Le XVIIe siècle fut celui des penseurs libertins et du spinozisme, annonciateurs des Lumières. Il fut celui durant lequel toute une élite intellectuelle et politique, héritière plus ou moins assumée de la philosophie des Frères et Sœurs du Libre Esprit et du christianisme épicurien de Montaigne, s’opposa aux ligues de dévots, adeptes d’un christianisme strict, mortifère et souvent hypocrite, dont l’exemple archétypale fut décrit par Molière dans son Tartuffe. Ce fut encore le siècle qui laissa les femmes d’esprit s’épanouir, écrire, étudier les sciences et tenir salon – autant de rôles que le XIXe, conservateur et puritain, tentera d’effacer en reléguant les unes à leurs fourneaux bourgeois et en déniant aux autres tout statut intellectuel.
Parmi les figures les plus marquantes du XVIIe siècle, Ninon de Lenclos (1620-1705) tient une place de choix ; Michel de Decker vient de lui consacrer une biographie sous le titre : Le Roman vrai de Ninon de Lenclos (Belfond, 225 pages, 20 €). L’auteur y retrace la vie de cette célèbre courtisane, née d’un père fantasque et d’une mère bigote, qui reçut au pied de son berceau les deux plus appréciables qualités dont pouvait, à l’époque, rêver toute jeune fille non fortunée pour s’affranchir des difficultés matérielles : la beauté et l’esprit.
Sans doute prenait-on pour « une femme de mauvaise conduite et de bonne compagnie » cette Anne devenue Ninon qui, jetant les tabous par-dessus les moulins, mena sa vie comme elle l’entendait et en laquelle on peut voir l’un des précurseurs du féminisme. Mais le jugement moral n’était guère en cours chez les gens d’esprit et l’on se pressa dans son salon – quand on n’espéra pas rejoindre sa chambre… jusque dans ses dernières années. Or, cette femme cultivée et délicieuse mourut à 85 ans…
L’auteur dresse un inventaire impressionnant et probablement non exhaustif de ses amants, divisés en deux catégories bien distinctes, ceux de cœur et les « payeurs » auxquels elle n’accordait ses faveurs qu’avec parcimonie, mais au prix fort. Il livre également une liste de ses amis, où l’on retrouve la fine fleur des arts, des lettres et de l’aristocratie. Le roi lui-même aurait pu envier un tel plan de table : Saint-Evremond, le Grand Condé, Molière, Christian Huyghens, Bussy-Rabutin, Scarron, Tallemant, Madeleine de Scudéry, Fontenelle, Nicolas Boileau, Lully, La Rochefoucauld, La Fontaine, bref, tous ceux qui comptaient à Paris, sans oublier quelques abbés libertins, plus assidus dans sa ruelle qu’aux vêpres. Michel de Decker nous apprend même que la reine Christine de Suède tenta de la courtiser, en vain – la bisexualité était, à cette époque, plus répandue qu’on ne pense, chez les représentants des deux sexes. La chance sembla davantage sourire à une autre femme, Françoise d’Aubigné, épouse, puis veuve de Scarron, qui, en 1683, épousa toutefois Louis XIV (sous le nom de Mme de Maintenon) et s’enkysta dans une pesante austérité.
De la première à la dernière page, l’auteur mène son récit tambour battant, d’un style alerte, voire parfois désinvolte, bien en adéquation avec l’insouciante légèreté de ce temps-là, où « l’esprit » se passait fort bien d’une chrétienne majuscule, où l’on composait en toute occasion épigrammes et madrigaux (parfois galants, parfois féroces) et où les bons mots pouvaient forger ou détruire une réputation. Beaucoup de ces derniers émaillent cette biographie, ciselée sur mesure pour le grand public. Voilà pourquoi, sans doute, il y manque un index alphabétique des noms cités, ainsi qu’une bibliographie, lesquels seraient cependant fort bienvenus à l’occasion de futures réimpressions.
Illustration, Antoine-Jean-Baptiste Coupé, Ninon de Lenclos, gravure.
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