12h08 à l’Est de Bucarest (A fost sau n-a fost?) est un film roumain de Corneliu Porumboiu datant de 2006 et primé par la Caméra d’or au Festival de Cannes. Cette oeuvre, très imprégnée par l’Absurde, questionne la Révolution de 1989 qui libéra la Roumanie de la dictature communiste de Ceausescu. Tandis que des spécialistes interviennent pendant une émission télévisée artisanale filmée dans une petite ville pour décrypter l’événement, des téléspectateurs racontent ce qui a changé ou pas vraiment (voire empiré) depuis ce fameux mois de décembre … Un film à l’humour grinçant et sarcastique à la fois déconcertant, mordant mais également très drôle !
Mon ami roumain, Dan, avec qui je corresponds depuis près de vingt ans maintenant, a longtemps été mon seul ou du moins mon principal informateur à propos de la Roumanie. Depuis mon enfance, j’entretiens des relations épistolaires avec des Roumains, mais ce n’est que vers le milieu des années 90, que j’ai eu l’occasion de découvrir ce pays par mes yeux en le sillonnant à plusieurs reprises en voiture, tantôt avec des objectifs, tantôt en me laissant porter par le hasard. Consciente du poids de son récent passé sous le joug communiste et de sa transition pas toujours heureuse, je me suis toujours gardée d’idéaliser la Roumanie, au prétexte que j’y découvrais de jolis paysages, villes, villages et curiosités variés, ou encore que j’appréciais des personnes avec qui j’avais sympathisé par lettres ou croisées ci et là. Cependant, mes transits en touriste ne m’ont jamais permis de saisir la complexité de la société et de l’histoire de la Roumanie.
Quand je discutais avec Dan, j’avais l’impression que tout ou presque de ce qui se jouait dans la Roumanie contemporaine m’échappait, malgré mon effort pour apprendre et lire des ouvrages historiques et accumuler les anecdotes de mes connaissances sur la vie quotidienne et les pratiques peu reluisantes gangrenant le quotidien. Vers 2007, au détour d’un échange électronique, il m’a exprimé un sentiment qui m’a étonnée… et qui fut le point de départ d’une petite réflexion sur la vision que donne le cinéma d’un pays, de son peuple… Pour l’instant, la leçon que je tire de ce périple cinévisuel ébranle mes certitudes… Mais qu’en sera-t-il des vôtres?
Lorsque, à la recherche d’un sujet de conversation quelque peu différent des thèmes politiques, économiques ou sociaux qui nous occupent en général, j’ai demandé à Dan ce qu’il pensait du succès actuel en Europe occidentale du cinéma roumain et notamment du film « 4 mois, 3 semaines, 2 jours » (histoire d’un avortement à la période de Ceaucescu), il m’a répondu qu’il n’aimait pas du tout l’exploitation que les cinéastes faisaient du communisme pour faire de l’argent. Selon lui, le communisme « était partout » et cet axe ne reflète pas bien la réalité de son pays et les films ne sont pas les plus appropriés. Je le crois volontiers, mais son agacement m’a piquée au vif et sa remarque si incisive m’a donné envie de découvrir les films roumains que je pouvais trouver facilement ou que j’avais pu enregistrer, mais que je n’avais pas pris le temps de regarder, afin d’en discuter avec lui par la suite, en connaissance de cause…
Ce texte n’est donc pas à proprement parler un article sur le film, mais plutôt une partie du mail que je lui ai adressé, après avoir vu un série de films roumains, très appréciés par les critiques français… même s’ils ont eu un public très confidentiel et un succès d’estime. Il ne se veut pas une critique, mais simplement un petit résumé de mes impressions générales et souvent hors sujet même. Et les hors sujets sont tout aussi importants que le sujet, en vérité.
