Sarajevo (Сарајево), ce n’est pas le genre de capitale sur laquelle on ne tarirait pas d’éloges car Sarajevo n’a pas la splendeur de villes comme Prague ou Saint Petersbourg. Sarajevo n’est pas spécialement belle à vrai dire ; elle est plurielle, authentique et contrastée avant tout.
« Des fumées noires au ciel assassinent l’été
Des villes sombres emmurent des hommes prisonniers
Des peurs obscures nous viennent des autres races humaines Des bruits d’armure résonnent encore au fond des plaines Des peuples fous répandent la fureur et la haine ».
Comme ces paroles ont trop tristement symbolisé Sarajevo, capitale oubliée et siège d’une guerre déjà oubliée à quelques envolées de chez nous, il y a moins de dix ans ! Je n’ai jamais trop compris pourquoi le récit de mes séjours pourtant extraordinaires en Ex Yougoslavie soulevait chez tous mes interlocuteurs méfiances, peurs et même rejet de ces destinations, y compris chez les plus curieux. Parcourir des chemins d’une guerre encore fraîche n’a rien de réjouissant ou d’exotique, mais si vous pouviez au moins deviner le bonheur que j’ai eu à découvrir la Bosnie. Je m’y suis laissée porter par le hasard, ce même hasard qui me conduisait en Croatie pour la première fois en 1995 comme pour poursuivre un pèlerinage débuté par ma rencontre avec Goran Ivanisevic, 3 ans auparavant alors que je croisais mon irascible idole à la télévision, en train de jeter sa raquette pour la Xème fois sur les courts de Roland Garros !
J’ai tellement eu de plaisir à découvrir l’Europe balkanique que j’ai aujourd’hui le goût de partager avec vous l’une de mes plus chères expériences en Bosnie-H et de profiter de ce site, même si la destination n’intéresse personne et si le support n’est peut-être pas le meilleur, pour dire à ceux d’entre vous qui en ont le temps, combien il est facile de jouir de la liberté et de l’aventure de bourlinguer.
Par un beau matin ensoleillé, Sarajevo m’a ouvert les portes d’un autre monde que je dois au hasard de la proximité, puisque rien ne présageait que mes vacances en Croatie me conduiraient à Sara… En franchissant la pancarte »SARAJEVO », l’état d’esprit mêlé d’appréhension qui nous tenaille est renforcé par la première image qu’offre la ville quand on l’aborde par l’Ouest, du côté de Zenica. Sara. s’étire en longueur dans un fond de vallée entre des collines qui la dominent de 500m. On y entre par le côté le moins reluisant : la partie moderne, du moins qui l’était du temps de Tito, mais qui a déjà mal vieilli. Sara est là. Incontournable. Et en avançant vers le centre-ville, nous ignorons encore qu’elles surprises nous attendent ! La plus belle doit être une Rencontre.
Sarajevo Ljubavi Moja
Il est des rencontres qui, votre vie durant, vous marquent au plus profond de la chair et de l’esprit et qui, sans que vous vous y attendiez, bousculent et ouvrent votre petit univers à des horizons méconnus pour vous offrir des miracles, des leçons de vie et des rêves d’espoir. POUSSIERES DE PAIX…
Le sentiment commence. Très tendre, plein d’amour. Puis vient la douleur. Et je me souviens…
– « Sais tu ce dont je rêve plus que tout ?
Je rêve de la Paix
Je désire la Paix.
Ardemment. »
Plus de vains mots officiels,
Plus ces « Plus jamais ça ! » à la couleur du sang
qui ne sont que peinture,
Sur ces murs meurtris au mortier,
Mais un sentiment envahissant de bonheur
Où l’on pourrait enfin sentir avec violence
La paix prendre un sens sur cette terre de coeur.
La paix est l’unique chose pour laquelle il vaut la peine de lutter en ce monde !
Ces mots, témoignages de l’une de ces rencontres inespérées, c’est un homme aussi ordinaire qu’exceptionnel qui me les a confiés, un jour d’août 96, à Sarajevo. Ces mots simples, je vous les rapporte de mémoire, car ces mots-là m’ont beaucoup appris, comme cet homme au regard si luisant et au coeur généreux que j’ai rencontré, par hasard, à Sarajevo, tandis que nous saisissions avec mes parents quelques clichés d’un marché dont nous ignorions alors qu’il était tristement célèbre pour avoir été le lieu d’un terrible carnage. Cet homme s’appelait Almir.
