Le FRAC Languedoc Roussillon récidive sa curieuse biennale: après Marcel et Rabelais, c’est au tour de Casanova, sous prétexte de son bref passage en Languedoc au début de 1769, d’être le lien entre la trentaine de manifestations qui parsèment la région jusqu’au 24 octobre 2010. C’est l’occasion de parcourir de fort beaux lieux, de déguster de fort bons vins et de voir beaucoup d’expositions : comme on pourrait s’y attendre, celles qui collent de trop près au personnage, trop littérales, trop convenues, ne sont pas les meilleures.
Exposition Art Frac Languedoc : Casanova Forever
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Celles qui séduisent sont celles où souffle avec légèreté l’esprit, libertin, frondeur, joueur, du grand séducteur. Est-ce pour autant une révolution dans l’art de l’exposition, une hétérogénéité temporelle passant de l’herméneutique à l’allégorique ? Parlons plutôt des artistes et de leurs oeuvres ! Tentons cela, dans les jours qui viennent, du Sud au Nord.
Le château viticole de Jau abrite les travaux réalisés ici en résidence par Frédérique Loutz, mais aussi de grandes sculptures en résine de Stephen Marsden en forme de préservatifs brillants, contournés, monstrueux, fantastiques (Bird Secret, bien sûr) : immaculée contraception en hommage au séducteur qui, paraît-il, inventa le terme ‘capote anglaise’ (jusqu’au 26 septembre).
Dans la superbe forteresse de Salses, qui sait fort bien marier art contemporain et vieilles pierres 410, c’est l’évasion de Casanova des Plombs qui réunit ici (jusqu’au 3 410 octobre) de grandes toiles bleutées de Jacques Monory 410 face au ruban desquelles on est tenu à distance comme sur la scène du crime (Meurtres), deux vidéos sur les prisons (Didier Morin filmant clandestinement la non-présence de Jean Genet à Fontrevault, et Nicolas Daubanes avec une vraie-fausse représentation de la prison pour enfants de Lavaur) et une magnifique vidéo-liberté d’Anna Malagrida (dont j’avais aimé la Dormeuse 410), filmée dans le désert jordanien, projetée comme une illusion au fond d’un cachot, où le velum est un obturateur, où le souffle du vent nie l’enfermement, où une femme invisible se dévoile et s’envole (Dansa de dona).
Ce voyage est aussi l’occasion de découvrir Piet Moget, peintre hollandais qui 410s’installa à Sigean juste après la guerre et qui y a créé le LAC. Marchand et collectionneur, il montre dans ce superbe lieu des pièces époustouflantes de Donald Judd, de Robert Morris, de Roman Opalka (bien sûr !) et bien d’autres. Mais c’est surtout le travail épuré de Piet Moget qui m’a fasciné, la peinture éternellement renouvelée de cet homme qui ‘rêvait de ne peindre qu’un seul tableau’, la mer, la jetée et le ciel de Port-la-Nouvelle (ici avec son camion-atelier sur le port), travail quotidien, inlassable et insatisfait, quête incessante de perfection méditative jusqu’à la mort (La rive d’en face). À côté, l’arche de Noé goudronnée et dégoulinante de Vincent Olinet (Après moi le déluge) tient tête, mais les peintures rococo oniriques d’Alicia Paz ne font pas le poids, toutes casanoviennes qu’elles soient (jusqu’au 3 octobre).
Le Palais des Archevêques de Narbonne abrite au milieu de ses tableaux historiques, des portraits 410 de Natacha 410 Lesueur : cette femme nue au bouquet et cette belle poule, aussi fascinantes soient-elles, rivalisent pour notre attention avec le Torse d’homme renversé de Jean-Germain Drouais, au fond, homme endormi, épuisé d’amour, au sexe presque visible sous l’étoffe rouge. On peut ici se raconter des histoires, de séduction, d’amour et de rupture, ou bien relire les Mémoires de Casanova en ce lieu fort propice (jusqu’au 3 octobre). Ce musée a aussi, tout au fond, deux salles orientalistes du plus beau kitsch, à ne pas manquer…
La chapelle des Pénitents Bleus, voisine, à côté d’autres photos de Natacha Lesueur, femmes au regard caché derrière un voile de cheveux, mantille de veuve ou voilette de séduction, est envahie par la sculpture proliférante, piquante, tentaculaire, cancéreuse de Laurette Atrux-Tallau. Ces modules oursins-virus assemblés à l’infini semblent s’auto-générer, ils repoussent le visiteur, le menacent, semblent glisser vers lui, la sensation de danger, d’étouffement est bien réelle (jusqu’au 3 octobre).
410Toujours à Narbonne, le Musée archéologique abrite une installation de Maurin et La Spesa, Dead Man Walking, corbillard à bras avec un cercueil à deux places, le couple d’artistes restant uni jusque dans la mort et créant ici un rituel à la fois tendre et inquiétant, mais trop grandiloquent à mon goût (jusqu’au 3 octobre).
