Le vent de liberté qui s’est mis à souffler en Roumanie après la révolution de décembre 1989 allait tout changer sur le plan national et les années qui vont suivre à la chute du communisme marqueront une course contre la montre de récupération de plusieurs « handicaps ». Les Roumains se voyaient obliger à apprendre rapidement les valeurs de la démocratie occidentale. Malheureusement, l’héritage de l’ancien système communiste posait encore des freins, engendrait des conflits qui entraînaient un certain retard dans l’application des réformes au cours de la première décennie de démocratie roumaine post communiste. Ainsi, deux groupes principaux sont apparus dès les premiers jours. D’une part, les partisans d’une réforme lente de l’économie et des institutions publiques et regroupés autour du Front du Salut national et de son leader, Ion Iliescu. Ce courant était qualifié de « néo-communiste » par ceux qui, de l’autre côté, voulaient une réforme rapide et radicale, à savoir les membres des partis historiques : le Parti National Libéral et le Parti National Paysan Chrétien – Démocrate.
Minoritaires, ces derniers se sont vu appuyer par nombre de forums et d’organisations civiques qui militaient pour l’écartement du pouvoir de tout élément de l’ancien régime. Parmi ces associations, l’une a fait figure à part : la Société Timisoara, créée le 19 janvier 1990 par un groupe d’intellectuels de la ville homonyme. C’est à cette société que l’on attribue le document programmatique le plus important de la Roumanie post communiste, la Proclamation de Timisoara. Rendu public le 11 mars 1990, le document en treize points exprime les idéaux de la révolution roumaine. Parmi eux – le célèbre en Roumanie point numéro 8 qui appelait à ce que tous les anciens officiels communistes soient interdits de toutes fonctions publiques pendant une période de 10 ans. C’est un document qui essayait en première de faire appel à la loi pour débarrasser la société des éléments communistes, après l’échec d’un autre fameux texte pour les Roumains, l’« Appel aux canailles », écrit le 30 décembre 1989 par le philosophe Gabriel Liiceanu.
La Proclamation de Timisoara a fait des adeptes notamment dans les rangs des intellectuels de Roumanie qui, en signe de soutien, ont initié un mouvement de protestation sur la place de l’Université de Bucarest. Connu sous le nom de « Golaniada » qui vient du mot « golan », voyou en français, ce mouvement a débuté en avril 1990, un mois avant les premières élections démocratiques de l’après ’89. Au bout de 52 jours de protestations, une « minériade » (intervention violente des gueules noires) mit fin à cette manif – sitting, provoquant la mort d’une centaine de personnes. Le pouvoir, impliqué dans cette répression, n’en reconnut que sept.
Plus de deux décennies se sont écoulées depuis ces événements et nombre de voix de Roumanie reconnaissent l’échec total de cette initiative qui aurait pu contribuer à la modernisation totale du pays. En l’absence d’une loi de la lustration, doublée de la forte influence des anciennes figures communistes sur la scène politique, la Proclamation reste, selon certains, un chapitre inachevé de l’histoire roumaine. Parmi ceux qui partagent cette opinion figure aussi l’historien Adrian Cioroianu, professeur à l’Université de Bucarest :
« La ville de Timisoara fête les 20 ans d’existence de ce document très important, voir essentiel pour la Roumanie post communiste. Un document qui figure sans nul doute dans les pages de notre histoire contemporaine. On ne saurait pourtant dire si ce document a fait ou non l’histoire de notre modernité. Malheureusement, il ne s’agit que d’un chapitre très important, certes, mais inachevé de l’histoire contemporaine de la Roumanie. Vers la moitié des années 1990, les Roumains étaient persuadés à 100% de la légitimité des articles de la Proclamation, notamment de celle du célèbre point 8. Ensuite, j’avoue avoir figuré parmi ceux qui, tout comme l’ex président Emil Constantinescu, avaient cru que ce point 8 n’était plus d’actualité en 1997, suite aux changements de régime opérés selon les lois de la démocratie. »
Selon l’historien Andrei Oisteanu, la Proclamation de Timisoara occupe une place à part dans la mémoire collective :
« C’est un document fixé dans la mémoire de notre génération. Les Roumains sont bien réservés au moment où ils se voient obliger à condamner le communisme dans son ensemble et toutes ces horreurs sociales, culturelles et légales commises pendant 45 ans. Or, par la façon dont Timisoara a su préserver la mémoire de la révolution, elle surclasse Bucarest. D’abord, parce que Timisoara est une ville plus petite, plus facile à gérer et la communauté qui y vit est plus solidaire que celle la capitale. Ensuite, parce que les habitants de Timisoara se sont engagés tous seuls dans la bataille contre l’ogre. Cette expérience unique dans les rangs des Roumains a laissé des traces profondes. Il faut dire que trop de mémoire risque de nuire, mais peu de mémoire nuit davantage. De ce point de vue, la communauté de Timisoara a su dénicher les principaux moments de la révolution. Une plaque en marbre posée sur l’édifice de l’Université de Bucarest nous apprend que « c’est bien ici que des professeurs et des étudiants ont lutté et se sont sacrifiés pour la liberté entre décembre 1989 et juin 1990. » Ce détail est très important puisqu’il nous apprend que la révolution n’était pas terminée en décembre, après quelques jours de combats et la mort du couple de dictateurs. Elle n’a pas duré 6 jours, mais 6 mois, entre le 15 décembre 1989, quand elle a débuté à Timisoara et le 15 juin 1990, à Bucarest. »
La Proclamation de Timisoara a mis en évidence les efforts d’une partie de la société roumaine de sortir de la nuit du totalitarisme. Si ses efforts ont échoué, alors c’est la société toute entière qui en est responsable, notamment ceux qui refusent toujours de tourner complètement le dos au communisme.
Aut : Steliu Lambru, trad: Ioana Stancescu