Je suis immédiatement tombée sous le charme de ce Bosniaque Musulman d’une 40 aine d’années, au tempérament rebelle, qui entendant parler français et tout étonné de voir des touristes, nous avait interpellé pour nous relater avec une étonnante spontanéité son amour pour la France et la nostalgie de son séjour d’études à Paris, avant de se proposer de nous guider au travers d’une ville qu’il connaît comme sa poche ! Almir nous apprit justement, après une petite heure de gai bavardage, qu’à l’endroit où nous nous situions, plusieurs dizaines de civils avaient perdu la vie ou étaient restés mutilés, trois ans auparavant, lors du marché quotidien, après qu’une poignée de soldats, assassins Serbes, eurent lancé des obus sur la foule, une gnôle à la main, en se réjouissant de loin de tant d’atrocités. [Silence assourdissant].
Parmi ces innocents se trouvaient Emina, 32 ans et Ademir, 5 ans, la soeur et le petit neveu d’Almir. Sarajevo est une prison et la ville était emprisonnée avant même que ne tombe le premier obus. Voilà des jours qu’il ne les avait vus dans une ville en état de siège et il les attendait à une cinquantaine de mètres du lieu du crime, en ce jour maudit mais si calme (trop sûrement?) en apparence. Il leur apportait juste quelques provisions obtenues par bonne fortune au marché noir, car Emina avait bien du mal à survivre avec ses 4 enfants depuis que son mari avait été tué comme un chien deux mois plus tôt, en ayant commis pour seul crime, celui d’être Bosniaque Musulman et d’avoir croisé la route d’un sniper isolé. Plus jamais Almir ne les reverra vivants. C’est un détail de la guerre. Emina et Ademir ont été déchiquetés, presque sous ses yeux, par un obus et leurs corps, au milieu d’autres cadavres, gisent sur des pierres maculées de leur sang, – la mère protégeant encore dans un dernier geste d’espoir son enfant. Un médecin, accouru en urgence, est là pour tenter d’apporter quelque illusoire soulagement aux spectateurs bouleversés d’angoisse. Il assure à Almir que sa soeur et son neveu sont morts sur le coup, sans vraiment souffrir. Peut-on parler de réconfort ?
Sarajevo agonise. Un spectacle d’horreur où des inconscients lâches se livrent à un absurde jeu de tuerie commandé par la Haine. Marcher dans les rues ressemble à morbide de roulette russe. Près de Almir, un jeune enfant vient aussi de rendre l’âme dans les bras de sa mère, déchirée de douleur. Des larmes glacées dans des yeux vivants. Des cris perdus dans le bruit des détonations. Des corps d’enfants, de femmes, surtout, descendus à la hâte dans la terre froide du stade de Sarajevo qui fait office de cimetière. Sarajevo pleure. Almir a quasiment tout vu de ces ignominies. Une boucherie de plus à laquelle il a assisté, impuissant, et que rien ne justifiait, si ce n’est la haine viscérale de peuples ayant toujours vécu ensemble mais qui pour gagner leur indépendance (les Bosniaques) ou retrouver un mythique pouvoir perdu (les Serbes), ne pouvaient que se livrer une guerre sans merci.
Mais Almir sait aussi qu’il faut continuer à vivre et se battre à coups d’espoirs et non d’obus. Et la vie reprend le dessus très vite. Pour les siens, pour ses petits neveux orphelins à 7, 6 et 2 ans qu’il a recueillis. Si « la douleur l’a brisée, la fraternité l’a relevé et de sa blessure a jailli un fleuve de Liberté ». Almir a rêvé. Almir rêve et y croit encore. Il sait que haïr les Serbes ne servirait à rien car cela ne lui ramènera jamais les siens ; il sait que tous les Serbes ne sont pas mauvais, il a appris aussi que des Serbes ont pu être massacrés, ailleurs, à Srebrenica par exemple où des dizaines de milliers ont été tués par les armées croates pour une poignée de terres ; les mêmes croates qui s’étaient retourné contre leurs alliés bosniaques en détruisant Mostar ! Rien n’est simple quand il s’agit de ressentir et de comprendre. On ne peut pas s’embarrasser de généralités !
« La dualité du Christ, l’ardent désir de l’homme, si humain, si surhumain, d’atteindre Dieu a toujours été pour moi un mystère aussi profond qu’insondable. Depuis l’enfance, ma plus grande souffrance, toutes mes joies et mes peines trouvent leur source dans la lutte incessante et sans merci entre l’esprit et le corps. Et mon âme est l’arène d’un combat que se livrent deux armées » écrivait N. Kazantzaki, dans «La dernière tentation du Christ». Ce sont cette folie et cette quête au nom de religions devenues trop absolues qui ont déchiré Sarajevo, mais n’ont pourtant pas réussi à avoir raison d’elle. 3 ans se sont écoulés depuis cette tragédie quand nous croisons le chemin de Almir. Malgré le retour à la paix, peut-on aborder Sarajevo en toute sérénité, sous l’effet d’une curiosité à vif, comme à l’approche de toute autre ville rendue célèbre par l’histoire ? Que reste-t-il de cette ville martyre ? L’air est-il encore respirable dans cet endroit où la menace des snipers rendait hasardeux le simple fait de s’aventurer sur la voie publique ?
