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Réquisitoire : Jean-Noël Jeanneney, l’Etat blessé

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Voilà un petit ouvrage que j’emporte avec moi à chaque fois que je prends le train, pour en relire quelques pages. On me l’a offert à quelques jours du premier tour des élections présidentielles françaises. Cela fait donc un mois que je l’ouvre régulièrement pour me remettre en mémoire un chapitre ou un autre, un événement ou un autre. Cela va de « Les ministres humiliés » à « L’Histoire asservie », en passant par « La République à tu et à toi » ou encore « La planète goguenarde ».

Si je ne l’ai pas évoqué plus tôt, c’est que je suis parti avec lui dans mes bagages en Roumanie, une fois le résultat électoral acquis et que, depuis Bucarest, j’ai regardé à la télévision, assez fasciné, les journées où les pouvoirs se sont transmis, d’un Président à l’autre, d’un gouvernement à l’autre. Je me suis bien entendu retourné en priorité vers les symboles qui étaient convoqués dans chacun des actes.

Il s’agissait d’abord de réparer ou plutôt de commencer à soigner un Etat qui aurait pu carrément agoniser à petit feu si les électeurs avaient offert assez aveuglément une nouvelle légitimité à celui qui avait pratiquement réussi à aller au bout de son forfait.

« Mon intention dans ces pages est de renverser le propos du Prince du Guépard de Lampedusa dont on nous rebat les oreilles : « Tout changer pour que rien ne change. » Au contraire, pour ce qui touche à la manière d’être de la République, au respect porté par les élus à leurs compatriotes, à l’image de la France dans le monde, à la réputation de notre pays et à l’ambition de différence qu’elle exprime, le devoir est de respecter certains rituels de haute tenue et les formes, patinées par le temps, du fonctionnement de la démocratie – afin que tout le reste puisse évoluer, grâce aux forces du mouvement, contre les conservatismes multiformes qui se dissimulent sous une fausse modernité. » Ainsi écrit Jean-Noël Jeanneney.

Prendre le dédain vis-à-vis des usages et des jurisprudences pour « mauvaise manière » dans le traitement de tous ceux qui travaillent dans l’ombre à faire tourner les rouages complexes de l’Etat est la voie la plus sûre vers l’abolition de l’Esprit des Lois et vers le dévoiement de la Justice. Prendre la familiarité avec les «  nouveaux chiens de garde  » de la République pour une autre « mauvaise manière » de se lier à des obligés certains et à des complices potentiels, en naviguant entre l’argent et la presse, ne rappelle pas seulement Nizan, mais Balzac. Rastignac n’est jamais loin quand un Président affirme aux journalistes qu’après avoir « fait Président », s’il n’était pas réélu, il « ferait de l’argent ». Panoplie de Président contre panoplie d’avocat d’affaires. Le Président Kane vêtu d’un nouveau costume pourra ainsi demander à Barbie de reprendre sa guitare et de jouer de nouveau le rôle de groupie.

Rastignac présentée à Madame de Nucingen

« Nous vivons à une époque d’avidité où l’on ne s’inquiète pas de la valeur de la chose, si l’on peut y gagner en la repassant au voisin ; et on la repasse au voisin parce que l’avidité de l’actionnaire qui croit à un gain est égale à celle du fondateur qui le lui propose ! »… « Les lois sont des toiles d’araignée à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent les petites. » Ces deux phrases sont extraites de « La Maison Nucingen ». Balzac les écrit en 1838.

