J – 2 … Dieu avait entendu ma prière. Ne sachant pas réciter à haute voix les prières apprises dans l’enfance avec une ferveur suffisante, j’avais préféré Lui parler en silence directement. Tout se jouait entre Lui et moi.
Je me trouvais pourtant bien mesquine et ingrate de me tourner vers lui uniquement dans un tel moment de désarroi, de tension et d’affliction, alors que depuis si longtemps je m’étais détournée et j’avais éprouvé les morsures du doute. Je Le retrouvais bien égoïstement pour tenter d’apaiser ma solitude, mes peurs si intenses et le chagrin qui se profilait face à l’inéluctable disparition de celle dont j’avais partagé la vie pendant si longtemps… Je Lui demandais qu’Elle ne souffre pas et le rejoigne l’esprit tranquille.
Qu’importe ce qu’avait été son existence nourrie d’angoisses, d’erreurs, de manques de communication et d’impossibilités à s’aimer et se respecter. Elle n’avait jamais supporté qu’on l’aime, ni qu’on puisse la quitter. Elle n’aimait ni les gestes de tendresse, ni les mots affectueux. Aucun acte était parvenu à combler son profond sentiment de vide intérieur, venu d’on ne sait où, et elle n’avait pas toléré davantage le bonheur, oscillant entre cyclothymie, rejet et dépression. Qu’importe ce qu’avaient été nos relations et surtout celles avec les personnes que j’aime le plus. Cela avait été toute notre vie et cela représentait si peu de choses…
Elle m’avait chérie sans toujours trouver le juste équilibre, me faire une (vraie) place, ni me laisser vivre. J’étais restée auprès d’Elle sans me poser plus de questions, sans penser qu’un jour, nous finirions par nous séparer. Aussi, je voulais juste que son départ soit doux et facile pour elle. Ma mère me répétait sans cesse, quand je lui disais qu’il fallait croire en la promesse d’Au-delà, en une Éternité paisible et heureuse, en Dieu et en sa bienveillance : qu’il n’y avait pas de Dieu ! Que tout ça, c’était du n’importe quoi ! et que Dieu faisait seulement souffrir! « Dieu ne sert à Rien! et il n’y a rien à espérer de lui, » me rétorqua-t-elle avec son ton inflexible et son regard sombre.
Chacun trouve en lui les réponses qui l’arrangent, me dis-je intérieurement. Il n’était pas temps de débattre. Elle préférait croire que Dieu était responsable de sa peine dans le présent, de ses regrets du passé, de sa détresse à venir quand elle serait confrontée à la perte de la personne dont elle était souvent si proche et si éloignée. Que de responsabilités imputées à un Dieu qui n’existe pas, lui dis-je!… Je préférais voir dans le sourire enfantin de ma grand-mère habituellement si dure et craintive et dans son apaisement momentané, ses quelques paroles presque comme autrefois, une preuve d’amour de ce Dieu qui me rappelait que même dans l’épreuve nous ne sommes jamais tout à fait seuls …
Pourquoi Dieu pourvoirait-il aux besoins de ceux qui doutent ou ne croient même pas, de ceux qui sont imparfaits, impénitents, infidèles? Dieu ne m’avait rien demandé et s’était montré fort miséricordieux. A ce moment là, je Le ressentais partout autour de moi. Mais pouvais-je Lui faire une place en moi? Saurais-je Le garder dans mon coeur et mon esprit avec la même évidence quand je n’aurais plus autant besoin de son secours? Saurais-je entretenir cette petite flamme de foi renaissante, quand Il lui aurait retiré à jamais son souffle de vie même si j’étais prête à croire que c’était pour lui promettre, non pas l’Enfer qu’elle redoutait tant, mais une Éternité bien plus heureuse que l’avait été sa vie terrestre? Il m’avait même donné une chance de retrouver pendant quelques instants une grand-mère qui n’était plus hantée par ses défunts, venus ouvrir la voie de sa propre mort. Dans mon corps, j’imprimerais un souvenir de partage capable de me réconcilier avec le souvenir d’une mort dont je n’avais gardé 35 ans auparavant que des images et des sensations traumatisantes.
Je prenais sa main si fragile et si fraîche. Glacée, en réalité. Bien que son corps soit sclérosé et secoué par des spasmes d’angoisses, je ne cherchais pas à l’éviter. Je caressais son visage crispé pour la rassurer et lui transmettre un peu de chaleur et de force. De l’index, je frottais ses paupières qui peinaient à rester ouvertes et dissimulaient des pupilles craintives. Je lui rendais son faible sourire au centuple, en me leurrant sur ce qu’elle recevait en définitive. Tout était presque évident. Je ne doutais pas qu’Elle m’ait reconnue. Ma mère nous observait en silence, sans parvenir à masquer sa tristesse. Désormais Elle semblait enfin accepter quelques cuillères d’eau gélifiée, alors que depuis des jours (13!), Elle refusait tout.
Ma mère, pleine des certitudes de son anxiété, m’affirmait que sa propre grand-mère avait réagi de la sorte la veille de sa mort. Selon elle, ce qu’elle appelait le « regain de la mort » était bien pire… Car cela faisait naître un espoir qui serait broyé très vite et si Dieu pouvait faire tant de mal, c’était la preuve qu’il était cruel et ne méritait pas qu’on croit en lui… Telle une enfant innocente et inconsciente du jour d’après, j’étais heureuse ; toute excitée par cet infime progrès qui la ramenait vers le désir de vie. Ce geste d’acceptation, même s’il était effectué du bout des lèvres pour se soulager de l’assèchement corporel, me permettait d’y croire encore et de garder en moi une mémoire d’elle, plus heureuse… Je me disais que l’instant présent était béni. Nul ne savait après tout de quoi demain serait fait …