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La Bosnie Herzégovine : mémoires d’un pays multiculturel

Pocitelj Bosnie Herzegovine

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 Terre à vocation de foyer de résistance face aux usurpateurs de tous horizons, la Bosnie Herzégovine a été un refuge pour tous ceux qui fuyaient les persécutions politiques et religieuses. Ballottée dès les premiers temps de son histoire entre les intérêts de Rome et de Byzance, elle nous est essentiellement connue, depuis une dizaine d’années, par les images de guerre et d’exils que nous en ont données, ça et là, les médias suite aux frictions incessantes entre Catholiques, Orthodoxes et Musulmans (au sens de groupe ethnique, « nationalité » selon l’héritage titiste et non de religion), puis au conflit civil qui l’a mise aux prises avec la Serbie entre 92 et 95 pour la conquête de son indépendance.

pocitelj bosnie herzegovine

 

Question de vocabulaire:

: bošniak / bošnjak = bosniaque musulman

bosanac = est devenu bosnien au plan international après un long débat. Ce terme proposé en 1992 par Paul Garde a été retenu pour qualifier le peuple de Bosnie

Difficile, bien sûr, dans ces conditions biaisées de se faire une idée sur ce petit pays, perdu dans les Balkans, méconnu car peu touristique et assez sauvage. Si ce récit doit avoir un but, c’est de tenter de le sortir un peu de l’ombre et de vous inviter à le découvrir, tout en évitant qu’il s’imprime dans les mémoires par les seuls affres d’un destin fort complexe, déjà lourd de passages, de tumultes, de basculements et d’âpres appétits.

Bosnie Herzegovine carteEncastrée entre la Croatie au Nord, Sud et Ouest, la Serbie au Nord Est et à l’Est et le Monténégro au Sud, entre les mains desquels elle passa indistinctement selon les vicissitudes du moment jusqu’aux accords de Dayton en 1995, la Bosnie-Herzégovine mieux que nulle autre terre anciennement yougoslave, est aujourd’hui une République en voie de reconstruction qui s’incarne dans ses deux capitales ; Sarajevo et Mostar. Ce sont de vieilles villes turques métamorphosées en cités modernes, portant à leurs flancs, les survivances d’un passé bien souvent sous-estimé, une incroyable coloration multi-ethnique et culturelle, une saveur archaïque rares en Europe, mais surtout la marque de l’Espoir ! Puis, il y a Banja Luka, une ville « moyenne » devenue la capitale de la République Serbe de Bosnie où vit la majorité serbe orthodoxe sur environ 1/3 du territoire de l’ancienne Bosnie-Herzégovine.

Ce sont les hasards de la proximité et de la curiosité, qui m’ont menée, en 1996, dans ces singulières contrées de Bosnie et d’Herzégovine, à la rencontre des mosquées, caravansérails, medersa, nécropoles et autres églises, monastères ou bâtiments historiques jalonnant la vallée de la Neretva, les régions de Mostar, Sarajevo, Tuzla et Bihac. Avec ma famille, nous parcourions la côte dalmate en direction de Dubrovnik quand, par le trou de mer de Neum, nous pénétrâmes pour la première fois en Bosnie, sans même y avoir songé. Nous décidâmes alors de nous enfoncer le long de l’embouchure de la Neretva afin d’en apprécier le delta fort découpé, longtemps enjeu de moults convoitises et signe de division, qui, entre Croatie et Bosnie, se veut pourtant toujours dans l’esprit de Mère Nature l’union merveilleuse de la rivière et de la mer, de la vallée et des rochers, des lacs et des marais.

 

La Neretva, porte d’entrée sur l’Herzégovine…

neretvaIl n’y a pas à dire, c’est bien par cette typique Neretva que, vous apprécierez le plus aisément ces impressions de peintures à l’huile qui mâtinent l’orientale Bosnie dès son contact avec l’Adriatique. Sur fond de chaudes couleurs méditerranéennes, se déroulent autour des bras de la Neretva ses champs irrigués, ses vignobles en tonnelles admirablement entretenus du fameux crû blanc de Zilvaka – le plus réputé du pays -, ses petits marchands de fortune qui proposent leur production de fruits et légumes à prix dérisoires sur les bords de la route trafiquée. Vous découvrirez surtout ses paysages de mandariniers et de marécages ponctués de volées de foulques, de parcs à anguilles et grenouilles, et de quelques trupica, sortes de barques traditionnelles assurant la circulation des habitants entre la mer et les terres.