Prendre pour rien ou pour jeu le rapport aux religions, s’apparier les personnages de l’histoire de France dans l’ordre où ils peuvent se plier aux circonstances et aux usages immédiats, ne sont pas simplement des tours de passe-passe mais des vilenies vis-à-vis de ceux qui sont chargés de transmettre les leçons du passé. Ce sont par contre des fautes graves vis-à-vis de ceux parmi les plus jeunes qui n’ont pas encore de repères. Je conviens que les acteurs historiques sollicités sont en partie ceux qui scandaient des ouvrages dans lesquels j’ai appris à connaître les grands personnages fondateurs de la France, quand j’étais à l’école communale : Vercingétorix, Charlemagne, Clovis ou Jeanne d’Arc. Figures auxquelles le Président avait ajouté Jean Jaurès et Guy Môquet, en les mêlant aux élans des croisades et des pèlerinages. Leur image à tous s’est dévoyée au fur et à mesure où les conseillers les redessinaient pour l’usage national, l’usage nationaliste, voire l’usage populiste. « L’Histoire est d’abord un choix parmi l’immensité des faits advenus, un classement, une organisation, un rejet de tant d’événements qui survinrent mais qui ne parlent pour rien à eux seuls, au profit d’une reconstruction pertinente, d’une sélection, d’une hiérarchisation qui fasse sens » ajoute l’auteur.

Je comptais donc garder égoïstement l’usage de cette leçon de citoyenneté pour moi-même, croyant que nous avions eu la chance que quelques pourcentages de différence lors d’un vote opposant deux hommes, nous avaient gardé du pire. La simplicité était réaffirmée. L’école pour tous et l’enseignement obligatoire reprenaient la place d’un symbole universel avec la célébration des Lois Jules Ferry et l’esprit de recherche reprenait la place où il devait se trouver avec l’hommage à Marie Curie. La République nouvelle s’inaugurait dans le geste répété d’embrassades bon enfant et dans l’affirmation du sens du partage. A quoi bon remettre un livre de bon sens, de bon droit et d’instruction civique sur la table ?

Et voici qu’il faut pourtant l’offrir au couple présidentiel sans tarder. J’ai trop admiré la hauteur de vue et l’engagement de Danielle Mitterrand pour ne pas m’effondrer à la vue du spectacle et de la mauvaise farce qui se sont joués cette semaine entre deux femmes qui semblent se disputer les dépouilles et les décisions d’un homme qui prône la simplicité. L’une des deux vient de faire basculer dans le presque rien, ce qu’elle voulait incarner auprès de son compagnon : être le presque tout, sans ostentation. Lorsque le Président qui régnait il y a peu encore, mentionnait avec lourdeur son épouse à chaque fois qu’il était question de l’envahissement étranger, en soulignant que la France avait su accueillir les Italiens, ce dont il se félicitait à titre personnel, il se rendait ridicule. Lorsque la compagne du nouveau Président gazouille sans contrôle comme si son avis restait privé et sans conséquence, elle se rend encore plus ridicule et contribue à rabaisser une fonction qui peinait à se redresser.

L’auteur cite Régis Debray dont les formules parlent souvent de morale publique : « Un gouvernant est un être de gestes et de mots gouvernés qui, dans l’exercice de son mandat est au citoyen-électeur ce qu’un mythe fondateur est à un acte de naissance. Sa mission est d’interpréter, de faire vivre physiquement une fiction, une fable, un poème collectif – disons au hasard la Révolution, la France éternelle, l’Europe, le socialisme, les droits de l’homme -, fantômes ayant pouvoir de réquisition et qui, le temps de son mandat, le (ou la) transfigurent. Le jour où l’écart se comble, où la personne perce sous le personnage et l’occulte, il est mort. »

La pièce qui s’est jouée cette semaine n’est pas « Œdipe Roi », mais « Arlequin serviteur de deux maîtres » ou en l’occurrence de deux maîtresses. Goldoni a exécuté Sophocle. La fiction vient de s’achever avant même d’avoir vraiment commencé. Il faudra beaucoup d’effort pour que « Sous le fouet de la crise, l’Etat retrouve tout son prix. » et que l’obscénité soit oubliée.

Jean-Noël Jeanneney. L’Etat blessé. Flammarion, Café Voltaire. 2012.

Régis Debray. L’Obscénité démocratique. Flammarion. 2008.

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