Pour ma part, j’essaie d’être ouverte et curieuse sur les supports artistiques, sur le monde en général ; j’évite les jugements de valeur tranchés, même si quelque chose heurte mes valeurs. J’aime le cinéma comme loisir, parfois comme extraordinaire découverte d’actes courageux, notamment pour certains artistes qui risquent leur vie pour défendre leur Regard à travers la caméra (exemple iranien)… Je n’imaginerais pas ne pas regarder une oeuvre à cause d’un préjugé, si vrai soit-il (j’ignore si celui de Dan est fondé, ne connaissant pas le réalisateur de 4 Mois, 3 semaines, 2 jours…)…
En quelques jours, j’ai donc enchaîné les films roumains, non par ennui, mais par curiosité intellectuelle, afin de me forger ma propre opinion (même partielle ou biaisée) sur une Roumanie que mes voyages trop courts et limités ne m’avaient pas permis de deviner autrement que par une poignée d’intuitions. 4 mois, 3 semaines, 2 jours, 12h08 à l’Est de Bucarest, La mort de Dante Lazarescu, L’après-midi d’un tortionnaire, Maria, Love Sick ont élargi ma liste de références …
Depuis une dizaine d’années, probablement grâce à des prix remportés à Cannes (le plus gros révélateur de films étrangers quoiqu’on pense d’un tel festival aujourd’hui assez dénaturé), le cinéma roumain semble être une révélation pour les cinéphiles et les critiques qui ont envie de prouver qu’ils ont vu des choses que personne n’a vu avant.
Longtemps, le cinéma roumain s’est limité pour moi à Radu Mihaileanu, réalisateur français d’origine roumaine, né à Bucarest. J’avais adoré Train de Vie et cela ne pouvait que me motiver à poursuivre mon exploration. Même s’il ne parlait pas de la Roumanie directement dans les autres films que j’ai vus et appréciés (Va, vis, deviens, Les Pygmées de Carlo, Le Concert, La Source des femmes…), j’imaginais qu’il pouvait y avoir un peu de sa « part » roumaine dans son cinéma.
Dans le fond, Train de vie ne me semble pas si éloigné des fables absurdes que j’ai découvertes depuis, même si l’humour juif est hilarant et rend cette tragi-comédie jubilatoire, alors que l’on ne devrait pas rire (selon la bien-pensance) d’une tragédie comme la Shoah. Néanmoins, la « Nouvelle Vague roumaine » incarnée par les oeuvres de Cristi Puiu, Radu Muntean, Cristian Mungiu, Corneliu Porumboiu, Calin Peter Netzer m’a offert depuis une toute autre approche de la Roumanie. Plus réaliste. Plus acerbe. Ces jeunes réalisateurs souvent en colère s’intéressent à des situations et des personnages ou héros « ordinaires » et s’avèrent beaucoup plus tournés sur l’exploration de « ce qui pèse sur les êtres humains, influence leurs comportements et leurs choix »…
12h08 à l’Est de Bucarest ; interroger la réalité de la Révolution roumaine de 1989
Mon premier « vrai » film roumain a été 12h08 à l’Est de Bucarest de Corneliu Porumboiu. Il avait a priori tout pour me déplaire sur le papier. J’aime le cinéma d’auteur, mais j’ai un peu de mal avec les films sans histoire, les scènes statiques et imaginer que je ne vais pas voir un seul changement de décor, que je vais écouter des gens parler, parler et toujours parler ou plutôt s’écouter parler avec le sentiment de changer le monde et d’être important… A priori, j’attends cela de la radio, pas d’un film.
« Trouvons le meilleur d’entre eux »
Le synopsis est d’une grande simplicité : le patron d’une radio télévision locale, Virgile Jederescu, et deux de ses amis organisent une émission, la veille de Noël, pour célébrer la « Révolution roumaine » qui a mis fin au Communisme et voir dans quelle mesure, leur petite ville de province, à l’Est de Bucarest, a participé et a vécu cette Révolution? L’occasion est donnée de confronter les concitoyens à la réalité et aux vérités historiques ou médiatiques sur cet événement et ses soubresauts.
Pendant cette émission faite de bric et de broc produite avec des moyens d’amateurs et sans budget, deux spécialistes interviennent, dont un ancien professeur d’histoire endetté, qui vient d’éponger ses dettes de boissons et est donc ruiné… Ils écoutent les téléspectateurs qui interviennent au téléphone et sont plus préoccupés par leur quotidien que par le récit fantasmé des soi-disant faits de gloire de ceux qui auraient fait la révolution. Mais à quoi ressemblait donc la Roumanie en 1989?
Une surprise pour un premier film réussi
J’ai regardé les 1h28 du film en VO évidemment, en oubliant mes a priori sur les films sans histoire où l’on découvre une multiplicité de personnages faibles. Si la lenteur du rythme pouvait s’annoncer dissuasive voire ennuyeuse, en fait, j’ai beaucoup apprécié le regard cinglant et caustique de Corneliu Porumboiu sur la société roumaine, mais aussi l’approche du sujet, mêlant dimensions objectives et relatives, voire subjectives de la vérité historique.
