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Tahar ben Jelloun : Au seuil du paradis

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La culture double, arabe et française se trouve ce jeudi comme l’on dit, sous les feux de l’actualité. L’entrée à l’Académie Française d’Amin Maalouf traduit une admiration de ses collègues. Je veux croire que sa manière de célébrer la langue française compte ici autant que son engagement là où il faut, comme il le faut. C’est-à-dire sans ostentation ni dans l’écriture, ni dans le combat, mais avec la précision qui peut foudroyer. Il représente pour moi un compagnon de voyage que je retrouve avec régularité et que j’aime à retrouver.

Tahar ben Jelloun fait partie de la même famille. Celle qui dénonce simplement par l’exemple les amalgames et l’ostracisme envers le monde arabe dans son ensemble. Il me parle d’un monde qui m’est étranger ; celui du Maghreb. Un monde qui ne me laisse que d’anciens souvenirs de désert et de villes blanches et qu’il m’aide à mieux comprendre. J’aimerais y retourner aujourd’hui, après presque quarante ans. Je ne sais pas pourquoi j’ai refusé de m’y rendre ces dernières années lorsque l’occasion m’en était donnée.

Les derniers ouvrages qu’il m’a offerts sont de petite taille. Petits formats et grands textes. «  Le feu de la Méditerranée  » et « Au seuil du paradis » font preuve d’une même attitude morale devant la violence et devant le sort. Et aussi d’un même espoir. Le dernier constitue en quelque sorte une commande. Celle d’un éditeur qui demande à certains des auteurs qu’il aime de faire un « Pas de côté » et de proposer un voyage imaginaire qui doit se clore en quelques pages sur lui-même. Le 4 juin de l’an passé, un de ses amis peintres s’en est allé. « Il n’y aura plus d’été avec Claudio » écrit-il. C’est un constat amer. Claudio Bravo était un artiste et un ami qu’il admirait profondément. Le choc de cette mort l’a semble-t-il conduit dans cet endroit plutôt désert où on se doit de réfléchir sur soi-même en pensant aux disparus dont on porte la mémoire. A ce seuil-là, l’écrivain décrit ses insomnies et sa passion pour l’art. Il n’est pas lui-même un grand peintre. Il dessine. Il crayonne. Souvent pour combler l’ennui, parfois dans son sommeil. « Certains dessins portent les traces de l’insomnie, c’est-à-dire la répétition maniaque de certains signes. Je tourne en rond puis je passe à l’écriture. Je pense à Matisse, à Delacroix, à Claudio Bravo ; je revois certaines de leurs œuvres et cela me donne l’envie et l’énergie d’écrire, d’inventer et de danser dans l’immense hangar où reposent les mots de ma tribu. »


Esquisse réalisée lors du voyage de Delacroix au  Maroc

Dans cette dérive vers le besoin de revenir aux sources de l’écriture et du choix d’un mode d’expression plutôt que d’un autre, Tahar ben Jelloun fait un long pas en arrière vers l’enfance. A la lisière de l’inconnu il réapproprie des instants qui couvrent ce grand espace miraculeux qui court de Fés à Marrakech et du Maroc de Delacroix croquant des paysannes et des paysages, à celui de Matisse, attendant à Tanger le retour du soleil. Il associe la visite d’un musée Picasso à un sauvetage de l’écriture, quand il retrouve son inspiration pour terminer « L’Enfant de sable » qui lui valut la célébrité avant le prix Goncourt qui récompensa « La Nuit sacrée ». Il redécouvre – ce qui me touche miraculeusement – une partie de son chemin personnel vers la création dans le souvenir des  broderies de sa mère et dans les créations de Paul Klee en Tunisie. Mais il a cet aveu qui me touche peut-être encore plus : « Désolé pour les amateurs de son œuvre, mais entre un Klee et un tapis du Haut Atlas, tissé par des mains de femmes et parfois de petites filles, je préfère les œuvres de cet artisanat, surtout quand elles sont anciennes, élimées ; quand elles ont vécu. »

Pourquoi, soudain, est-ce que je me souviens de ces tapis d’Olténie qui se trouvaient dans ma chambre d’hôte, usés au pied de mon lit par tous ceux qui m’avaient précédé et pour lesquels j’ai eu tant de mal à convaincre la mère supérieure du couvent d’Horezu de me les céder ? Ils avaient  à mes yeux autant d’intérêt, sinon plus, que les tapis qu’elle avait fait tisser pendant l’hiver encore proche. Si l’art est admiration, partage d’émotions, il est aussi relié aux usages que les hommes et les femmes ont faits chaque jour des œuvres qu’ils ont façonnées de leurs mains et de leur corps.

Il faut apprendre à nettoyer un texte, si l’on veut aller au-delà de l’instant. C’est du sculpteur Giacometti, entre autres, que l’écrivain dit avoir retenu cette leçon.

Il faut surtout prendre du plaisir à lire et à regarder ; à écouter aussi, pour oser écrire.

J’avais dans ma poche samedi passé et donc devant les yeux dès que je m’asseyais, cet ouvrage qui ne demande que quelques stations dans un après-midi de promenade, pour être lu. Une des étapes s’est située au seuil de ce lieu dont je n’attends rien d’autre que la paix. Dans l’église Saint Gervais, sous une station du Chemin de Croix, en écoutant avec émotion la répétition d’une œuvre de Couperin où dialoguaient un clavecin et deux violes de gambe et muni de ces pages précieuses qui célébraient un disparu, comme si j’avais porté une bible, je me souvenais d’avoir écouté là, dans une pénombre comparable, il y a au moins trente ans, les « Leçons de ténèbres » du même Couperin.

Pour un instant, le temps s’est déchiré pour donner à voir ce seuil là que nous voudrions tous pouvoir rencontrer et reconnaître sans crainte.

Tahar ben Jelloun. Au seuil du paradis. Editions des Busclats. 2012.

Michel Thomas-Penette

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