Au début, j’avais peur d’aller en Serbie. Peur de me confronter à l’inconnu. C’était une époque où, hélas, mon idée du voyage se résumait à une vision très étroite, pour ainsi dire très touristique. Je ne sortais pas foncièrement des sentiers battus.
Voici un texte inspiré par plusieurs de mes voyages dans les Balkans.
Bonne lecture.
Ode à la Serbie ; escapades balkaniques
Parfois, c’est l’amour qui motive le voyage.
Une rencontre, comme tant d’autres.
Une question, anodine. « Et vous, vous venez d’où ? ».
« Je suis serbe ».
« Serbe, comme les méchants que l’on voit au journal télévisé ? ».
« Oui, c’est ça … Vous avez de l’humour, vous, on dirait ».
Sourires.
Puis, la longue, la lente, la nécessaire déconstruction.
Escapade au Montenegro
Alors plutôt que de me rendre directement en Serbie, je décidai d’organiser un voyage en Croatie.
Curieuse prise de contact, qui pourtant fut nécessaire à l’heure de comprendre ce qui se passait dans les Balkans.
En 2003 la Croatie était loin du boom touristique qui la caractérise aujourd’hui, mais présentait déjà quelques inconvénients liés au tourisme de masse : certaines destinations très fréquentées, personnes parfois désagréables et plus intéressées par le profit que par un contact humain. Mon voyage n’en demeura pas moins très positif avec des rencontres déterminantes, ainsi que la découverte d’un patrimoine, de paysages fabuleux et d’une mer d’une beauté et d’une limpidité telles que j’avais là l’impression, moi qui suis toujours très craintive lors de mes baignades dans l’océan, de plonger à la piscine municipale. Ce séjour fut ponctué par une escapade au Monténégro.
A l’époque, ce pays n’était pas séparé de la Serbie. A l’époque, l’autobus de Dubrovnik laissait les passagers à deux kilomètres environ de la frontière qu’il fallait traverser à pied avant qu’un autre bus mène ces mêmes passagers vers Igalo et Herceg Novi. Traversée en plein cagnard d’une frontière qui n’existait pas quelques années auparavant. J’aide une vieille dame à porter son bagage, on dirait que c’est sa vie qu’elle transporte ainsi. Elle n’est pas la seule, la file des vieilles dames qui portent leur vie dans leur valise est longue, et je suis dans cette file, interminable. Elles ont toutes deux passeports dans la main. Le soleil tape, j’irais bien m’abriter sous un arbre au bord de la route, mais un panneau « Attention, mines » m’invite à rester là où je suis. Enfin, la frontière est passée.
Et là, changement de décor. Changement de monde. Un panneau « Yugopetrol » situe bien les choses. Un bus brinquebalant me mène à Kotor. Je suis subjuguée. Il n’y a presque aucun touriste. Un type fait griller du maïs. Je rentre pour la première fois dans une église orthodoxe. Je trouve une chambre chez l’habitant à 8 €. Je mets trois heures à déchiffrer la destination de mon bus écrite en cyrillique.
A Herceg Novi, je rencontre deux jeunes qui me demandent de les prendre en photo. Vous venez d’où ? De Belgrade. Belgrade … Et si j’abandonnais mon projet de Croatie et je partais là-bas, à Belgrade ? Rêve inaccessible, si proche pourtant …
Tout abandonner et partir. Depuis le bus qui me ramenait vers la frontière avec la Croatie, je vois une petite île dans les bouches de Kotor. Perast, me dit le chauffeur. Idée fixe : celle de revenir ici. Erreur, grave erreur : l’instant se prend au moment où il se présente, sinon après c’est trop tard.
Lorsque je revins à Perast des années plus tard, j’avais du mal à circuler dans la rue tellement il y avait du monde. Un semblant d’office du tourisme (qui en fait était une dépendance du principal hôtel de la ville) me dit qu’il me serait dur, mais vraiment très dur de trouver une chambre. Combien de personne ? Une seule ? Ah, non, inutile de rester ici, vous ne trouverez jamais. Silence. Je puis toutefois vous proposer une chambre à 100 euros. 100 euros !!! J’erre dans les rues, sans savoir quoi faire. Je demande à tout hasard à une femme dans un jardin si elle ne connaîtrait pas un endroit où je pourrais dormir. Elle m’indique une maison au loin. 10 euros la chambre, ça va ? Oui, très bien. On m’oblige à m’asseoir, à manger, à boire sous la tonnelle. Je retrouve un peu ce que j’avais connu lors de mon premier séjour sur ces terres. « Ma » chambre est en travaux mais tout à fait habitable. Le propriétaire, sentant la manne qui s’annonce, réalise des chambres destinées au tourisme. Depuis la mienne, on voit les étoiles et les Bouches du Kotor.