Ville assiégée, des mois durant, Sarajevo a été tout le contraire d’une capitale oubliée. Sous les feux de projecteurs qui ne voient rien ou presque, meurtrie par les destructions, elle était, pour nous visiteurs virtuels et appâtés par le tragique, une ville parlant par la voix des armes et le sang des morts que l’on dénombrait au quotidien comme pour offrir, aux téléspectateurs du journal de 13 ou 20 h ou de quelque reportage. Oubliée la sagesse des Ecritures : «Aime ton prochain comme toi-même». Sarajevo était le théâtre atterrant d’une Europe du XXè s, où l’on exécutait un « détail de l’Histoire », des centaines de crimes gratuits dans tous les camps, en toute impunité, sur des enfants, des femmes, des hommes de tous âges, au nom d’une double intolérance humaine et religieuse et cela, à cause d’un désir d’indépendance. La vue en gros plan des morts comptait-elle plus pour ces journalistes du monde entier que les vivants démunis, plongés dans l’incompréhension d’une énième guerre qui retenaient à peine notre attention quand on leur accordait un bout de minute pour nous parler ?
Ville recroquevillée dans ses caves, au son des tirs embusqués et des canons aveugles, des mitrailleuses et des mines, Sarajevo n’était plus qu’une capitale déchirée, aux murs barrés et aux quartiers murés. Devenue un haut lieu de l’absurde et de l’attente, de l’insoutenable et de la mort, Sarajevo n’a cessé tout ce temps, d’appeler au secours et aujourd’hui, toujours authentique sept ans après le conflit, Sara témoigne encore du rêve et de la folie des Balkans et chante avec la douleur et la retenue d’une mémoire qui s’efface inexorablement pour rappeler l’harmonie et le lien fort entre peuples et cultures dans un flot d’images contradictoires. Dans le centre-ville, la guerre reste silencieuse et révélée par la chair des pierres. Il faut baisser les yeux pour apercevoir les cicatrices de la guerre autant d’éclaboussures de cire rouge à l’endroit où les obus ont creusé le macadam, des balles criblant les murs. On croirait que personne n’y prête plus attention. Question d’habitude.
Pour les habitants de Sarajevo, le temps des mots est passé. Ils ne veulent plus des nôtres, baudruches gonflées aux Droits de l’Homme qui crient à l’égalité, à la tolérance et à l’acceptation de la Différence comme richesse fondamentale en demeurant des Mots. Que des mots !!! Ils ne veulent plus nous donner les leurs : n’ont-ils pas assez crié, alerté, témoigné ? Regard du silence. Oreille du silence. Ce silence nous parcourt, nous dévore, nous rendrait presque coupables, tous à notre manière, tant il est rempli d’horreurs, de peurs, de frémissements, d’incohérences et d’une incrédulité mise à l’épreuve de la haine de l’Autre. Ils pourraient hurler mais ils préfèrent nous regarder dans le fond des yeux. Et le regard des ces assiégés en dit long. Des regards vides, mangés par les cernes. Et des bouches désespérément fermées puisqu’elles n’ont plus rien à dire. Les enfants ont encore cette gravité de ceux qui ont vu la mort de près. Parfois, un sourire fugace éclaire un de ces visages. Un sourire qui glace, qui impressionne. Tous pourtant ont déjà réappris à vivre… »Chaque homme, au milieu du tumulte de la variété humaine, confronté à son être même, à sa vie temporellement et spatialement limitée par la vie et la mort en tant que conclusion, ne subsiste-t-il pas dans bien des moments d’épreuve uniquement grâce à sa solitude, à son mutisme de portrait encadré de solitude ? ».
Je me sens faible, lâche, impuissante dans le concert de ce drame d’un passé trop présent ; moi minuscule grain de sable dans un monde dont je ne sais que quelques données élémentaires, clichés de l’abattoir par le biais d’un appareil ou d’une caméra ou autres pseudos explications historiques que j’ai saisies dans des livres ou des journaux. Je suis condamnée au rôle de spectateur arrivant après la bataille et ne pouvant plus rien faire, moi qui espérais quand j’étais enfant refaire le monde. J’essaie de me rattacher aux mots qui m’envahissent et tentent d’émettre quelque réaction face à ce que je peux voir et deviner. En ces endroits et partout en Bosnie, à chaque heure pendant des années, ils se sont tué pour «épanouir» le malheur. Jubilatoires destructions ? On pourrait le croire d’après tout ce que nous rapporte Hassan. Pillages, viols, heurts, combats camouflés ou de plein front.
