Des yeux dans la bouche, dans la paume, dans l’oreille – l’œil et sa vision sont plus que des motifs de la création de Victor Brauner ; ils lui ont littéralement changé la vie. Ce peintre originaire de Roumanie s’est employé tout au long de sa carrière à comprendre la vue. Car, pour lui, le regard concret était trompeur…
Né en 1902, dans la petite ville de Piatra-Neamt, dans l’est de la Roumanie, Victor Brauner, a étudié la peinture à l’Ecole des Beaux-Arts de Bucarest. Celle-ci le renvoie pourtant assez vite, car ses toiles n’ont rien du goût classique de ses maîtres. Ces créations, jugées scandaleuses, seront toutefois son passeport pour les mouvements d’avant-garde qu’il embrasse à cœur joie. C’est à cette époque – en 1924 – qu’aux côtés d’une grande figure des lettres roumaines, le poète Ilarie Voronca, Victor Brauner publie un manifeste sur la « pictopoésie ». Celle-ci se donnait pour tâche de pousser l’être humain à dénicher le rythme de la marche d’un monde dont il rêve en mots et images. S’établissant à Paris en 1930, les créatures fabuleuses peintes par Victor Brauner séduisent les milieux artistiques. Constantin Brancusi, son compatriote de sculpteur, lui fait découvrir la photographie ; Benjamin Fondane, son compatriote d’écrivain, l’introduit dans les cercles des surréalistes ; André Breton lui arrange sa première exposition française en 1934. « Chaque tableau que je peints jaillit des sources les plus profondes de mes angoisses », affirmait Victor Brauner dans ses notes. Et pour parler de ses angoisses, il s’invente un style unique qui puise dans le spiritisme, la Cabale, la philosophie ou encore les sciences ésotériques. Un style qui lui fera une place parmi les plus grands peintres du 20e siècle – Dali, Picasso ou Chagall.
Pour les spécialistes, cette obsession de Victor Brauner pour l’œil qui n’est plus logé dans la cavité orbitaire sera prémonitoire. En 1931, il peint – alors qu’il veut échapper à l’ennui, selon ses dires – un « Autoportrait à l’œil énucléé ». Sept ans plus tard, alors qu’il s’interpose dans une bagarre des peintres surréalistes, il perd effectivement l’œil gauche. La blessure avait exactement les mêmes apparences que celle du dessein, avoue par la suite Victor Brauner. « Peindre, c’est la vie, la vraie vie, ma vie », renchérira-t-il, des mots qui se retrouveront également sur sa pierre tombale du cimetière de Montmartre, où l’artiste repose depuis 1966.