Finalement, mon rêve s’est réalisé, quoique pas tout à fait dans les conditions espérées.
Périple en Croatie
Je ne sais pas ce qu’il se serait passé si, lors de mon premier séjour au Monténégro, j’étais restée à Perast puis allée à Belgrade. Sans doute, n’aurais-je pas connu la Croatie à la meilleure époque où je pouvais la connaître, ni profité des bienfaits que j’évoque plus haut. Sans doute n’aurais-je pas fait le voyage retour vers la Croatie sous, cette fois, une pluie battante, avec toujours l’impossibilité de s’abriter sous les arbres. L’eau ruisselait sur mes joues (pluie ? larmes ?) pendant que deux jeunes femmes dansaient sur la route, complètement trempées elles aussi, en hurlant qu’elles étaient bosniaques, de Sarajevo et les femmes les plus heureuses du monde.
Sans doute, n’aurais-je pas connu Danica et Rajko.
A Split, ville dont l’ambiance ne m’a pas spécialement plu, je commençais à éprouver une légère fatigue. Il était temps de rentrer. J’appelai l’agence Eurolines de Milan (retour en bateau jusqu’à Ancône, puis train jusqu’à Milan). Bus complet pour les quatre jours suivant. Quoi ? Ça coupe, ma carte téléphonique est vide. Je rappelle. Bus complet sur huit jours. Je commence à réserver le premier billet disponible. Ça coupe. Je rappelle. Mon billet a quand même été réservé. Ouf … Mais il me reste quelques jours à occuper…
Que faire ?
Je décidai de poursuivre mon périple en Croatie. Bonne idée : découverte de Šibenik, de Krka, de Primošten. Mes hôtes étaient très sympathiques. Un soir, alors que la rakia coulait à flot, les deux se mirent en silence et me regardant droit dans les yeux, me dirent : « Nous aimerions te parler de quelque chose ». Silence. « En fait, nous ne sommes pas croates, nous sommes serbes. » Explosion de joie. Explosion de joie partagée, la rakia coule à flot. Ils me proposèrent de m’emmener dans le Krajina, enclave serbe de Croatie, située après Krka. J’acceptai, bien sûr. Nous voilà les trois dans la petite Yugopatrol de Rajko. Paysage idyllique. Petit air de départ en vacances en famille. Tout à coup, la route devient de très moins bonne qualité. « Bienvenue chez nous, bienvenue dans le Krajina ». Monuments aux morts à terre, impacts de balle visibles sur les maisons, certaines sont carbonisées, des enfants jouent dans une remorque. Je ne sais pas quoi penser, alors je me dis que le mieux est de ne pas penser. Ne pas juger, ne pas chercher à comprendre. Être là, juste là, devant ce paysage de désolation. On s’arrête devant un bâtiment à moitié détruit. Rajko me demande de les prendre en photo lui et Danica devant ce bâtiment, l’école qu’ils ont fréquentée. Ils posent et moi, je tremble tellement j’ai peur de rater la photo. Rajko fait un V avec ses doigts. Mes mains tremblent et je ne veux pas savoir ce que veut dire ce V. Je prends plusieurs photos et veux m’approcher du bâtiment. J’aimerais exprimer quelque chose. Un cri m’en empêche. Ici il n’y a pas de panneau « attention mines ».
Aller en Serbie, une obsession, une nécessité
Alors, si aller en Serbie était une évidence, depuis cet épisode c’est devenu une obsession, presque une nécessité. Après mon expérience dans le Krajina, je me mis en tête d’« aider » les Serbes, mais je ne savais pas trop comment, peut-être au moyen d’une ONG, d’une association. Je compris très vite que les Serbes n’avaient absolument pas besoin d’aide et que tout au plus ils avaient juste besoin qu’on aille les voir. Malgré tout, ne pouvant céder à ma bonne conscience, je m’inscrivis à un chantier écologique au lac Ludaš avec l’association Rempart. Il s’agissait de construire des plateformes pour inviter les oiseaux migrateurs à revenir nidifier dans la région, ils avaient en effet modifié leur route, peut-être à cause de la guerre. Alors, je découvris la Vojvodine, ses plaines surchauffées sous le soleil de juillet, ses champs de tournesol, son multiculturalisme. Hongrois, Gitans, Croates, Roumains, Slovaques et bien sûr Serbes cohabitent sur ces terres très marquées austro-hongroises. Bonne entrée en matière …
A Sremski Karlovci, on frappe à la porte de ma chambre.