Il n’y a pas des méchants et des gentils. Car le Bien et le Mal, ça n’existe qu’au cinéma ! C’est une guerre avec, dans chaque camp, des humains obnubilés par la peur de la différence, le rêve du pouvoir, l’ambition d’une grande Serbie contre celle d’une Bosnie libre avec pour capitale Sarajevo, le désir d’anéantissement, chez certains, de ce qui n’est pas soi. Mais ils n’ont pas réussi à tuer l’espoir, ni le bonheur. Et ces hommes et ces femmes courages, parangon d’illusions, vivent toujours sur les ruines maculées d’un pays torturé où une nation à l’amour déstructuré a fait couler le sang des âmes, des viscères, des mains, des seins et des vagins salis. Beaucoup ont été exterminés, massacrés, dans l’indifférence quasi générale ou dans l’inaction. C’est bien l’Europe, mais on oublie que c’est l’Europe, si ce n’est par quelque résonance médiatique. Beaucoup ont été déjà oubliés, comme Sarajevo qui ne fait plus partie de l’actualité brûlante même si elle est à moins de 1500 km de chez nous et que la capitale et tout le pays d’ailleurs sont loin d’avoir retrouvé un visage serein. Mais tous de croire que l’on puisse construire pas à pas autre chose qu’une nation qui se hait et qui geint. Vides et aveugles sont les yeux de la morts ! »Il ne faut pas regarder en arrière », me rétorque Hassan.
On écoute la planète Sarajevo respirer, trembler, exister, transpirer d’émotions. On la voit fleurir. On la voit rêvasser. On la voit renaissante, cette planète dont on n’avait que des clichés télévisuels en tête et dont on n’a rien connu de la paix d’antan. On entend le sang pulser en nos veines avec des souvenirs glaçants aussi. Décor de chair et de sang sur des pierres à jamais témoins de la folie des hommes. Natures mortes ciblées, faussement paisibles, vues de la ville éventrée comme si deux principes celui du Bien et du Mal s’étaient affrontés sans la moindre logique avec partout des mains de faucheurs mortifères. Cessera-t-elle un jour cette lutte absurde ?
Et les visages, tant de visages, autant de gifles qui nous renvoient à la figure la passivité de nos dirigeants et la nôtre, celle de citoyens que l’on crie en ce moment sans relativité (mille manifestants pour dénoncer dans Paris le millième jour du siège de Sarajevo alors que des millions ont pu sortir pour s’élever contre un politique !). Visages fatigués, hébétés ou graves, mais parfois heureux aussi. Ils sont battus mais pour une fois, ils nous dominent. Nous ne sommes plus les voyeurs de leur souffrance. Ils nous regardent souvent avec force, silencieux, pénétrants comme pour mieux nous rappeler les impuissances de nos démocraties… Ce silence pesant qu’imposent les Sarajeviens aux voyageurs est une force qu’ils se donnent, m’explique Hassan qui comprend mon malaise sans même que je puisse l’exprimer. »Tu vas voir, me dit-il encore, quand ils auront compris que tu n’es pas là que pour prendre des photos de leur misère, ils te regarderont différemment, sans peur, sans méfiance. Il faut leur laisser le temps pour se réhabituer à des étrangers qui ne soient pas là que pour montrer des ignominies et profiter d’eux ». Je le crois religieusement et je regarde en buvant ses paroles.
Sarajevo est comme un grand village de 500 000 habitants. Et les gens circulent, s’affairant à toutes les occupations du quotidien comme si rien ne s’était passé. Cette femme à vélo, voisine de Almir, fait son marché sur la place où justement Ademir et Emina ont péri 3 ans plus tôt. Elle s’arrête quelques instants pour discuter avec cette autre jeune femme promenant son enfant nouveau né dans les bras. Quel adorable bébé dormant paisiblement dans les bras si rassurants de sa mère ! Dieu l’a préservé de ces atrocités ! Une fillette cueille des fleurs inexistantes dans un parc qui n’existe plus.
