Il faut savoir être patient. Je n’étais pas revenu sur Southbank, dans le quartier de la Tate Modern, depuis treize ans. Cet énorme bâtiment résulte de la reconversion par les architectes Herzog & de Meuron d’une centrale électrique désaffectée due au dessin de Giles Gilbert Scott. Déjà impressionnant par lui-même vu de l’extérieur, le bâtiment attend l’ouverture d’une extension pour cette année olympique et jubilaire qui va lui donner encore plus d’ampleur.
J’avais souvent annoncé les expositions qui s’y sont tenues, sans jamais regarder de près la réalité des lieux. Ce n’est pas seulement impressionnant, c’est complètement saisissant. Bien entendu, comme dans tout musée, des salles y ont été aménagées, souvent hautes de plafond. On circule dans le bâtiment par une série d’escaliers mécaniques qui permettent de croiser, grâce à de nombreuses échappées vitrées, les autres visiteurs, ceux qui sont en train de flâner, ceux qui font la queue et ceux qui tournent autour des livres et des souvenirs. Un magnifique espace, rouge et noir, a été aménagé pour accueillir les petits et les grands qui veulent en savoir plus ou laisser s’évacuer un instant la pression qu’ils ont subie par ailleurs en raison de la puissance des œuvres présentées.
L’atmosphère y est détendue, bon enfant et même dans les files d’attente il règne une entente quasi familiale. Je ne connais pas les chiffres de fréquentation, mais je suis cependant convaincu que malgré la difficulté conceptuelle des créations qui sont proposées et le fait que beaucoup accourent ici d’abord grâce à un marketing très offensif, parce qu’il s’agit d’une étape incontournable dans un parcours touristique balisé, il s’agit là d’une action directe de popularisation de la création artistique particulièrement réussie.
On s’y presse en nombre, comme au Centre Pompidou, mais j’ai eu l’impression que les visiteurs y sont moins impressionnés qu’à Paris. Peu de rires moqueurs, mais au contraire une sorte d’acceptation de ce que beaucoup considèrent comme des excentricités ou des provocations. Peu d’agressivité, mais une volonté de jouer, de prendre les œuvres souvent au premier degré et de se saisir de tout ce qui est concret et s’adresse directement au spectateur. Que ce soient des jeux de mot, des jeux de glace, des anamorphoses, des traces de vie, des objets du quotidien transformés en ustensiles pour géants.
Pour résumer, je crois que le public, en majorité anglais de cet après-midi de week-end, était vraiment en connivence directe avec un « post pop-art » très présent dans les œuvres des artistes retenus et dans la mise en espace, un art qui dénonce la société de consommation, mais qui en vit. Un art un peu « vitrine » que l’on trouve par contre un peu trop « vulgaire » sur le continent, où on garde ses distances au profit de courants plus conceptuels ou plus néo-classiques. Un tel lieu, où la majeure partie de l’espace constitue une célébration du vide, grâce à une entrée qui s’apparente à celle d’un garage souterrain géant et à une galerie latérale qui ressemble à un hall de gare débarrassé de ses trains ou à un hall d’usine débarrassé de ses turbines, ne constitue visiblement pas une barrière pour ceux à qui l’art pourrait paraître le domaine de l’élite et qui ne rentrent certainement pas aussi facilement à la Tate Britain.
Je crois que l’environnement de la capitale joue également pour beaucoup. Que l’on vienne de la rive droite en franchissant la passerelle du millenium ou bien que l’on marche depuis la station de métro de Southwark en découvrant une série de nouveaux bâtiments en vente dont l’ameublement design est déjà installé et visible par les fenêtres ouvertes, la capitale anglaise donne un sacré coup de vieux à sa sœur française qui semble reléguée par comparaison à devenir peu à peu un simple musée à ciel ouvert, écrin trop précieux pour un patrimoine prestigieux. A Londres, Foster semble entraîner dans son sillage un surgissement de formes inusitées qui se désignent les unes les autres comme dans un concours, inusitées au moins sur le « vieux continent » que je connais. Je voyage pourtant beaucoup, mais je dois dire que je n’avais pas pris depuis longtemps un tel coup dans la figure. Du traitement récent des extensions des gares devenues célèbres dans le monde entier, King’s Cross, Euston, Paddington, Saint Pancras, au design intérieur des magasins assez pop destroy, en passant par les nouveaux bureaux et les immeubles qui regardent la Tamise comme autant de parkings postmodernes sophistiqués, jusqu’à la grande roue fixant ses yeux grands ouverts sur le ciel en berne, c’est un monde tout nouveau que je découvre étonné, comme si je retrouvai tout à coup la ville de « Play Time » de Jacques Tati après avoir vécu dans le XVIIIe siècle de Jane Austen. Mais un monde auquel les Londoniens se sont habitués, tandis qu’ils acceptaient que les pubs traditionnels disparaissaient au profit de restaurants, tout aussi bruyants, tout aussi remuants, mais proposant de la nouvelle cuisine et des vins italiens.