Mon hôte. Tu viens avec nous prendre un café ? L’accueil serbe. L’accueil inconditionnel du voyageur de passage. J’apprends très vite que l’invitation au café –café turc bien sûr- n’est en fait qu’une invitation à boire un verre de rakia. Enfin, un ou deux. La rakia est partout : elle accueille le visiteur, elle accompagne le petit déjeuner. Désireuse de m’habituer à cette nouvelle coutume, je demande s’il faut boire son verre avant, pendant ou après le petit-déjeuner. « On le boit avant, pendant et après ». Je teste. La chaleur m’envahit et elle n’est pas que dans l’air ambiant de Vojvodine. « C’est quoi tes projets pour aujourd’hui ? » Déjà me lever de la chaise me paraît insurmontable. Il n’est que neuf heures du matin, le soleil se lève tôt en Serbie. Il n’est que neuf heures du matin et ce n’est que mon premier voyage en Serbie. Des verres de rakia, il y a en aura eu d’autres, et ils auront ponctué mes rencontres.
Les gitans à Novi Sad. Un restaurant où un orchestre joue pendant que vous dînez. Tout à coup, un cri. Un type, au ventre lourd de son ivresse (plusieurs bouteilles trônent sur sa table) se lève, jette au ciel une liasse de billets et hurle : « rakia pour tout le monde, c’est moi qui invite ». J’hallucine et ne sais pas très bien comment me situer. Je fais mine de sortir un billet moi-aussi pour payer l’orchestre. Ça fait rire les gitans, qui m’indiquent de le ranger. L’avantage de rester quelques jours dans le même endroit permet de recroiser des destins. A la forteresse de Petrovaradin, une femme qui tient une galerie me reconnaît. Elle n’a pas très bonne mine, moi non plus. Elle était au restaurant aussi la veille. Nous bavardons un petit peu, puis regardons le Danube, les barges qui remplacent le pont détruit par l’OTAN. Les Serbes sont comme ça, vous êtes là, avec eux et ils ne posent pas de questions.
Voyager seule dans les Balkans …
En Croatie ou au Monténégro, la question incontournable : « Et ton mari, il est où ? ». Là, rien, vous êtes là, c’est tout. Vous êtes entre Ecka et le parc Carska Bara au bord de la route, dans un coin perdu d’un pays perdu, alors on s’arrête, on vous véhicule jusqu’au hameau suivant. « Ah, vous êtes française ! Ah, oui.. Mitterrand ». Et c’est tout, et les destins se re-séparent. Juste un au-revoir et ce regard mélancolique, si balkanique qui vous accompagne quelques instants alors que vous poursuivez votre chemin. Une autre personne s’arrête et ainsi de suite.
Un jour, lors d’un voyage de retour en France, la douane arrêta le bus au niveau de Strasbourg. L’agent me fixa, reposa ses yeux sur mon passeport et me dit : « Vous allez souvent en Serbie, dites-moi ».
J’y sentis une interrogation, peut-être même un interrogatoire, presque un reproche. Une envie de savoir. Une question. La question que l’on ne m’avait jamais posée en Serbie. Mais que l’on me posait beaucoup en France.
J’hésitai entre « ben, oui, je participe à un trafic d’armes » et « mêlez-vous de ce qui vous regarde ».
Ce fut « Je suis amoureuse » qui m’échappa toutefois, sans savoir si je parlais du pays ou d’une personne.
Depuis, l’amour s’est tari. L’amour s’est envolé au gré du vent des routes balkaniques, lors d’un voyage de retour de Belgrade à Paris.
L’amour est mort entre les Dolomites et le lac de Garde, et mes voyages en Serbie ont cessé.
Je n’y suis pas retournée depuis et je me dis que j’aimerais bien retrouver ce pays, savoir où il en est en ces périodes encore plus difficiles.
