« C’était l’été 1915, et la ville appartenait aux femmes. » Leur mari se battait depuis un an sur le front oriental, et le couple Montag accueillait, à Burgdorf petite ville près de Düsseldorf, leur premier enfant, Trudi, qui hélas était naine. Ainsi Ursula Hegi crée un personnage, son « Tambour », qui lui permet de raconter l’histoire de l’Allemagne nazie depuis ses origines jusqu’à ses derniers soubresauts quand la chape de plomb vient tout écraser sous l’énorme poids de son silence. Comme Gunther Grass, elle a inventé un personnage hors norme qui lui permet de prendre suffisamment de distance avec les événements pour pouvoir les rapporter à sa façon et essayer de les comprendre.
Elle va ainsi enlacer l’histoire, bien réelle, de son pays d’origine avec celle, tout à fait fictive, de cette naine qu’elle a inventée pour les besoins de son projet littéraire. Pour compenser son handicap physique, Trudi a un réel don pour percevoir et comprendre ce que les adultes pensent et notamment sur ce qu’ils pensent d’elle. Elle est aussi capable d’apprendre très vite ce dont elle a besoin pour lutter contre les persécutions, le rejet, la condescendance, la pitié et les frustrations, même sentimentales, dont elle est la victime.
Son père est revenu blessé du front russe et sa mère est devenue folle quand elle constaté qu’elle avait mis au monde un enfant différent. Elle fait des fugues, se cachent et finit internée dans un asile où elle décède rapidement laissant Trudi seule avec son père qui loue des livres dans la petite ville. Aux obsèques de la mère, la foule réunie compose un bel échantillon de ce qu’est l’Allemagne nazie en gestation : les forts en gueule revanchards, les idéalistes, les catholiques intégristes, les nationalistes, les xénophobes, les faibles suiveurs, les juifs fatalistes ou optimistes, les communistes et ceux qui sont déjà des justes mais ne le savent pas encore et ne le sauront probablement jamais. Comme son père sage parmi les sages.
Trudi passe son enfance parmi les livres en essayant par tous les moyens de grandir pour être comme les autres qui la rejettent ou la terrorisent mais même ses prières, ses exercices et ses régimes n’y peuvent rien, elle grossit mais ne grandit point. Et, comme sur les bords du Bodensee où Martin Walser nous a montré, dans « Une source vive », comment le nazisme c’est insidieusement glissé dans les couches populaires avec son arsenal de démagogie et de brutalités, Burgdorf connait, elle aussi, la montée de ce nouveau fléau. Quand la situation devient de plus en plus difficile, que le les juifs sont persécutés puis emmenés, Trudi et son père résistent en silence mais non sans efficacité avec tous les risques que cela comporte.
Elle comprend mieux alors le problème da la différence auquel elle est confrontée et qui ne s’applique désormais plus à elle seule mais, avec plus de cruauté encore, à d’autres : les juifs, les homosexuels, les tziganes, les handicapés, … Et, quand le conflit éclate et que la solution finale touche les petites villes, c’est sur les traces d’Hans Fallada, et de « Seul dans Berlin », qu’Ursula Hegi emmène Trudi et son père, dans une résistance active et très risquée aux agissements cruels des nazis. Dans l’action, devant le danger, la naine oublie un peu son handicap et parvient à se prouver qu’elle peut, elle aussi, jouer un rôle dans la société.
Quand l’Allemagne écrasée, exsangue, châtiée, cessa les hostilités, les misères ne se dissipèrent point et les populations subirent encore longtemps la faim, le froid et les privations en tout genre. Et, «muets, écrasés par des secrets auxquels ils s’interdisaient eux-mêmes de penser, les hommes de Burgdorf revinrent. » Alors, il fallut affronter de nouveaux problèmes : les absents, les blessés, les détraqués, les coupables, l’épuration plus ou moins juste, le silence, l’oubli, l’ignorance du parcours de chacun. Et, sur les traces d’Ernst Wiechert cherchant le pardon et l’absolution dans « Missa sine domine », l’auteur cherche à comprendre comment est né ce régime, pourquoi il a pu s’implanter et comment il y a pu commettre de telles exactions dans un pays à la culture aussi riche.
A travers ce lourd pavé, Ursula Hegi semble, comme nombre d’Allemands de cette génération, chercher elle même à comprendre son passé, ou plutôt le passé de ses parents, dans cette période si trouble où « les familles retrouvèrent maris et fils sans oser leur poser de questions sur la guerre. » On pourrait penser qu’elle a écrit ce livre pour exorciser un vide dans sa propre histoire. « Pour ces enfants, … , le silence était une chose normale : ils grandissaient avec. « Normal » : le mot était terrible, quand on y pensait. La plupart d’entre eux connaissaient l’existence de la guerre, … , mais ils avaient très vite appris qu’il n’était pas bon d’en parler, …
Alors pour que cet exorcisme soit possible, il faut essayer de comprendre les origines de cette barbarie sans omettre le rôle prépondérant que l’auteur attribue à l’église catholique qu’il stigmatise fortement, l’accablant de bien des tares : suppôt du nazisme, pédophilie, intégrisme suicidaire. Il semble avoir un compte personnel à régler avec cette institution. Il faut aussi qu’il y ait des responsables mais ne pas, pour autant, rendre tout le monde coupable, «… nombre d’Américains considéraient tous les Allemands comme des nazis. Or, Trudi savait déjà ce que c’était que d’être perçu comme un ennemi dans son propre pays parce qu’on s’opposait aux nazis… » Et quand la culpabilité est établie et jugée, il faut encore marcher sur le chemin de la rédemption et pour cela il faut accepter mais tous ont-ils compris et accepté ?
« Tu ne dois pas avoir honte d’être allemande.C’est pour moi un poids que d’être allemande. Comme pour nous tous.….Non, non, Trudi. Toute cette malchance est tombée sur nous à cause d’une personne, une seule, et c’est très regrettable. Mais ça n’a pas souillé toute la nation. »
Et maintenant, comme le fait Ursula Hegi avec ce livre, il faut lutter contre l’oubli car Trudi l’avait déjà bien senti : « Elle n’en revenait pas de cette capacité qu’avaient les gens d’oublier, du jour au lendemain, qu’ils avaient soutenu les nazis, de nier tout ce qui venait de se passer dans leur pays, … » « Leur allégeance à un chef puissant et unique devenait maintenant leur excuse : puisqu’ils n’avaient rien décidé mais simplement obéi aux ordres, rien ne pouvait leur être reproché. »
Ce livre, où les mots, du récit, de la narration, de l’invention, de l’affabulation, du mensonge, de l’imagination pour masquer la cruauté de la réalité et contourner tout ce qu’on ne peut pas dire et nommer, ont tellement d’importance, n’apporte rien de nouveau au débat, il permet seulement de mieux comprendre qu’une génération d’Allemands, principalement, cherche encore une partie de son histoire et qu’il faudra toujours remettre l’ouvrage sur le métier pour que la mémoire collective se souvienne.