410À noter l’excellent et original catalogue, alternant textes critiques et extraits des Mémoires de Casanova. Suite du voyage demain et dans les prochains jours. Ce voyage a été fait à l’invitation du FRAC Languedoc-Roussillon.
Photos courtoisie du FRAC Languedoc Roussillon, excepté Drouais, par l’auteur.
Casanova Forever : Ecce Homo Ludens
410Dans le cadre de Casanova Forever, le Musée de Sérignan, désormais repris par la région, a mis l’accent sur le côté joueur de Casanova : Ecce Homo Ludens est une exposition thématique, déclinant la dimension ludique dans l’art contemporain (jusqu’au 24 octobre). À quoi joue-t-on ? Que joue-t-on ? L’argent, la vie, les femmes…
Pour entrer dans le musée, il faut passer sous les imposantes balancelles à hélice de Frédéric Lecomte, puis enjamber les pneus d’Allan Kaprow (Yard). L’exposition, au style assez littéraire, décline les diverses facettes du joueur, hasard, défi, vertige, masque, humour et fugacité. 410
410On y voit une belle collection de cartes à jouer coquines, du foin dans lequel mes camarades se roulent (Convertible de Stéphane Bérard), une table de pingpong customisée par Georges Maciunas, une machine infernale à dollars (Kirivert) de Philippe Mayaux, une machine musicale à archets et cristal de Frédéric Lecomte et un chapeau échiquier de Takako Seito à l’ombre de Duchamp (Hat Class). C’est amusant, bien fait et léger. Comme toute exposition thématique, on reste un peu sur sa faim; manque un catalogue.
L’étape suivante est Sète (jusqu’au 3 octobre seulement) où Claude Lévêque se libère des contraintes, architecturales et politiques, de Venise, où j’avais trouvé le Grand Soir 410 trop parcimonieux, trop étriqué, trop sec. Diamond Sea, dans cette autre ville de canaux, joue, de pièce en pièce, de niveau en niveau, sur l’ombre et le reflet, sur la déambulation et le dédoublement. C’est une expérience onirique, fantomatique, initiatique, bercée de musique (Gerome Nox) et de poésie. On est pris par le miroitement des flots, par les éblouissements des stroboscopes, par le danger des roues dentées en couronne d’épines, par la fluidité des filets suspendus. Une licorne et une carabine tournoient, projetant leur ombre et leur reflet sur les murs de la salle, positif et négatif se poursuivant autour de l’objet, icônes de la représentation photographique même, attrait et rejet. Au bout, une fenêtre entrouverte laisse voir les canaux. Une fois de plus, avec une grande économie de moyens, Lévêque a su sculpter l’espace, créer une expérience à nulle autre pareille.
410On peut ensuite, à mon sens, éviter Lattes et Lunel, puis, à Montpellier, se concentrer sur la subtile transformation de l’espace que Simone Decker fait subir au Carré Sainte-Anne, église néo-gothique du XIXème dont murs et colonnes sont habillés de costumes de voyage en matière spongieuse (Shifting Shapes, jusqu’au 26 septembre). On change parfois l’habillage et le visiteur peut emporter avec lui un bout de matière organique, souvenir sensuel. On peut aussi aller voir les miroirs tournants de Vladimir Skoda à la galerie Al/Ma, qui font de l’effet, les petits objets suspendus de Tom Friedman au FRAC 404, et, à la galerie Iconoscope (jusqu’au 25 septembre), les petits tableaux champêtres de Didier Trenet, cadres voilés de toile, imprévus et séduisants. Dommage que l’installation sonore de Geneviève Favre Petroff prévue dans un arbre de l’esplanade Charles de Gaulle ne fonctionne pas : des voix s’échappant de l’arbre devaient entonner, crescendo, avec entrain, l’expression d’un acte amoureux, laissant exploser de manière baroque les sons du plaisir, orgasmes bruyants renvoyant à Cosi fan tutte (je cite le catalogue…).
410On retrouve Geneviève Favre Petroff à Aigues-Mortes, sur les remparts écrasés de soleil (jusqu’au 3 octobre) : on est accueilli par un coeur rouge pendu à l’échauguette à l’entrée, puis chacune des tours ou presque abrite un de ses automates, le chant occupe l’espace, la séduction se donne libre cours sans retenue. Plutôt que les mannequins baroques, j’ai aimé ces treize coeurs allumés dans la pénombre d’un cul de basse fosse, scintillants au rythme de leurs pulsations (Conquêtes).