Nostalgie d’un pays, nostalgie de la personne aimée.
A quoi bon y aller maintenant ? Pourquoi ?
Je sais qu’un jour, pourtant, il faudra que j’y retourne. Je ne sais pas quand, mais un jour …
Je déteste prendre l’avion.
Du coup pour aller en Serbie, cela sera en bus.
Départ autour de 15 heures, pour une arrivée le lendemain vers 13h00. Un beau voyage en perspective … Les autres voyageurs parlent tous cette langue que j’apprends vaguement grâce à l’ouvrage Assimil Le serbo-croate sans peine. Ce que je ne savais pas, je pouvais m’en douter mais j’en ai pris réellement conscience lors d’une expérience de voyage, c’est que le serbe et le croate sont maintenant deux langues séparées. Lorsqu’un jour, en Croatie, je demandai où était la stanica, on me regarda avec de gros yeux menaçants : « Quoi, vous êtes serbe ?!?! ». Je montrai mon passeport de très bonne foi : « Mais non, je suis française » … On m’expliqua alors qu’en croate on disait kolodvor, ce dont mon Assimil (sa première édition datait de 1972) ne rendait absolument pas compte. Un Assimil très « pro-yougo », un coup d’œil à la photo de couverture, aux chansons qui sont enseignées, aux contenus des leçons (par exemple la 34 « chez l’horloger ») suffit à s’en rendre compte. Une petite nostalgie façon Good Bye Lenin qui était loin de me déplaire.
Le bus démarre. Je suis à côté d’une femme qui se réfugie dans ses écouteurs. Son fils sur le siège en face dessine et à Nogent-sur-Marne, il commence à demander « quand c’est qu’on arrive ? » Le pauvre… Très vite, sa mère ne répondant pas à ses sollicitations, je me vois l’heureuse propriétaire d’un nombre assez considérable de dessins, dont un avec les premières vaches que nous vîmes à la sortie de Paris. Ce dessin m’accompagna pendant tout mon voyage et même quelques temps après mon retour. Les haltes étaient à l’image des voyageurs : insouciants, prêts au partage dans de grandes attablées, chauffeurs inclus, dans des lieux, qui comme c’est souvent le cas dans ces voyages, sont des arrêts « obligés » sur le chemin. L’horaire est large visiblement, le bus aura du retard.
Traversée de la Slovénie, puis de la Croatie. Une nuit se passe. On arrive près de la frontière croato-serbe après un no man’s land dans lequel je ne me serais pas arrêtée. Tout à coup, l’évidence. Une file immense attend de passer la frontière. Immense, non, interminable. Nous n’arriverons donc jamais ? Une collecte est organisée dans le bus, je m’interroge. Un air festif règne et je me prête de bon cœur à la chose. Tout à coup, le bus dépasse tous les camions en double file. Nous atteignons un poste frontière, puis un autre. Pratiquement sans nous arrêter. Je suis stupéfaite. La frontière serbe est en fait une petite table où sont délicatement posées cartouches de cigarette, bouteilles d’alcool et petite caisse fermée à clef. C’est là qu’on règle son passage de la frontière sans fouille ni attente. Le chauffeur descend et s’entretient avec les policiers. Une certaine agitation règne un peu partout, surtout dans ma tête. C’est alors que la femme à côté de moi enlève enfin ses écouteurs, et, me regardant droit dans les yeux, me dit très posément : « Bienvenue chez moi, dobrodošla u Jugoslaviju! » Après ces formalités d’usage, nous reprenons la route. Une route chaotique, sous le soleil brûlant de Vojvodine. Une bouteille de rakia circule. La radio émet une musique entre tradition et modernité.
Être serbe, c’est compliqué
Enfin nous arrivons. Belgrade. Nous allons sur les bords de la Sava, dans les baraques flottantes, toutes des restaurants ou bars où jouent des orchestres endiablés. Tout le monde danse sur les tables ou ailleurs, sur les flots de la Sava et sous les flots de bière et de rakia. Le rythme impose un va et vient à l’édifice précaire. J’admire cette capacité à « se lâcher », moi qui en suis incapable. Je raconte alors mon arrivée à la frontière serbe avec fierté et un piquant très kusturicien. Un ami serbe me fusille du regard : « Quoi, tu as cautionné ça ? Et tu n’as pas honte ? ».
