la minorité juive ont eu une contribution remarquable au développement des sciences et de la culture nationale. En linguistique, par exemple, les théoriciens d’origine juive ont fait un travail très important pour l’évolution du domaine. Ce fut le cas de HEIMANN HARITON TIKTIN (1850 – 1936), un des plus grands linguistes roumains, né dans une famille de rabbins de la ville de Breslau, en Silésie, et établie à Iasi, dans l’est de la Roumanie.
Suivant la tradition de sa famille, Tiktin avait étudié la religion et les langues classiques – le grec et le latin. Grand érudit et ami du poète national roumain Mihai Eminescu, Tiktin a fait un doctorat en philosophie linguistique à l’Université de Leipzig; en 1883, il publie une Grammaire de la langue roumaine, suivie d’un très valeureux dictionnaire roumain – allemand en trois volumes. Bien que converti à la religion chrétienne orthodoxe, largement majoritaire parmi les Roumains, Tiktin a dû affronter de nombreux préjugés liés à son origine ethnique. Vers la fin de sa vie, déçu par l’évolution de la politique antisémite pratiquée en Roumanie et en Europe, il s’établit à Berlin où il meurt en 1936.
Autre grand linguiste juif roumain, MOSES GASTER (1856 – 1939) est né à Bucarest, dans une famille séfarade à forte tradition rabbinique. Dès ses années à l’Université, il se consacre à l’étude de la linguistique, du folklore, de la littérature ancienne et de la littérature traditionnelle roumaines. Membre du cénacle littéraire “Junimea-La jeunesse” de Iasi, il est l’ami du poète Mihai Eminescu et du critique littéraire Titu Maiorescu. Son oeuvre linguistique la plus importante c’est “La chrestomathie roumaine” en deux volumes, une anthologie qui inclut aussi plus de 200 textes manuscrits des 16e – 18e siècles.
Moses Gaster est expulsé en 1882, sur ordre du gouvernement libéral de Ion C. Bràtianu; celui-ci entendait répondre ainsi aux réactions internationales critiques à l’égard de la Roumanie qui refusait d’accorder des droits civils aux minorités ethniques, notamment aux Juifs. Moses Gaster s’établit à Londres, où il accède à la position de rabbin de la communauté séfarade; son intérêt professionnel est attiré par les études de slavonique et d’exégèse talmudique et de judaïsme. Gaster fut également une personnalité importante du sionisme, activement impliquée dans les négociations entre les autorités britanniques et les élites juives au sujet de l’implantation de colonies juives en Palestine, au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
Le troisième grand nom de la philologie roumaine fut celui de LAZAR SEINEANU (1859 – 1934), un savant passionné de linguistique, de folklore comparé, d’études orientales et indiennes. Seineanu est l’auteur d’un ample dictionnaire universel de la langue roumaine, une référence en la matière. En 1901, il a suivi l’exemple d’autres Juifs roumains et s’est établi à l’étranger.
La liste des grands linguistes juifs roumains inclut bien d’autres noms: ALEXANDRU GRAUR (1900 – 1988) est un repère dans les domaines de la philologie classique, de l’ethymologie, de la linguistique générale, la phonétique et la phonologie, de la grammaire, de l’onomastique et de la lexicologie. Pendant des années, Alexandru Graur a tenu une rubrique radiophonique très populaire, consacrée au bon usage de la langue roumaine. ION AUREL CANDREA (1872 – 1950) était un spécialiste en romanistique, lexicographie et géographie linguistique, tandis qu’YVES GOLDENBERG (1929 – 1977) a été l’initiateur des études de langue et de civilisation arabes. Et la liste peut continuer.
Par Steliu Lambru; Ileana Taroi