Cet aspect, abordé à partir de souvenirs contradictoires des gens ordinaires, est extrêmement instructif et révélateur de ce que je supposais de la Roumanie. De sa manière d’appréhender aussi son passé récent, d’effectuer la transition du communisme vers un esprit plus individualiste et égoïste, au risque d’oublier l’essentiel et sans parvenir à tourner le dos à certains pratiques (corruption par exemple) si ancrées dans les mentalités.
A chacun sa révolution! Des héros, des imposteurs, des bouffons…
12h08 à l’est de Bucarest, c’est une vision et une réflexion également sur le quotidien en miroir : on ne voit rien, mais ce que les gens disent du passé parle beaucoup plus en réalité du présent et ce qui est exprimé sur le présent et avenir immédiat transcende plus encore la réalité pour rappeler que l’on finit par se perdre dans des questionnements stériles. On cerne chez chacun des personnages les raisons intimes ou pratiques qui motivèrent et justifient encore les agissements ou les renoncements. De (vrais) héros inattendus se fondent dans un quotidien ingrat, tandis que les héros à la petite semaine et les bouffons tentent toujours de s’attribuer un rôle dans l’Histoire.
On entrevoit l’inconstance, les lâchetés, les oublis volontaires, les abandons voire les démissions. Cette collection de sentiments ou d’actes dessinent une multitude de vérités bien plus triviales que celles offertes par les versions officielles et les idéologies. Cette remarque me rappelle aussi ce que Dan me dit souvent sur l’inutilité de réfléchir à des choses qui ne changeront rien au monde et à la réalité…
Les gens sont là à se demander comment ils vont passer Noël, la neige tombe, il va être dur de se chauffer avec le froid glacial, d’acheter à manger pour le réveillon de Noël et ne parlons même pas des cadeaux qui sont un luxe même si aujourd’hui une petite minorité essaie de se goinfrer en suivant le libéralisme sauvage et croit qu’elle est plus importante parce qu’elle s’offre tout ce qu’elle veut, quitte à faire grimper les prix pour tous et à faire subir sa boulimie à ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir envie… A moins que la solution soit justement de se saouler au bar du coin pour oublier sa vie?
Comment les Roumains témoignant dans l’émission ont-ils vécu et pris part à leur manière aux journées de décembre 1989 qui ont fait basculer la Roumanie de l’état de dictature à celui de démocratie? Y a-t-il même eu une révolution en Roumanie? Répondre à la question urgente de savoir comment vivre malgré toutes les difficultés, avec un fatalisme si symptomatique des mentalités des pays dits de l’Est … Compte tenu de mon intérêt pour Kafka, que j’estime être le génie (hors catégorie) et l’inventeur de l’Absurde, je ne pouvais qu’aimer le positionnement, l’absence de moralisation, l’effort de compréhension sur des questionnements qui dépassent l’enjeu historique pour interroger la réalité du quotidien des héros ordinaires..
Cette célébration des 16 ans de la prétendue « révolution », approchée sous l’angle de la satire, illustre ce sens de l’Absurde que je n’ai cessé de croiser depuis dans La Mort de Dante Lazarescu, 4 Mois, 3 semaines, 2 jours, Furia, Bénis sois-tu prison. Mais 12h08 à l’Est de Bucarest est particulièrement intelligent, en cela qu’il pointe avec subtilité et une pointe de provocation, à travers des anecdotes souvent bien dérisoires, les contradictions inexorables entre les vérités idéologiques et les perceptions individuelles. Il en ressort tout du long un sérieux désenchantement du post-communisme. Son message modeste pour rappeler l’importance de l’instant présent et des petites choses dans la construction des réalités humaines n’est pas moins provoquant au meilleur sens du terme …
L’Absurde au service du décryptage des contradictions des vérités historiques? L’Absurde, qu’a exploré dans la littérature Camus et a inauguré au Théâtre le dramaturge roumain Eugène Ionesco dès 1951, est avant tout une posture, un état d’esprit, une doctrine philosophique. Ce décalage entre l’attente de l’homme et l’expérience qu’il fait du monde et qui pointe toutes les contradictions d’un système (social, politique, économique) ressort dans chaque témoignage, mais reste aussi en arrière-plan à travers les images, les personnages et les décors. C’est vraiment ce qui donne le plus de relief à mon sens à la nature humaine et ce que j’apprécie dans les films roumains que j’ai sous la main, c’est leur capacité à faire réfléchir, à sortir des évidences et à repousser les limites de la réalité…
Il y a quelque chose d’étrange, de dérangeant et de difficilement définissable. Quand on a vécu le communisme, quand on vit aujourd’hui en Roumanie, où les choses ont peut-être très peu changé ou changé seulement en apparence, où tout bouge très vite avec les dégâts que cela suppose, on ne peut sûrement pas trouver ce genre de « spectacle » très plaisant, car cela nous renvoie en pleine figure notre vie, mais pour une française qui vit dans un confort assez important, qui n’a jamais connu la guerre, l’oppression, la dictature, j’avoue que cela m’a enseigné pas mal de choses.