Je me rends alors compte qu’être serbe, c’est comme être français. C’est compliqué. On ne colle pas forcément à une étiquette. Être serbe, c’est être attaché à son pays, ses traditions mais aussi vouloir en sortir. C’est être anti-occident (surtout depuis les bombardements de l’OTAN dont les vestiges trônent fièrement à Belgrade), tout en étant attiré par les sirènes de l’ouest. Être serbe, c’est être un mélange de beaucoup de choses. La Serbie est un mélange au sens propre du terme, sans doute le pays le plus multiethnique des Balkans. La Serbie est un mélange d’influences passées que l’on rejettera ou revendiquera, c’est selon. « Comment ça, le Serbe est un peu Turc quelque part ? Allez-y, insultez-moi tant que vous y êtes! » me répondit un jour un homme, devant sa tasse de café. Café turc bien-sûr, accompagné de son petit loukoum. Être serbe, c’est avoir cette nostalgie d’un passé définitivement révolu et d’une certaine idée de la grandeur. « Vous venez d’où ? » me demande cet homme, assis en face de moi dans le train. « De France ». « Un grand pays la France ». Puis le silence. Non pas le silence gêné de deux personnes qui n’ont rien à se dire, non, le silence respectueux de deux personnes dont les destins se croisent par hasard. J’aime cette capacité à ne pas bombarder le voyageur de questions et à ne pas juger comme c’est le cas ailleurs: « Et il est où ton mari ? Et tu voyages seule ? Et t’as pas peur ? Et qu’est-ce que tu fais ici? ». En Serbie, rien de tout ça. Juste un regard, puis « regarde, le Danube ! Un beau fleuve, n’est-ce pas ? ». Puis plus rien, nos deux regards qui plongent dans l’eau et se séparent au rythme d’un screcan put !
A Sremski Karlovci, je retrouve lors d’une fête l’agriculteur qui quelques jours plus tôt m’a fait goûter les spécialités de sa ferme.A Novi Sad, je retrouve un gitan rencontré à Sremski Karlovci, puis de retour à Novi Sad après un bref séjour à Vrdnik, petite station thermale découverte lors d’un petit tour dans le Fruška Gora en taxi, je rencontre Sofija du Bela Lada. L’impression que mon voyage est placé sous les meilleurs auspices … Impression d’être familière des lieux.
De Guca aux monastères serbes orthodoxes…
C’est pourtant lors de ce voyage que je vais au festival de Guca. Un vieux rêve. A faire une fois dans sa vie. Des fanfares partout, musique balkanique a donf 24 heures sur 24. Un film de Kusturica en boucle. Ayant peur de ne pas trouver à me loger, je passe par un site qui a l’air d’avoir le monopole sur l’organisation des séjours à Guca pendant le festival. Un peu cher, mais bon, visiblement, c’est le prix à payer pour avoir accès à cet événement. Arrivée sur place, je déchante assez vite. J’aurais parfaitement pu trouver à me loger et à me nourrir pour beaucoup moins cher. De plus, le Monsieur Organisateur me fait vite remarquer que mes diverses questions sur le prix des prestations qu’il propose et les exigences qui en découlent le dérangent. Je suis une cliente un peu pénible. Cela dit, j’ai adoré cette expérience, ai fait beaucoup de rencontres. Par exemple, des gitans macédoniens m’ont invitée à manger et regrettai de m’être « emprisonnée » avec un séjour all inclusive. Malgré tout, je m’entendis très bien avec ma famille hôte. A tel point que je décidai de rester un jour de plus et demandai si on ne pouvait pas faire une excursion ensemble. Des excursions étaient pourtant prévues par le Monsieur Organisateur, mais j’étais la seule à m’être montrée intéressée. Je passai donc une excellente journée en famille aux monastères de Studenica et Žica.