Un homme fume sa pipe en se hâtant, tandis qu’un autre achète le journal local à un kiosque et d’autres encore se livrent une partie d’échecs sur la place principale – c’est l’une des grandes activités de la ville -. Il y a là aussi un vieillard qui mange en pleurant à une terrasse bondée de lycéens bruyants et rigolards et de quelques casques bleus qui se restaurent pendant leur pause. Une bande de gamines piaillent aussi en lapant des cornets de glace à la vanille, alors qu’un enfant, accompagné d’un fidèle toutou – son unique compagnon – s’aide d’une béquille qui remplace sa jambe pour atteindre le parvis de l’église toute proche. Selon Almir, il s’agit d’Halim, un orphelin qui survit bon gré mal gré en cirant des chaussures de passagers et en quémandant un pain ou quelques pièces pour se payer une soupe. Il est le pilier humain de cette église. Tout le monde ou presque le connaît dans le quartier avec son sourire farceur d’enfant devenu trop tôt un adulte à vie mutilé.
Quelques minutes plus tard, une dame d’une soixantaine d’années nous invite chez elle au café comme des amis de toujours, dès qu’Hassan nous présente à elle comme des touristes Français désireux de visiter le »vrai Sarajevo ». C’est une amie d’Almir qu’il a ravitaillée souvent pendant le siège de la ville. Autour d’une table pleine de friandises (un paradis après avoir traversé la faim) dans une maison que reconstruisent son mari et son gendre, elle aussi nous parle beaucoup de sa famille, de l’exil qui les a séparés de deux de leurs filles mariées à des serbes et de la possibilité de ne jamais peut-être les revoir. Je ne me départis que difficilement de la surprise face à la confiance qu’elle nous témoigne alors qu’elle ne nous connaît pas. C’est si tranchant avec le silence des heures précédentes.
Puis, en sortant, dans un jardin à quelques centaines de mètres de chez Theodora, une jeune fille ramassant de la main qu’elle n’a plus des fleurs qui n’existent plus, capte notre attention. Des larmes se glacent dans nos yeux vivants à l’idée de lire entre les lignes des mots qui ne viennent pas et de voir ce qui n’apparaît plus mais semble omnipotent. Personne ne se plaint, pour autant et c’est admirable. Après tout, ils sont vivants et s’il faut préserver la mémoire de ce passé plus que présent, il faut aussi savoir le dépasser pour s’autoriser enfin à respirer la paix. Tout le monde vit, en nous faisant ressentir à nous, voyageurs, le poids de tout ce qu’ils ont vu, vécu, subi.
» L’histoire de la Nécropole est trop pleine de villes mortes, désertes, détruites, incendiées ou abandonnées. Les villes mortes, ainsi que les langues mortes, sont les vestiges et les traces les plus tristes des civilisations disparues. L’histoire de la Nécropole, n’est pas seulement l’histoire des villes disparues, mortes de leur belle mort, de la mort venue de l’intérieur de la ville-même, de son organisme; elle est, en même temps l’histoire des villes tuées et de leurs meurtriers », rappelait le philosophe sarajevien Sadudin Musabegovic.
Et, comme dans d’autres, les scribes eux-mêmes ont vaillamment falsifié l’Histoire, parfois avant même qu’elle ne se déroule. Le Verbe a été trahi, utilisé en dépit de Dieu et de la vérité; et ce qui a existé, une fois consigné, a été défiguré, piétiné et roulé dans la boue. Dieu s’y est-il trompé? De quoi se souviendra-t-il à la fin des temps : de la vérité ou du mensonge?
Sarajevo, « chère obscure, inconnue fatale, immortelle énigme »,
Je t’aime librement comme on tend au droit,
Je t’aime de mon souffle, de mes rires, de mes larmes,
Car de ton souvenir, je garde maintenant
Le sentiment indéfinissable et béni de l’Espoir et de la Tolérance.
Étrangement, Sarajevo, tu fais partie de moi.
Mes mots ne riment pas. Il faut dire que ce ne sont pas des poèmes, mais est-ce bien important de chercher la rime ? Je veux en faire des sentiments brûlants pour parler d’une ville qui ne peut laisser indifférent ; une ville où affluent les ombres, qui tourbillonnent en mon âme, obsessions rares, faites de peurs glacées, givrant les lames aiguisées, transperçant d’un coup des destinées d’illusions ; une ville vers où convergent les valeurs ultimes les plus pures, ondes offertes au coeur, pour en absoudre l’erreur, en soi.