Photos courtoisie du FRAC Languedoc Roussillon, excepté Lecomte et Kaprow, de l’auteur. Frédéric Lecomte, Claude Lévêque, Simone Decker et Didier Trenet étant représentés par l’ADAGP, les photos de leurs oeuvres seront ôtées du blog à la fin des expositions.
Casanova forever à Nîmes : Le jeu de l’amour
410Avec Casanova Forever, le périple continue vers Nîmes où, à la galerie ESCA-PPCM (jusqu’au 4 septembre 2010), Cécile Hesse et Gaël Romier (vus récemment au Chambon-sur-Lignon 410, et qui exposent également à Mende – Le goût de la Souillon – où j’aimerais bien aller aussi) épluchent (elle, en fait, en gaine couleur chair) méthodiquement des talons de chaussure féminines à l’aide d’un économe : acte d’un rituel étrange, fétichiste, presque violent (L’éplucheuse).
410Les épluchures sont alignées au mur, série multicolore, traces fantomatiques, collection de papillons. On peut aussi en acheter dans un distributeur automatique, présentées comme des bijoux érotiques dans un écrin de numismate. Celle que j’ai acquise (34 euros) est de couleur chair, la couture dorsale du talon lui confère une sensualité folle, légèrement asymétrique, elle évoque une déesse préhistorique, une vénus néolithique. Ils traquent la sexualité latente, révélant ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne veut pas voir, découvrant nos refoulements les plus secrets.
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L’amour à la machine, c’est aussi, dans la même salle, la vidéo Mouthwash de Jemima Burrill où elle utilise la bouche de son ami comme machine à laver sa petite culotte : lavage, rinçage, essorage, séchage. Comme dans ses autres films 410, elle détourne le quotidien vers un érotisme froid, drôle et féministe ; le corps de l’homme devient machine, objet, neutre et fonctionnel. Au mur, un poème mélancolique de Pétrarque, “Erano i capei d’oro“.
410Ailleurs dans Nîmes, on peut voir les 100 sexes de Charlier, mais c’est du réchauffé après Venise , une réinterprétation/réactualisation par Victor Burgin des tableaux-catastrophes de Francesco Casanova (au Carré d’Art, où mieux vaut aller voir l’exposition Gasiriowski, vue trop vite pour en bien parler ici) et, à la chapelle des Jésuites, une libre interprétation burlesque par Grout/Mazéas de l’évasion de Casanova des Plombs, chute sans fin du héros (son irruption dans le vestiaire des filles est du plus bel effet) et décors défoncés. En face, à l’École des Beaux-arts (jusqu’au 3 octobre), la jeune artiste italienne Laurina Paperina donne libre cours à son ironie grinçante et à ses obsessions, ici plutôt copulatrices. Ses petits tableaux ont un style pop/trash, entre BD et série TV, dérisoire et frais, et mettent à mal allègrement les icônes contemporaines. Et celui à droite m’a évidemment charmé.
410Encore deux étapes avant de clore ce périple, mais pour écrire sur l’exposition du Pont du Gard (Jardin-Théâtre Bestiarium), j’attends un peu de documentation complémentaire, ce sera pour plus tard. Demain, à Alès, un séduisant trio.
Photo Hesse/Romier 2, Burrill 1 & 3, et Paperina 2, de l’auteur; photos Hesse/Romier 1, Burrill 2 et Paperina 1 courtoisie du FRAC Languedoc Roussillon.
Voyage à l’invitation du FRAC Languedoc Roussillon.
Exposition Casanova Forever – Jardin Théâtre Bestiarium
Dans le Gard, une exposition hors du commun vous donne rendez-vous jusqu’au 3 Octobre… La présentation de Jardin-Théâtre Bestiarium au Pont du Gard est un événement. Il s’agit en effet d’une exposition mythique, essentielle, une oeuvre d’art totale bien plus qu’une exposition… D’ailleurs, depuis 1988, cette exposition de Casanova forever n’a fait l’objet que d’une poignée de rendez-vous dans le monde… Voyage à l’invitation du FRAC Languedoc-Roussillon.
Avec beaucoup de retard, voici un billet sur la dernière exposition de Casanova Forever dont je voulais parler. Je n’étais pas retourné au Pont du Gard depuis l’enfance, et le monument sauvage de mes souvenirs a laissé la place à un ensemble moderne et aseptisé; je doute que beaucoup des visiteurs de masse prennent le temps d’y aller voir cette exposition, à peine signalée sur leur site, mais il faut dire et redire que la présentation de Jardin-Théâtre Bestiarium ici (jusqu’au 3 octobre) est un événement. C’est une exposition mythique, produite en 1988/89 et qui n’avait jusqu’ici été montrée que cinq fois en tout et pour tout : création à PS1 à New York, puis le Théâtre Lope de Vega à Séville, le Confort Moderne à Poitiers (grâce à Guy Tortosa), le Château d’Oiron, et enfin Le Fresnoy il y a deux ans et demi. Mais c’est une exposition essentielle qui a changé bien des paramètres du mode même d’exposition (même si, vingt ans plus tard, cela semble aujourd’hui commun) et à laquelle on fait souvent référence, dès qu’il s’agit d’exposition et de théâtre (par exemple dans la remarquable exposition Théâtre sans théâtre à Barcelone 410).