Tout Londres ressemble en fait à une « nouvelle cuisine » posée sur une table traditionnelle où parmi les invités, la Reine a su garder ses chapeaux colorés, où les nombreux groupes qui sortent du métro pour s’attabler, s’accordent à rivaliser de vulgarité créative et de tradition caricaturée so british : rubans pink dans les cheveux, œillet à la boutonnière, crinières rouges, pantalons jaune canari, tandis que se mélangent les continents, les accents et les senteurs dans une agitation un peu frénétique.
De ce fait, en se plaçant au sein d’un joyeux mélange bariolé, la Tate Modern vient prendre une place populaire très logique après l’IMAX, le National Theatre, le Globe de Shakespeare, le Fantôme de l’Opéra, les Misérables, le Parlement, le Poetry Parnassus où se rassemblent cette semaine tous les poètes du monde, l’anniversaire de Dickens et le London Festival où Gilberto Gil coiffe sur le poteau « The DruidMurphy Experience » qui parle en trois pièces successives de trois phases de l’émigration irlandaise. Tout en un. Un collage assez fabuleux où la silhouette de Mickey côtoie dans la foule celle d’Harry Potter et où les joueurs de bonneteau venus des banlieues peuplent Westminster Bridge, aussi encombré de piétons que le pont Charles de Prague.
Si j’ai parcouru les collections, qui sont mises en scène de manière thématique (Poetry and Dream, Energy and Process, Setting the Scene, Structure and Clarity…), Richard Serra faisant ainsi face à Malevitch, Marisa Merz voisinant avec Henri Laurens, Lucio Fontana avec Carl André, Henri Matisse avec Constantin Brancusi, j’étais en fait venu pour découvrir Damien Hirst dont je m’étais laissé dire qu’il était devenu l’artiste le plus cher du monde.
Toute son œuvre est là, des points colorés, aux armoires à pharmacie, des cercles peints par aspersion, aux ballons en suspension, des papillons vivants aux tableaux-mandalas composés à partir de la juxtaposition de leurs ailes colorées, des mouches grouillant sur une tête de bœuf sanguinolente, aux animaux flottant dans le formol ou pris dans la résine transparente. Tout un attirail où, en effet, chacun se retrouve, mais qui dans son ensemble constitue le récit de phobies mises en scène avec goût et un sens de l’aménagement du design de vitrine de grand magasin porté à son maximum. Une vanité contemporaine où les têtes de mort sont couvertes de diamants et où les mouches noires accumulées forment la matière picturale d’un monochrome mortuaire. Riez pour ne pas en pleurer et allez acheter un T-shirt reproduisant une œuvre de l’artiste !
Encore une fois, il n’y avait ni dégoût, ni répulsion de la part du public où chacun tente de reconnaître dans les vitrines les médicaments qui s’accumulent dans sa propre armoire à pharmacie et de discerner dans l’intérieur d’un mouton coupé en deux dans le sens de la longueur, la place du cœur et de la vessie. Leçon d’anatomie où le sens de l’éphémère et de la finitude des natures mortes du Grand Siècle sont remplacés dans le regard des spectateurs par l’image globale d’un monde qui n’en finit pas de pourrir. Un monde qu’ils contemplent tous les jours en regardant la télévision et qu’ils tentent d’oublier et d’exorciser en jouant à se faire un peu peur. Juste un peu !
C’est sur ce « peu » que travaille Damien Hirst qui a bien compris qu’il vaut mieux être un requin dans un monde de truites, puisque, de toute manière, nous aboutirons tous un jour dans le formol « For the Love of God ».
Damien Hirst. Tate Modern. Jusqu’au 9 septembre 2012.