Mon seul regret fut de ne pas faire le retour par Ivanjica, mais la route était impraticable. Lorsque mes hôtes me demandèrent 60 euros pour notre petite virée, sans compter les frais divers de repas, je vus rouge. Cela me paraissait énorme, le salaire moyen d’un Serbe était de 300 euros environ à l’époque, peut-être moins même. En voilà qui avaient bien gagné leur semaine ! On prit la délicatesse de m’emmener au distributeur automatique le plus proche (je n’avais pas « autant » d’argent sur moi) et de me déposer à la gare routière de Požega. Là, j’attendis le prochain bus assise sur un banc. Une gitane s’approcha de moi. Elle s’assit. Je ne la regardais même pas. Elle me demanda si j’avais des deutschemarks. « Ma pauvre », lui répondis-je, « je n’ai plus rien ». Elle s’éloigne et se retourne de temps en temps, l’œil mélancolique…(1)
Lorsque je repense à cette aventure, je me dis qu’encore une fois, ma prétention de voyageuse avait vraiment besoin de s’en prendre « plein la tronche ». 60 euros ! Ce n’est pas rien 60 euros, mais ce n’est pas rien non plus d’emmener une touriste étrangère voir les monastères de la zone, l’essence, l’usure de la voiture, le temps passé. Mais je m’étais tellement habituée à un désintéressement des personnes rencontrées que j’en oubliais presque que voyager coûte de l’argent. A titre de comparaison, le taxi que « j’embauchai » à Cetinje au Monténégro me demanda 35 euros, me semble-t-il, pour aller voir le mausolée de Nicolas Ier et celui de Novi Sad, « embauché » via une agence de voyage, me demanda 40 euros pour le tour des monastères de Fruška Gora. Là, au moins, pour Guca, je sais à qui va l’argent et peut-être ces personnes ont-elles pensé à moi en vivant, grâce à moi, le reste de l’année. Mon tort a été sans doute de ne pas avoir osé parler de mes projets aux autres voyageurs rencontrés autant à l’hôtel Gran de Cetinje –un hôtel charmant, d’un autre âge, mais qui est tout sauf « grand »- qu’à Guca –difficile à Novi Sad n’ayant rencontré aucun touriste- pour, pourquoi pas, partager les frais de transport.
Les izleti (2) basées sur ce principe sont très fréquentes en Serbie dans les lieux très touristiques comme Zlatibor ou Perucac ou même Nova Varoš. Ces excursions sont organisées par des agences de voyages qui relaient l’information dans les hôtels et parfois chez l’habitant. Des excursions avec des dates précises sont proposées et n’ont lieu que lorsqu’un nombre suffisant de participants est atteint. Les frais sont assez dérisoires. Un très bon moyen de connaître du monde, de bavarder, de découvrir des lieux difficilement accessibles en transports. Une belle épreuve linguistique aussi, les dames de l’agence de voyage me téléphonant pour me dire que finalement, l’excursion du mardi serait annulée, mais que si cela m’intéressait, celle du samedi aurait lieu. C’est ainsi que je visitai le monastère Mileševa ou encore Drvengrad/Küstendorf, le site créé par Kusturica à Mokra Gora lors du tournage de son film « La vie est un miracle » ainsi que le village ethnologique de Sirogojno, que je vis les chutes d’eau de Gostilje avec visite de l’atelier d’un artiste local, que je fis du bateau sur la Drina à Perucac. En revanche, pour les méandres d’Uvac et l’observation des vautours fauves, ce fut le taxi : 10 euros.
Parfois, je regrette de ne pas avoir pris le temps de me rendre sur ces lieux en transport ou même à pied, de ne pas avoir approfondi mes visites. Peut-on rattraper le temps que l’on n’a pas pris lors d’un voyage ? Il semblerait que non.
A Novi Sad, au restaurant Bela Lada, je fais écouter à un des gitans –j’avais emmené un discman pour ce voyage- une version d’Edelerzi qui, personnellement, me tire des larmes. Le lendemain, le gitan m’invite chez lui. Il me présente sa fille qui me propose de m’accompagner dans mes promenades. Il met devant mon nez des chaussures qui ont appartenu à sa femme décédée. J’ai un peu peur. « Tout ça, c’est à toi, me dit-il ». J’ai peur. « Mais en échange, j’aimerais quelque chose ». J’ai très peur.
« En échange, je veux ton discman ».
Aujourd’hui, le discman est là, dans mon armoire. Je regrette de ne pas l’avoir laissé à cet homme. Je regrette de ne pas aller en courant le lui donner, mais je me dis qu’il est inutile de courir après le temps perdu. Les années passent, le discman est à présent un objet bien désuet, mais le mien est là, dans mon armoire.
Alors parfois je le regarde et repense avec mélancolie aux gitans de Novi Sad que sans doute je ne reverrai jamais.
Textes dédiés à D.S. et M.D.
(1) Nous étions en 2005 … Mais le mark reste la monnaie de la Bosnie.
(2) Excursions.
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