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Paradis et papillons ou la mesure des progrès du bien-être à travers les jardins et les fleurs

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Raccourcis ! … Les trente “glorieuses”, le progrès, la libération de l’homme de certaines contingences matérielles, beaucoup plus de la femme d’ailleurs et  … l’essor des jardins! Une belle “page” de Toni Morrison dans un très grand roman : “Paradis“. Une idée bien racontée : mesurer les progrès d’un certain “bien-être” à l’aune des jardinets et des fleurs. Etonnante réflexion également sur les écosystèmes, avec cette “arrivée” des nouveaux papillons!


Prix Nobel de littérature en 1993, Toni Morrison a soutenu une thèse sur l’oeuvre de Faulkner”. Son imagination est débordante, son expression riche; elle sait à merveille dresser des tableaux réalistes d’une certaine société américaine. Toni Morrison a été faite docteur honoris causa par l’université de Paris VII.
Dans “Paradis” (cette “page” y figure), elle raconte l’histoire d’une communauté d’affranchis noirs créée dans les années 50, “au milieu de nulle part”. Un éden dont les blancs, la télévision, l’alcool, la police … sont exclus, mais dans un monde qui change. Vingt ans après la création idyllique, les choses ne sont plus les mêmes, les hommes imposent leurs lois aux femmes, on se méfie des métis, les jeunes ne reconnaissent plus les “fondateurs”
Un roman symbolique, très en prise sur des réalités universelles.

Les batailles des jardins -gagnées, perdues, toujours indécises- étaient presque toutes terminées. Elles avaient fait rage pendant dix ans, après avoir brusquement commencé en 1963, quand on avait eu le temps. Les femmes, âgées d’une vingtaine d’années à la fondation de Ruby en 1950, avaient attendu treize ans une générosité dont elles n’avaient jamais rêvé. Elles achetèrent du papier hygiénique doux, elles utilisèrent des gants de toilette au lieu de chiffons, du savon pour le visage ou des couches pour les enfants. Dans chaque maison de Ruby, des appareils pompaient, bourdonnaient, suçaient, ronronnaient, murmuraient et coulaient. Et on organisait du temps : quinze minutes quand on n’avait pas besoin de charger du bois dans la cuisinière; une heure entière quand on n’avait pas besoin de battre et de frotter des draps des draps et une salopette sur une planche à laver; x minutes parce qu’il n’était plus nécessaire de secouer un tapis, ni d’accrocher des rideaux à une tringle; deux heures parce que la nourriture se conservait et qu’on pouvait en ramasser ou en acheter en plus grande quantité. Leurs maris et leurs fils, qui se tordaient de rire et qui n’étaient pas moins fiers que les femmes, traduisaient une augmentation par cinq, un prix par kilo, par balle ou sur pied en Kelvinator ou en John Deere; en Philco et en Body by Fisher ( Marque de vêtements et d’appareils ménagers). Les couches de porcelaine blanche sur l’acier, les courroies, les soupapes et les parties de Bakélite leur donnaient de profondes satisfactions. Le bourdonnement , le battement et le doux ronronnement donnaient du temps aux femmes.
Les cours de terre, soigneusement balayées et arrosées à Haven, devinrent des pelouses à Ruby, jusqu’à ce que finalement le devant des maisons se remplisse de fleurs sans aucune raison, sauf qu’on avait le temps de s’en occuper. L’habitude, l’intérêt qu’on trouvait à cultiver des plantes qu’on ne pouvait pas manger s’étendirent, ainsi que le terrain qu’on abandonnait pour le faire. Échanger ou donner une bouture ici, un rhizome là, un oignon ou deux entraîna un accaparement si frénétique des terrains que des maris se plaignirent de négligence, de récoltes décevantes de radis, ou de rangées trop courtes de choux frisés ou de betteraves. Les femmes continuèrent à s’occuper de leurs potagers à l’arrière, mais petit à petit ce qu’on y produisit ressembla à des fleurs – poussé par le désir pas par la nécessité. Les iris, les phlox, les roses, les pivoines prirent de plus en plus de place, et de nouveaux papillons parcoururent des kilomètres pour venir pondre leurs oeufs à Ruby. Leurs chrysalides restaient suspendues en secret sous les acacias et, de là, ils rejoignaient les papillons bleus et jaunes qui depuis des décennies se nourrissaient dans les fleurs de blé et de trèfle. Les bandes de papillons rouges qui buvaient dans les fleurs de sumoc entrèrent en concurrence avec les derniers arrivés crème et blanc qui aimaient les impatiens et les capucines. D’immenses ailes orange recouverte de dentelle noire volaient au-dessus des pensées et des violettes. Comme les années de rivalité entre jardins, les papillons étaient partis en cette fraîche soirée d’octobre, mais les conséquences demeuraient -des cours grasses et fatiguées; des bouquets et des chaînes d’oeufs. Cachés. Jusqu’au printemps.

Toni Morrison , “Paradis”,1994, (traduction française 1998)

[lire l’original…]

http://jlhuss.blog.lemonde.fr/
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