Prague est la ville natale de Franz Kafka mais aussi une ville qui fit son malheur et qui nourrit ardemment son imaginaire malade. Kafka y vécut l’essentiel de sa vie, malgré son sentiment de détestation pour le mépris des Praguois.
Kafka chevauchant les épaules d’ un géant acéphale orne la place de la synagogue espagnole , un homme de bronze suspendu à une poutre salue les passants au mépris de la gravité, sur le pont charles un turc se lisse les moustaches en gardant un prisonnier alors que surgit derrière lui une tête de cerf surmontée d’une croix. Un Christ entouré d’ une formule hébraïque attend quelques pas plus loin la fin de son supplice.
Un foetus luisant et violacé emprisonné dans une gouttière illumine une place, se détachant comme une excroissance maladive du mur de la maison pastel qui semble en constituer la matrice.
Non loin de là,au musée de la torture, les supplices les plus pervers sont énumérés et l’on apprend que, si les français pratiquent le découpage à la scie des condamnés , les allemands possèdent un pouvoir d’ innovation exceptionnel en la matière. Une dame de fer aux pointes acérées demeure entrouverte en permanence à côté d’un siège hérissé de piques.
Quelques unes de ces étrangetés praguoises nous rappellent combien cette ville est propice à des rencontres inhabituelles. On ne peut jamais parier sur ce qui va se produire à Prague.
D’étranges métamorphoses s’y déroulent aussi , les hommes-cafards y pullulent, ils côtoient des coupables sans loi pour les condamner laissés en liberté , les portes se dérobent lorsque vous agrippez la poignée , les fenêtres n’ ont pas de vue , les rues pas de fin et vous avez peut être serré la main à une personne morte il y a un siècle quelques secondes plus tôt.
L’oeuvre de Kafka, une oeuvre profondément praguoise
Prague est la ville où Franz Kafka fut malheureux du réel et malade de son imaginaire. Prague est une malaria du rêve, un temple du bizarre qui contamine ses enfants les plus fragiles.
L’œuvre de kafka est profondément praguoise en ceci qu’elle ne connaît pas plus que la ville qui l’ a vu naître la logique topographique et temporelle du monde commun.
Les ouvrages de Kafka sont remplis de cheminements impossibles, de procédures absurdes, de lieux isolés du monde ou reliés au monde par une géométrie incohérente, pleine de trappes et de portes, de fenêtres et de bureaux. le monde y est vu métaphoriquement comme un lieu labyrinthique dont la présence inexpugnable oppresse, forteresse dont on ne peut sortir: château, prison , tribunal. Kafka dresse le portrait d’une modernité où les formes visent à faire disparaître le contenu “l’ absence de forme est peut être la forme qui convient à la vie contemporaine» dira à la même époque le sociologue allemand Georg Israël Simmel. Ainsi le procès ,système judiciaire sans loi , culpabilité sans faute , accusation sans victime, condamnation sans rédemption possible est une métaphore de notre monde bureaucratique autant qu’un exposé de la bureaucratie comme vérité de la condition absurde de de l’ humanité. .
Kafka revient dans «le procès» à un temps d’ avant , d’avant la loi, d’avant l’ éthique, un temps de l’origine , une fiction inquiétante d’une origine peut être absurde.
L’ œuvre de Kafka est elle aussi une question sur l’ Aleph, elle est une fiction permanente sur des distorsions que le présent fait subir à des questions éternelles.
Le triangle Nietzsche , Dostoïevski, Kafka est le triangle accusateur du vide de la modernité, la troïka nihiliste et prophétique qui annonce combien Nous allons devenir vides.
L’ absence de l’ Aleph ne s’ explique pas pour Kafka , il n’ y a plus d’ Aleph, plus d’origine discernable .Il ya un récit à poursuivre sans fin.
Entre la mort de Dieu de Nietzche , le monde informe de Kafka sans Loi peuples uniquement d’institutions sans finalité , d’évènements sans buts et le constat d’impossibilité du retour vers la transcendance de Dostoievski, la modernité trouve ses trois grands annonciateurs.
