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Quand Romeo rencontre Júlia… ; une autre voie du dialogue interculturel entre Roumains et Magyars

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romeo et juliaLes 19, 20 et 21 mars 1990. Târgu Mures, en Transylvanie, en plein centre de la Roumanie. L’anniversaire de la révolution magyare de 1848 dégénère en protestations de rue violentes opposant Roumains et Hongrois. 5 morts et près de 300 blessés des deux côtés, d’importants dégâts matériels, de même qu’animosité et rancune à parfum de haine – voilà ce que laissait derrière ce conflit interethnique survenu juste après l’effondrement du régime communiste. L’incident sanglant allait non seulement détériorer pour longtemps l’ambiance dans cette ville pluriethnique, mais aussi créer de nombreux tabous et préjugés ; enfin, il amorçait un débat sur la coexistence séculaire des Roumains et des Magyars en Transylvanie.

20 et 21 février 2010. Bucarest, dans le sud de la Roumanie. Le Théâtre National d’Opérette “Ion Dacian” à l’air d’une Tour de Babel en miniature. Sur scène et en coulisses, les artistes dialoguent en roumain et en hongrois ; dans le foyer, le public s’exprime en anglais, roumain, français, hongrois, allemand… On ne parle pas la même langue, mais on communique sans entraves ! La salle est pleine à craquer – le public s’y est massé pour découvrir une comédie musicale comme il n’avait jamais vu auparavant. “Roméo et Juliette” de Shakespeare, revisité par le Français Gérard Presgurvic et raconté cette fois-ci par Roméo en roumain et par Juliette… en hongrois.

En fait, les dialogues en roumain et hongrois sont à l’ordre du jour dans plusieurs régions centrales de Roumanie. La minorité hongroise est la plus importante communauté ethnique du pays puisqu’elle compte environ un million et demi de personnes, dont la plupart vivent dans les départements de Bihor, Cluj, Covasna, Harghita et Mures. Voir Roméo déclarer son amour à Juliette en roumain et Juliette lui répondre en hongrois, cela a rappelé à Attila Beres, metteur en scène à double nationalité roumaine et hongroise, son enfance à Târgu Mures, cette ville située au cœur de la Transylvaine :
“D’un certain point de vue, je pense avoir regardé ce spectacle d’un autre œil que certains spectateurs. J’ai 40 ans, dont 29, je les ai vécus à Târgu Mures… Jadis, dans mon quartier, l’histoire c’était bien ça entre nous les enfants… Le Roumain qui levait la main sur le Hongrois et l’autre Roumain qui défendait le Hongrois et vice versa. En plus, c’était comme ça que nous parlions – lui en Roumain, moi en hongrois, l’autre en allemand, et nous nous entendions tous sans problèmes ! Je ne savais même pas que je vivais le « Roméo et Juliette » que j’ai vu ce soir, certes sans qu’une tragédie arrive, sans qu’on se tabasse ou qu’on se poignarde les uns les autres. Voilà ce que j’ai vu ce soir – mon enfance dans les années ’70. Ce soir, ce spectacle m’a vraiment secoué et ça c’est très important».

Ce n’est donc pas étonnant que ce spectacle, présenté en première à Bucarest, ait remis à l’ordre du jour le sujet des relations entre les deux peuples, qui veulent oublier les heurts de mars 1990. Des événements qui ont conforté, entre autres, beaucoup d’idées reçues, dont Victor Bucur, le Mercutio roumain, en a été lui aussi témoin, dans son enfance:
“ Personnellement, je n’ai pas fait ce rapprochement avec l’épisode de Tg. Mures de 1990… Toutefois, enfant, j’ai bien connu les tabous qui planaient sur les relations entre Magyars et Roumains. J’ai vécu à Braila, port danubien du sud-est de la Roumanie, où il y avait de nombreux militaires originaires de la ville transylvaine de Sfântu Gheorghe. J’ai vu comment agissaient les préjugés entre les communautés. Lors de mon entrée dans ce projet, j’ai eu sincèrement peur que toutes ces idées reçues ne fassent à nouveau irruption. Mais non – il n’y a eu le moindre soupçon de regard biaisé, de rancune… La collaboration et la confiance ont été totales”.