De quoi s’agit-il ? D’abord d’un mode de travail alors novateur, coopératif, éclaté, non hiérarchique. Le critique et galeriste Rüdiger Schöttle assemble treize autres artistes de huit pays et, sans leur imposer de thème précis, les laisse donner libre cours à leur créativité selon quelques grandes lignes. C’est plus une oeuvre d’art totale qu’une exposition, mêlant des formes artistiques (peinture, architecture, sculpture, photographie), des modes de représentation (théâtre, cinéma, art paysager), des images (actualité, film), le tout dans un espace construit, structuré comme une expérience totale. À la fois jardin paysager en miniature et plateau de théâtre, c’est avant tout une réflexion sur le statut et la production des oeuvres d’art, et sur la convergence des disciplines et des sens. C’est une addition concertée de plusieurs recherches davanatge qu’une banale juxtaposition, chaque oeuvre rebondissant sur les autres, aucune ne pouvant exister de manière autonome, sans les autres. Mais encore ?
410On entre dans la nuit d’une grande salle sombre, envahie par la musique de Glenn Branca. Un lutrin, pupitre de chef d’orchestre ou Antiphonaire laïcisé (Bernard Bazile) donne le la de cette exposition sans commissaire, de cette utopie collective, et une Scala d’Irène Fortuyn O’Brien, de plexiglas et de soie, nous introduit dans les lieux. Pas d’oeuvres au mur, pas de sculptures bien délimitées au sol, mais une grande table, divisée en quatre pour permettre la circulation, sur et autour de laquelle des pièces, pas identifiées par des cartels, pas séparées les unes des autres, coexistent. Les tables sont recouvertes d’une poudre blanche (du sucre, en fait) sur laquelle sont projetées verticalement des images de l’histoire de l’art (Rüdiger Schöttle), alors qu’un autre jeu de diapositives, sur le thème du jardin classique, est projetée plus classiquement au fond de la salle (Ludger Gerdes). À droite, des gradins permettent de jouir du spectacle, de devenir spectateur des autres spectateurs, comme des bancs publics dans un jardin, sculpture à la fois pratiquée et regardée (Marin Kasimir).
410La maquette du Cinéma-Théâtre 410 de Dan Graham (à droite), en style Bauhaus mâtiné d’antique, enchâssement de l’écran d’aujourd’hui dans un amphithéâtre grec, est l’aboutissement de ses réflexions sur la représentation; y est projetée une courte séquence du Louis XIV de Rossellini, emblématique du jardin (Versailles) comme mise en scène du pouvoir. En écho, Rodney Graham 410 propose 410une maquette de Circus Gravidus (à gauche), théâtre circulaire ouvert, permettant la multiplicité des regards. Jeff Wall 410, surprenant dans une de ses rares oeuvres non photographiques, a créé un Théâtre-Loge, maquette d’une tour de bureaux se terminant par le plan lumineux d’une loge royale, comme une folie énigmatique et menaçante (ci-dessous, en rouge).
Juan Muñoz 410 a fourni un Souffleur 410, homme-mémoire de l’ombre, dont seule la tête émerge de son trou d’avant-scène, de sa grotte (ci-dessous, au fond). Les Sièges de cinéma de Christian-Philipp Müller sont des pierres récupérées dans des installations de Robert Smithson. Une vitrine lumineuse vide au pied de laquelle est jeté au sol un squelette humain en vrac, c’est Valor Impositus de James Coleman, comme l’histoire d’un meurtre, d’une déposition; celle du chef, du roi, du commissaire, sans doute. 410Il y a aussi des Choux sans racine, d’Alain Séchas 410 et des Gouttes d’eau baroques d’Hermann Pitz (ci-contre, au premier plan), objets disséminés sur la scène, échos du potager et de la pluie.
C’est une installation difficile à décrire, qui se vit et s’expérimente plus qu’elle ne se commente, se reliant aussi bien aux Fêtes dans les jardins du roi qu’à des performances plus contemporaines 410 s’inscrivant dans les lieux. Révolutionnaire à l’époque, elle est prégnante de bien des recherches actuelles, de bien des réflexions sur l’exposition, et en même temps, elle peut se lire dans la tradition classique du jardin et du théâtre antique ou Renaissance.
Pour en savoir plus : le livre du Confort Moderne, celui, en anglais, publié par MIT Press, et le livrert de l’exposition au Fresnoy. Voyage à l’invitation du FRAC Languedoc-Roussillon.