A l’origine petite bourgade paisible où, en 1462, les Turcs, alors maîtres du pays, établirent un sérail à l’intention des pachas, Sara dut à cette occupation ottomane son nom de « Palais des champs ». Si son caractère presque complètement « musulman » reste attaché à la position clé que lui offrirent les Turcs, il n’exclut pas qu’aujourd’hui encore, trois « peuples », les Bosniaques Musulmans, les Croates et les Serbes, continuent à y cohabiter plus ou moins bien. Les murs, les bâtiments, les marques du temps confectionnent aussi l’univers mental et physique des habitants, un univers qui a servi à certains de refuge, tandis que d’autres y trouvaient des moyens d’expression d’idéologies, de rêves, de peurs…
Comme les gens, les pierres se racontent simplement. Nous avons vu des églises de toutes confessions et une vieille synagogue datant de l’époque où les Juifs ont fui l’Espagne, qui parviennent à nouveau à cohabiter avec des dizaines de splendides mosquées et de medersas. Il reste bel et bien quelque chose du Sarajevo d’avant-guerre : l’impression que des religions différentes qui vénèrent pourtant le même Dieu s’acceptent à nouveau. Ainsi en plein centre ville, sur la Place de la Sebilj, la grande mosquée blanche Gazi Hrusev-Bey, du nom du fondateur de la ville et dont les fresques du XVème s ont été sévèrement endommagées et ont cédé la place à des murs enduits de plâtre blanc, la cathédrale catholique, la basilique orthodoxe et la synagogue voisinent à quelques blocs de distance, mais surtout, ne portent quasiment aucune trace des combats récents ce qui est surprenant quand on voit comment les édifices religieux non orthodoxes ont été systématiquement rasés dans la Republika Serpska (Banja Luka). Bien que selon Hassan beaucoup de Bosniaques se déclarent sans appartenance religieuse, non par absence de convictions, mais seulement parce qu’ils n’entendent pas les mettre au service du premier harangueur nationaliste qui se présente, Sarajevo a retrouvé ses couleurs islamiques avec plus de 150 mosquées ravalées ou parfois construites de toute pièce par les pays Arabes qui s’en disputent l’ingérence.
En apparence toutefois, les couleurs sont celles d’un Islam triomphant, qui semblerait presque idéal, symbole d’Amour et de Partage, si quelques années plus tôt des hommes ne s’étaient pas entre-tués aussi pour une question de religion. Là-bas, on est loin de l’image d’un Islam plein d’interdits : des jeunes femmes discrètement voilées et des «barbus» côtoient les Musulmanes en mini-jupes comme si de rien était. Vont à la mosquée ceux qui veulent, preuve qu’il est possible de vivre une religion sans basculer dans la barbarie ou la dictature islamiste !
On parcourt avec un plaisir non modéré, Bascarsija avec ses édifices religieux, son bazar chatoyant et fourmillant, avec tous ces marchands qui tentent de nous vendre tout et n’importe quoi en croyant qu’ils nous le donnent. Le touriste y est roi dans ce marché burlesque et envoûtant. On est surtout saisi par cet enchevêtrement étonnant de maisons basses et de boutiques qui vous plonge subitement dans l’ambiance de Damas ou d’Istanbul, non sans une sensation étrange et pénétrante dans cette région où le relief et la végétation rappelleraient plutôt la Haute Loire.
Nous envahit aussi la chaleur des vieux quartiers musulmans piétonniers avec leurs échoppes pittoresques et leurs célèbres cuivreries, leurs petits restaurants simples et conviviaux, où l’on a dégusté à volonté les cevapcici, sorte de quenelles de viandes hachées épicées que les Bosniaques tiennent pour les meilleurs de toute l’Ex Yougoslavie. Ils les accompagnent d’oignons crus et du caviar des Balkans, le ajvar. Le kebab ici prend des airs de Klepe, tandis que les serbes qualifient leurs brochettes de kobap ce qui peut générer la confusion quand on lit le terme sur la carte. On aime aussi les plats de suho meso (viande de boeuf fumée), knödels, que l’on devance dans les restos serbes avec un verre de sljivovica, un rakija (liqueur) à base de prune. De l’ancien empire austro-hongrois Sarajevo a conservé le goulash, les peretci (croissants chauds légèrement salés), tandis qu’elle rappelle son héritage ottoman à travers les kifla, yaourts, friandises proches du loukum, autour d’un thé ou café turc. Le café c’est le moment de partage par excellence. .
Le coeur de Sarajevo est un magnifique rendez-vous avec les cultures, les religions et l’Histoire. C’est la magie de cette capitale dont bien des habitants jurent qu’il serait impossible de vivre ailleurs et que pour eux, la victoire de leur vie est d’être resté là ! Un ensemble de détails liés au site, un paysage de montagnes, à l’architecture, à l’urbanisme et ses multiples influences, à ses spécialités savoureuses fait de notre visite un émerveillement de chaque instant.
Image récurrente, le tramway sillonne la ville comme si de rien était et passe en revue les paysages bien marqués de cette capitale boiteuse encore sous tutelle et dont les rêves sont mêlés d’Orient autant que d’Occident. On découvre bientôt le calme de Strossmayor Ulica, quartier Austro Hongrois, très semblable aux quartiers du XIXème s et notamment à nos villes françaises dans un style baron Haussmann version Mittleleuropa.