Après avoir vécu l’expérience de cette collaboration bilingue entre les théâtres d’opérette de Bucarest et de Budapest, Victor Bucur a pu constater que, pour plus d’un Roumain, les débats du passé avaient changé d’allure :
« J’ai entendu des gens du public dire – « c’est un très bon spectacle ; c’est normal, il a été réalisé par les Hongrois ». A mon avis, si, en général, parmi les Roumains il y avait cette rancune envers les Magyars, c’est parce qu’il y avait une sorte d’envie – eux ils étaient plus avancés que nous. Maintenant on les regarde avec admiration ; moi, en tout cas, je le fais ! »

Non seulement les Roumains, mais aussi les membres de l’équipe hongroise se demandaient comment un spectacle bilingue serait reçu à Bucarest, raconte Bernadett Vágó, Juliette :
«La plupart des gens ont dit qu’une telle expérience n’aurait pas été possible il y a 5 ans, c’est pour ça que ce moment occupe une place très importante dans mon cœur».

30 ans – voilà la moyenne d’âge sur scène, lors de ce “Roméo et Juliette” bilingue. Un changement de génération qui n’est pourtant pas le seul à avoir arrondi les angles. Il est allé de pair avec la réconciliation politique entre la Roumanie et la Hongrie, inspirée du modèle franco-allemand. Les deux pays organisent des réunions de gouvernement communes depuis 2005. En plus, la formation politique des Magyars de Roumanie est devenue un partenaire constant des coalitions gouvernementales Bucarest. Ce spectacle le confirme, donc, les choses ont beaucoup changé ces dernières années, estime Daniel Dragomir, membre du ballet de l’Opérette de Bucarest :
«A mon avis, il n’existe pas de conflit entre Roumains et Hongrois – en tout cas il n’y en a plus… Il existe encore, peut-être des cas particuliers, des gens rancuniers, mais entre nos deux pays il n’y a rien de la sorte. Je dirais même que, d’un point de vue artistique, nous nous sommes beaucoup aidés – pour le reste je ne sais pas – mais pour ce qui est de la culture chacun a voulu apporter un plus à ces rapports».

Côté message, cette version de “Roméo et Juliette” a jeté les cartes sur la table sans trop de ménagements. Toutefois, au-delà de toute signification historique, la réussite de ce spectacle fut également le fruit d’une collaboration sans faille entre deux écoles artistiques différentes, de par la sensibilité et l’expression. Le résultat a eu un fort impact sur le public, a vu, depuis la scène, Jorge (le Roméo de Bucarest):
«Le public a été bouleversé… Tous ceux qui ont vu ce spectacle en sont sortis choqués, parce ce que c’est très intense et l’impact du texte est sur mesure. Il y a eu des gens qui m’ont dit – «j’aurai besoin de plusieurs jours pour me ressaisir». En plus, ce soir, le public a été extrêmement enthousiaste !»

Un enthousiasme inattendu et une forte curiosité, confirmés également par le fait qu’à l’instar de Maria Banko, par exemple, les spectateurs avaient acheté leurs billets plusieurs semaines à l’avance pour voir ce spectacle, chose plutôt rare en Roumanie. :
«La collaboration bilingue entre les deux théâtres c’est une nouveauté et c’est tout à fait émouvant. Le spectacle montre une fois de plus qu’une Hongroise et un Roumain peuvent s’aimer et que deux nations peuvent s’entendre et devenir amies. On ne peut dire que du bien de tout ce qui se passe sur scène – la chorégraphie, les danses typés Michael Jackson, la musique, Shakespeare ramené à nos jours… »

Autant d’accroches qui ont fait vibrer les plus jeunes du public. Ana Georgiana Homoraru a 13 ans et habite à Constanta, ville port sur la Mer Noire, à 300 km de Bucarest. Aux côtés d’une quarantaine de collègues, Georgiana est venue dans la capitale spécialement pour voir ce “Roméo et Juliette” inédit. Ecoutons-la: “C’est la première fois que je viens à Bucarest voir un spectacle. La musique est impressionnante. Cette idée avec les deux langues est très intéressante – ça met les choses sous un autre jour ; on peut mieux comprendre l’histoire et en apprendre des choses. Ce n’est pas difficile à suivre – il faut faire seulement attention».

Autant dire que cette version bilingue de la comédie musicale « Roméo et Juliette » de Gérard Presgurvic a attiré des gens qui ne sont pas des habituels de l’Opérette bucarestoise, précise le directeur du Théâtre, Răzvan Dincă:
«Bien que cette histoire soit un sujet tabou pour de nombreux extrémistes des deux pays, les gens d’esprit, qui viennent voir les spectacles de théâtre, la prennent telle qu’elle est, avec de l’humour mais aussi avec du détachement. Plus encore, moi je crois qu’elle transmet ce beau message évident que, lorsque c’est la haine qui domine les esprits, en fin de compte, ce sont les innocents qui en souffrent. Ce message a été compris aussi à Bucarest, et, même si on ne s’attendait pas à ce qu’un spectacle bilingue attire autant de monde, ces deux représentations ont connu un grand succès».