Regarder son histoire, c’est pénible. Je ne sais pas comment cela peut se passer, quand cette histoire est finalement si proche. Alors bon, qu’importe que les acteurs répondent à cette question qui semble tant les occuper de savoir s’il y a eu oui ou non une révolution dans leur petite ville de province… Quand on voit ce que cela révèle des gens, on relativise vite les événements pour construire les mentalités, les réactions des gens vis-à-vis de leur propre famille, de leurs voisins…
La Roumanie a semble-t-il estimé qu’il fallait faire sa transition post-communiste en évitant de regarder vers le passé, comme si cela allait permettre d’avancer, d’aller plus vite dans la construction de l’avenir. Cette Roumanie a éliminé les noms des intellectuels, des artistes, des peintres, des musiciens, des écrivains qui ont constitué la culture, l’âme du pays par le passé. Cette Roumanie croit qu’il suffit de s’interroger deux heures sur ce qui s’est passé pendant la Révolution pour aller de l’avant, alors que la Révolution n’a entraîné qu’un changement de vestes des responsables, des politiciens et hommes d’affaire, qui ont choisi le nouveau camp pour conserver leurs intérêts intacts.
Comprendre qu’il n’y a rien à comprendre?
Dan me répète souvent qu’il ne faut pas chercher à comprendre ou qu’il n’y a rien à comprendre. Que le passé, il faut l’oublier, car c’est passé. Tautologie fort révélatrice de la part de quelqu’un que j’admire pour sa vivacité d’esprit, sa culture (et même ses fêlures touchantes) et qui ici me semble faire l’autruche… Comprendre n’avance pas… Et s’il avait raison…? J’ai du mal à m’y résoudre… Je crois fondamentalement que la connaissance et la compréhension du passé, à des niveaux d’interprétation différents (intimes, familiaux, locaux, nationaux, internationaux et même supranationaux parfois) est une force qui nous est donnée pour appréhender et construire l’avenir que l’on aimerait vivre…
Regarder en face pour accepter de renoncer, de perdre quelque chose, de faire des deuils, de voir des illusions mourir, de voir de nouveaux rêves naître, même s’ils doivent être moins ambitieux… Car ma seule question face à Dan serait la suivante ? Comment imaginer un avenir, en réalité, si on ne forge pas ses racines dans le passé – si pénible et douloureux soit-il et si on ne les arrose pas au présent de ses expériences et de l’acceptation de ce que fut son histoire personnelle et celle de son peuple ?
A trop avoir peur de regarder la vie telle qu’elle est et non telle qu’on essaie de la gérer en pratique, ne finit-on pas aussi par ne pas vivre et par s’enfermer dans un temps immobile qui certes empêche les remises en question et la gestion de la perte de ses idéaux, de ses utopies, mais qui interdit surtout de donner du sens à sa destinée ? Et vous, qu’en pensez-vous? Serait-ce l’expression que ce que les psychanalystes appellent le refoulement?
Explorer les contradictions de l’histoire en empruntant la voie de l’Absurde était un parti pris audacieux pour un réalisateur encore inconnu, qui est devenu, depuis, une figure de proue de la Nouvelle Vague roumaine. Dans 12h08 à l’est de Bucarest, Porumboiu porte un regard sans concession ; il alterne entre humour sarcastique, ironie parfois cruelle et cocasserie pour démontrer la petitesse humaine dans ce premier film qui dresse un état des lieux lucide de la société roumaine post-communiste. Malgré une construction peu intéressante, on retient le défilement du quotidien, les rythmes et les dialogues, transformant une sorte de grand déballage assez grotesque en leçon de vie.
A propos de la révolution roumaine de 1989 :
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Date de sortie : 10 Janvier 2007 Réalisé par Corneliu Porumboi.
Avec Mircea Andreeseu, Teo Corban, Ion Sapdaru
Genre : Comédie dramatique – Durée : 1h 29min – Année de production : 2006
Titre original : A Fost sau n-a fost ?