C’était en 1943. Alors que les trois sœurs de Kafka sont conduites dans un train pour être exécutées quelques mois après à Terezin, un texte méconnu va être publié par l’homme en qui seul résidait l’esprit humaniste de l’ Allemagne en ces années ,comme il avait résidé chez Heinrich Heine en exil un siècle auparavant.
Trahir l’ Allemagne étant alors la seule façon de la servir, Thomas Mann a décidé de s’inspirer du récit biblique pour mener sa lutte spirituelle contre le nazisme. «Joseph et ses frères» est un ouvrage connu à défaut d’être lu tandis que “Das gesetz” “la Loi” est désormais complètement oublié.
J’ aime l’idée que ce texte mineur est une forme de réponse à Kafka et qu’il reprend l’ idée de ce dernier là ou elle s’est arrêtée. Suivant en cela le récit biblique, Mann n’oublie que la Loi est mise en œuvre par Moïse alors que des tribunaux sont déjà créés avant le don de la Loi.
Moïse a reçu la visite e son beau-père yitro et celui-ci lui a suggéré de créer des tribunaux et de nommer des juges mais il n’ y pas de Loi à appliquer et le risque d’ arbitraire et d’absurdité est d’autant plus grand que l’étranger est reparti.
Si la justice précède la loi, dépourvue de cette dernière , la justice est vaine et risque de devenir folle. Si la violence de l’ oralité précède la lettre alors la catastrophe est sûre , si Hitler sait manier le verbe et si le peuple allemand oublie son patrimoine culturel comme les hébreux la loi , le peuple allemand et sa langue vont disparaître, spirituellement contaminés par la novlangue hitlérienne.
Le Moîse de Mann est un être violent en proie à des pulsions fortes, habité par une sensualité inassouvie et trouble, son désir pour josué difficilement réprimé. la Loi est son propre remède.
Mann reprend donc le fil de Kafka qui , lui , imagine des tribunaux sans justice, il rétablit dans ses ouvrages de guerre où la Bible est si présente le souci éthique dont Kafka exposait le vide lancinant et l’oubli.
Le monde de Kafka , monde sans loi est un aussi un monde où les pères ont failli , où le nom-du -père a été effacé presque entièrement en Joseph K, où le nom paternel n’a plus de signification. Le journal de Franz est rempli de reproches envers cette figure paternelle aimée mais décevante qui n’a pas su transmettre le judaïsme.
De Franz Kafka à Thomas Mann
Un des textes les plus cruels de Kafka se nomme d’ailleurs «le jugement»(urteil) IL raconte l’ humiliation d’ un fils par un père.
Mann saura s’en souvenir peut être inconsciemment alors que son fils Klaus, un autre K, se sera suicidé après avoir publié un grand récit décadent de la fin de l’ Allemagne qu’est «la danse pieuse» et s’être rendu dans cette autre colonie pénitentiaire de l’ esprit qu’était la dépendance à la morphine.
Dans son amour pour Venise, ville tout aussi irréelle que Prague, Mann n’oublie peut-être pas non plus Kafka dont il partage la langue. Kafka l’ éternel fils dialoguant à distance avec Thomas Mann, l’ éternel père.
Mais si, l’ Allemand de Kafka est volontiers elliptique , bref ,allusif , avec sa part de silence , une pudeur et un art de l’ économie que l’on retrouve dans les poèmes de Celan ou chez Herta Müller, ces autres minoritaires de la langue germanique. l’Allemand de Mann est pour sa part l’héritier de l’ Allemand prométhéen, Schillerien, du Romantisme dont il a su délaisser l’emphase pour le couler dans le rythme ample et régulier du récit biblique.
Kafka et Mann, deux locuteurs de l’ allemand mais deux sommets dans le maniement opposé de la langue , comme des miroirs inversés, unis par un certain prophétisme en face de celui qui allait salir à jamais par ses éructations la langue de la haute civilisation germanique dont ils étaient les derniers feux, comme un symbole de ce que fut la synthèse judéo-allemande, rêve brisé , dialogue rompu entre Berlin-Athènes et Jerusalem-Prague
- Tourisme Ukraine : Odyssée à Odessa - Juil 5, 2014
- Prague, la ville de Franz Kafka et de son malheur - Juil 5, 2014
- Les Enfants Praguois d’ Edmund Husserl : de Masaryk à Patocka - Juil 3, 2014