Un succès immense – voire inattendu, en effet – rendu possible par l’effort des deux jeunes équipes roumaine et hongroise. Effort c’est bien le mot, car l’émotion de la rencontre a été doublée par un défi pas du tout facile à relever : travailler avec un partenaire dont on ne connaît pas la langue. Si, finalement, tout a marché comme sur des roulettes, c’est parce que, selon Bernadett Vágó (la Juliette hongroise), le secret en est…:
«Le Body language! C’était difficile du point de vue de la langue. Mais tout le monde a travaillé à 100% de sa capacité, ce qui a beaucoup facilité les choses. 2:40 – “Le public de Bucarest a été extraordinaire. J’ai déjà fait ce rôle des centaines de fois à Budapest, mais j’ai été étonnée par l’énergie qui s’est créée dans la salle et par la chaleur qui nous a été transmise”.

Le “French kiss” a largement contribué au succès de la rencontre avec une nouvelle Juliette, s’amuse Jorge (le Roméo roumain) :
«Nous nous sommes embrassés dès que nous nous sommes vus, pour éliminer ensuite le trac sur scène et dépasser ce genre de moment gênant. Et puis, tout s’est passé comme si nous nous connaissions et nous jouions ensemble depuis des lustres. Il y a aussi cette entente au-delà des mots. Même si je ne parle pas le hongrois, dans certains contextes, les questions que ma partenaire me posait étaient tout à fait naturelles et je n’avais pas besoin d’interprète pour lui répondre, parce que moi-même j’aurais posé la même question. Je me suis très bien senti sur scène, même si c’est un peu bizarre de dire quelque chose en roumain et de recevoir la réponse en hongrois. J’ai proposé à M. Kero d’inviter aussi des comédiens de France, de Russie, d’Ukraine – j’aimerais faire la connaissance de toutes les Juliette, si possible… »

Zsolt Homonnay, l’interprète hongrois de Paris, et Lilla Polyák (la nourrice de Juliette) ont eux aussi plongé dans l’inconnu, et de manière presque anthropologique. Le week-end passé à Bucarest était non seulement leur premier voyage en Roumanie mais aussi leur première opportunité de travailler avec les artistes roumains sur leur propre terrain:

Zsolt Homonnay : «J’ai éprouvé un sentiment très particulier, parce que dès le début, pendant les répétitions, l’ambiance a été chaleureuse et amicale comme si nous jouions ensemble depuis longtemps… Après tout, c’était une interaction entre artistes, qui peuvent se passer de la langue et communiquer avec leur âme. Par exemple, je dois me battre avec Roméo, qui doit me tuer à la fin. C’est assez compliqué en termes de mouvements puisqu’il y a aussi des couteaux, mais nous n’avons pas eu besoin de répétitions – on a tout simplement fait attention aux yeux de l’autre et ça a marché…»

Lilla Polyák : « Après tout, c’est une affaire de sentiment et d’intuition ; on arrive à ressentir la même chose. Et je suis sûre que ça marche aussi au quotidien – je connais des gens qui s’aiment depuis de longues années et qui au début ne parlaient pas la langue de l’autre ».

Cet effort de communiquer et de travailler ensemble malgré les barrières linguistiques a abouti à une cohésion jugée “rare” pour un acte artistique par tous les participants au projet, Roumains et Hongrois, Roumains d’origine hongroise et des Hongrois d’origine roumaine. Une ambiance tout a fait à part, que Răzvan Dincă, directeur du Théâtre National d’Opérette de Bucarest, a voulu partager avec le public, après le spectacle:
«Vous ne pouvez pas imaginer comment les artistes des deux pays se sont accueillis les uns les autres tant à Budapest qu’à Bucarest. Vous n’imaginez même pas le trac de chacun par rapport aux autres, tous voulant donner le meilleur d’eux-mêmes. Et je vous dirais encore une chose – on a pleuré dans les coulisses ce soir. C’est rarissime de voir des artistes s’émouvoir à chaque fois de la prestation de leurs collègues et aimer l’émotion dégagée par un spectacle. Et pour cela je voudrais remercier celui qui a eu l’idée de cette collaboration, le metteur en scène Miklos Gabor Kerenyi”.