A sa limite, s’impose la silhouette de la Grande Bibliothèque Nationale, mémoire quasi anéantie du pays, gisant sur le quai de la rivière Miljacka. Il n’en restait lors de mon passage que les façades après l’incendie provoqué par l’assiégeant Nationaliste Serbe. Comment ne pas s’insurger devant cette opération totalement dénuée d’objectif stratégique ou militaire qui est si révélatrice d’une volonté de destruction systématique de tout symbole culturel ou religieux chez l’adversaire ? Quand on pousse encore vers la zone moderne, on trouve l’ancien Ministère de la Propagande de Tito, les immeubles criblés d’impacts de balle, qui s’offrent déjà de nouvelles façades comme l’Hollyday Inn dont les chambres panoramiques luxueuses servaient de cibles aux tireurs isolés.
On regarde ces quartiers d’immeubles déjà mal vieillis dont on retient la présence de Mac Do et de panneaux publicitaires à la gloire des grandes marques mondiales un peu partout y compris sur les trams, des immeubles avec leurs fenêtres cassées et désertés, de vieux immeubles colorés dans lesquels vivotent une poignée de personnes, une tour écroulée sur elle-même où la moitié inférieure reste habitée tant bien que mal, un ancien musée à moitié pillé et tout en ruine où çà-et-là traînent quelques maquettes, le Musée des Révolutions, symbole de l’histoire de la Bosnie Herzégovine dont on croirait qu’il s’agit d’un musée fantôme avec son gardien payé aujourd’hui pour regarder la télé et écouter la radio et qui ne voit pas l’ombre d’un visiteur. Devant Tito Barracks, immense caserne abritant les forces armées de l’Otan, la statue de Tito est toujours fleurie et »la flamme du souvenir » en hommage aux partisans yougoslaves de 45 brûle nuit et jour à l’entrée du centre ville. Encore un vestige d’une autre Histoire qui fit aussi ses victimes…
Comment oublier les petites rues obscures, les grandes places lumineuses où se prélassent avec une indolence toute «yougoslave» les amateurs de café assis paisiblement aux terrasses, puis Olosbodenje la tour de la Résistance du journal principal de Bosnie, les artères modernes froides ou la fameuse Sniper Alley, l’une des nombreuses lignes de front ponctuée aujourd’hui par la toute nouvelle Mosquée financée par l’Arabie Saoudite, les musées abîmés, les vestiges de l’époque communiste ébranlés, le grand stade qui accueillit les Olympiades avant de s’improviser en cimetière pour faire face aux charniers et où les jeunes rejouent au football dans des parties spontanées, les cimetières de fortune drapés du deuil de ces tombes encore blanches, les collines verdoyantes de Jahonna et Trebevic qui virent s’opposer tant de combattants …
Bien-sûr, on ne peut éviter les bâtiments envahis par la nature, une banlieue qui semble se construire, des toiles du Haut Commissariat pour les réfugiés faisant office de vitre ! Voilà Sarajevo d’après-guerre, avec en prime des représentants des pays finançant la reconstruction, occupant les postes importants et arborant leurs drapeaux partout et surtout des militaires des N.U, de l’OSCE et des ONG présents pour reconstruire autant que pour maintenir la paix même si l’on a parfois l’impression d’un esprit conquérant ! On reconstruit et c’est bien là le plus important ! La vie a repris le dessus et l’on évite de se demander pour combien de temps ! Tout cela, c’est Sara ville multiple, versatile, utopique si charnellement ancrée dans sa terre.
Nous avons vu Sarajevo sans (trop) juger, en essayant aussi de comprendre comment une ville capable de susciter en nous l’émerveillement peut incarner tant de contradictions. De toute façon, on n’a pas le droit de juger. Des guerres, il n’y en a pas eu qu’à Sarajevo, bien-sûr. Les crimes, viols, siège, charniers, mines n’ont pas été l’apanage de cette guerre-là. Mais aucune mort est un détail de l’Histoire ; aucune n’est plus importante qu’une autre, aucune ne mérite plus qu’une autre de rester gravée dans nos esprits pour dire »Plus Jamais ça ! » et chacune devrait faire partie de nos mémoires, plutôt que notre tendance facile et horripilante à l’oubli, à l’indifférence parce que ça ne nous concerne pas !
Même quand on a marché dans Sarajevo, vu des gens, parlé avec des gens, aimé des gens, le choc des cultures reste difficile à encaisser pour une cité habituée à son image mythique de capitale intellectuelle de la Yougoslavie. Avec la paix, Sarajevo. n’est plus que la capitale d’un Etat qui n’existe pas. Elle est cependant le signe de l’Espoir pour ceux qui ont compris que l’avenir de leur ville passe par la Bosnie-Herzégovine, par la construction d’un pays multiethnique et indépendant. Un pays où le désir d’oublier aura laissé place à la volonté de vivre ensemble. (Si certains autres, ailleurs dans le monde, le comprenaient aussi au lieu de brandir des crimes passés pour en justifier des présents) !!
C’est ainsi, les voyages ont une fin. On rentre plus riche de quelque expérience nouvelle après avoir vérifié le bien-fondé des anciennes. La ville est proche désormais. Il me semble que des siècles se sont écoulés – j’en tremble. J’avance fatiguée, fourbue par des jours et des jours de voyage à travers une Ex-Yougoslavie qui m’attire et me fascine comme nul autre pays n’y parvient. Mais j’avance inondée de lumière. De Lumière. Sarajevo m’a accueillie. Magnifique. Les larves écloses des glandes lacrymales coulent le long du nez à l’idée de la quitter, de quitter aussi ces gens, ces coeurs minuscules débordant de braise et de cendres, tristes mais pleins d’espoirs et généreux. La ville de Sarajevo s’est transformée en rose qui brûle aussi simplement que nos vies. Nous jouons aux échecs sur la place principale de la ville. C’est l’une des activités préférées des Sarajeviens. Sur l’échiquier fameux – pierre tombale – fraternisent l’amour et l’horreur, la stupeur et l’effroi. 3 religions, 3 peuples cohabitent à nouveau. Bizarrement cela semble tout naturel. Limpide même.
Nous nous embrassons, avec Hassan, en ravalant nos larmes car nous sommes de la même espèce. »L’homme ne contemplera jamais assez le ciel étoilé, ni le visage humain. » GENS UNA SUMUS. Hassan est de ces rencontres que je n’oublierai jamais et comme lui, tous les gens qui ont croisé ma route et qui m’ont appris chacun à leur manière l’ouverture, la compréhension et un peu plus encore la tolérance. Almir, cela pourrait être vous, moi, chacun de nous. En ouvrant nos coeurs sans rien attendre, il arrive que l’on rencontre des âmes d’exception qui changent notre vision du Monde. Lui a modifié la mienne.
Récit écrit en 2001 d’après mes souvenirs de visite de Sarajevo quelques mois après la fin de la guerre.
Sur Rue 89 (par Thierry Chevrier) : Une association serbe envisage de bâtir une croix orthodoxe géante dédiée aux victimes serbes civiles et militaires de la guerre de Bosnie au sommet du mont Trebevic. Les Sarajeviens sont outrés, ils étaient bombardés par les Serbes depuis ces hauteurs.
Je suis une visiteuse du site très surprise par votre approche profondément humaine et humaniste en ce sens que vous ne dissociez pas l’ex- Yougoslavie de ses pays qui la composaient, aujourd’hui autonomes. L’oeuvre de « nation » qu’avait entrepris Tito à la sortie de la guerre de 39-45, regroupant sous un même étendard tous les peuples si différents était fragile – Tito en avait conscience. Il savait qu’une étincelle pourrait rallumer le feu entre les peuples … unifier les territoires et partager les ressources étaient pour lui, une solution de paix. Elle n’a pas tenue. L’histoire en témoigne. Votre approche singulière et particulière du voyage touristique me plait énormément. Vous avez un site étayé et passionnant, sans nul doute à votre image… je suis trop âgée et fatiguée pour entreprendre un tel voyage. Je vous souhaite plein de bonnes choses et la réussite dans votre entreprise généreuse. Je ne manquerai pas l’occasion de le faire connaître. Bonne chance ! …
bonjour à tous, je découvre avec émotion votre forum, j’étais casque bleu en 1995 au coeur de sarajevo dans une caserne portant le nom de tito barak.Sarajevo était la terre sous mes pieds, mais aujourd’hui je sais que sarajevo le vrai ce sont ces visages, ou ont pouvait y voir un mélange de douleur et de fierté, je pense souvent à vous sanela, sarha, je me plaignais à l’époque avec un gilet par balle sur le dos et un billet retour au pays, pendant que vous preniez des risques tous les jours pour venir travailler chez nous avec un sourir défiant tous les gilets par balle du monde.J’ai été bléssé le jour ou je suis monté dans le blindé qui me ramenait en france, bléssé par vos yeux, par vos larmes, touché en plein coeur par votre courage. juste pardon, juste merci. mehdi abdesslam.