Kero – selon le nom – marque déposée du metteur en scène et directeur du Théâtre d’Opérette de Budapest – n’était pas moins ému de l’accueil réservé par le public roumain aux deux spectacles bilingues présentés à Bucarest, après un succès similaire enregistré l’année dernière à Budapest, au début de ce projet:
« Ca me fait chaud au cœur de voir comment le public vibrait à tout ce qui se passait sur scène dans la tragédie de Roméo et Juliette. Dans le monde où nous vivons aujourd’hui, je pense que c’est extrêmement important quand les sentiments nous unissent, même si la langue ou la nationalité nous séparent. Nous vivons en Europe – nous devons mettre ensemble nos langues, nos traditions pour bâtir notre héritage commun ».

Si ça marche sur scène, ça devrait marcher aussi très bien dans la vie quotidienne, espère Mme Erzsebet Bajtai, l’épouse de l’ambassadeur de Hongrie à Bucarest :
«Plusieurs centaines de personnes ont été sur la même longueur d’onde et ont éprouvé ce sentiment fraternel. C’est ça le plus important ! Non seulement cette formule est viable, mais nous en avons besoin pour notre âme et pour l’avenir de nos pays et j’espère que nous allons pouvoir faire tourner ce spectacle en province, dans les villes à population mixte – Cluj, Târgu Mures… Je regardais les jeunes ce soir – ce sont eux qui ont commencé à applaudir, à crier d’enthousiasme (et à frapper le plancher de leurs pieds). Cela est très important, parce que ce sont eux qui portent l’avenir. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a beaucoup de mariages mixtes roumano – hongrois. C’est très bien de perpétuer cette tradition – c’est ce qui enrichit non seulement les cultures des deux pays, mais les gens eux-mêmes, leurs familles».

A voir des jeunes si enthousiastes aussi bien dans le public que sur les planches, le metteur en scène Attila Beres est, à son tour, persuadé que les nouvelles générations ont le mot décisif à dire sur le présent et l’avenir les relations roumano – hongroises :
“Si les jeunes Roumains assistent à 10 autres films de ce genre et à une vingtaine de spectacles, alors c’est sûr qu’ils ne regarderont plus en arrière. J’estime que la culture a la force d’abattre les murs. Regardez ce spectacle, l’histoire de Roméo et Juliette. Si on demandait à ces deux jeunes de nous expliquer pourquoi leurs familles se haïssent, ils seraient incapables de nous le dire. Mais la haine s’est perpétuée dans leurs âmes… Il est vrai que cette haine est une sorte d’amusement – on le voit dans ce spectacle. Et c’est ce qui se passe dans une certaine mesure aussi en réalité. J’espère que dans une dizaine d’années nous ne nous souviendrons plus pourquoi les événements de mars 1990 se sont produits à Târgu Mures, pourquoi il y a eu encore des mésententes. Ces temps sont révolus ! Il n’y a plus de place dans l’UE pour de telles questions…”

C’est pour toutes ces raisons que RRI et EuRaNet, le réseau des radios européennes, ont décidé de s’associer à cet événement, un partenariat médiatique en première pour le réseau. Maria Togină PDG de la Radiodiffusion Roumaine :
« Je pense que c’est un des meilleurs événements culturels auxquels j’ai assisté après la révolution de 1989. En regardant ce spectacle, j’ai remémoré les images de Târgu Mures, de 1990, où cette histoire douloureuse entre deux familles semblait devenir réalité. A mon avis, c’est un des rares moments où l’on peut réellement se connaître les uns les autres et Radio Roumanie et Euranet ont un véritable devoir non seulement de promouvoir mais aussi de contribuer à la création de tels événements. Nous avons vu ce soir un florilège de tous les sentiments d’un être humain, transposé dans deux langues différentes qui se sont parfaitement harmonisées. Même si je ne le parle pas, je crois que jamais je n’ai mieux compris le hongrois que maintenant ».

Cela a déjà été prouvé – l’éternelle histoire de Roméo et Juliette peut être contée dans toutes les langues, sous toutes les coutures, sur toutes les scènes. Pour certains, ces spectacles bilingues ne sont que de l’art pur, de la performance artistique de la plus haute qualité. Grâce à l’adaptation de la comédie musicale de Gérard Presgurvic, d’autres ont retrouvé la joie d’aller au théâtre, charmés par les opportunités de découverte qu’offrent ces projets multiculturels. D’ailleurs les deux théâtres envisagent de mener plus loin cette expérience et de faire tourner le spectacle dans des villes de province des deux pays. Cela pour faire parler sur un ton et dans un cadre différents d’un passé commun pas toujours tendre et avec des blessures pas toujours guéries. Car, pour les créateurs de ce projet, le remède se trouve désormais entre les mains de la nouvelle génération. Les jeunes artistes de “Roméo et Juliette” ont déjà fait le premier pas dans cette direction.

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