Quittant le port de Ploce qui fut dès les temps médiévaux un fameux nid de pirates, puis les six splendides lacs croates de Bacina à la flore et la faune si caractéristiques, l’une des rares étapes de villégiature avant Mostar se nomme Pocitelj. Bâtie sur un éperon rocheux dominant de 600 mètres la route de la vallée et couronnée par les ruines d’une forteresse turque, la cité Pocitelj qui a gardé presque intégralement son caractère oriental du fait d’une vaste mosquée avec son minaret, d’anciens bâtiments islamiques tels qu’une medersa, un hospice et de vieilles maisons à loggias en encorbellement, marque vraiment l’entrée en terre d’Islam. A 60 km environ, plus haut dans la vallée, nous attend Mostar ; incontournable…

 

Mostar, condensé de culture ottomane en Herzégovine

mostar bosnieIl ne fait aucun doute que Mostar, ville à majorité « Bosniaque », est la ville orientale la plus touristique d’Ex-Yougoslavie et assurément la plus séduisante de toutes celles que j’ai visitées, qu’il s’agisse de Srebrenica, Banja Luka, Bihac, Sarajevo. Les infrastructures d’accueil et de logements en hôtels témoignaient, avant la guerre, de l’attrait qu’exerçait cette jolie cité qui a néanmoins souffert de violents combats et en garde des cicatrices très prononcées dans son coeur ancien et en ses ponts. Entouré de légende puisque l’on affirmait, selon les menaces du sultan de l’époque, que sa construction aurait failli coûter la tête de son architecte s’il s’était écroulé, c’est un pont turc en dos d’âne du XVIè, franchissant d’une seule enjambée les deux rives de la Neretva, qui était le symbole de Mostar jusqu’à sa terrible destruction par les Croates. Quel sacrilège ! Une passerelle improvisée l’a remplacé un temps. Des ingénieurs du monde entier l’ont reconstruit « presque » à l’identique, en étudiant des vidéos de l’explosion pour voir où sont tombés les divers morceaux.

Mon second séjour m’a permis d’apprécier l’œuvre qui ne fera jamais oublier le véritable monument, mais qui a rendu aux habitants leur fierté et renvoie aussi à l’ambition idéelle (et idéaliste) que peut avoir l’Union Européenne dans des pays aussi fragiles. Mais des années après Dayton, peu d’autres choses semblent avoir été faites! Tous les bâtiments sont, au mieux, criblés d’impacts comme autant de plaies encore béantes et énormément de bâtiments détruits n’ont laissé que des façades ou des ruines abandonnées, à l’intérieur de la ville. Tout n’est pourtant pas totalement noir et horrible dans ces pierres, victimes de la folie et de la haine des hommes!

De Mostar, outre ces stigmates inénarrables de la guerre, j’ai conservé les souvenirs précis des tours quadrangulaires de pierre, coupolées ou non, constituant la base architecturale des maisons aisées et – à mon humble avis – celui de la plus belle mosquée, Karadjoz Beg Dzamija, qui s’ouvre par un portique près de la fontaine aux ablutions et du cimetière qui l’entoure de ses stèles posées en guingois. Mostar, ce sont deux villes qui vivent dans une opposition tranchée, représentative de la plupart des villes d’Ex-Yougoslavie. Il y a l’âme historique pluriséculaire, illustrant le poids et le mélange des communautés et l’aspect moderne fonctionnel mais insipide des quartiers neufs à la communiste sur la rive droite avec leurs larges avenues, leurs jardins ponctués de tombes improvisées et leurs buildings monolithes et souvent largement éventrés.

Mostar bosnie Neretva

La vie à Mostar a repris son cours, presque comme avant quand on observe les gens, les enfants qui se baignent dans la Neretva. Le sentiment le plus vif est encore celui de l’atmosphère très particulière des ruelles longeant le fleuve : de savoureux tableaux plein de vie qu’animent les petits cafés où pour 50 cents, vous pourrez déguster cet inimitable café turc et les boutiques rutilantes de cuivreries et d’objets artisanaux qui nous offrirent un contact chaleureux avec la population locale beaucoup plus expansive et magnanime que les Croates ou les Slovènes par exemple. Que de babillages et de tonalités chatoyantes dans ce décor d’échoppes pittoresques où l’on trouve de tout, cuirs, tissus, chaussures, cuivres ciselés à bon marché et où jouent les enfants, au milieu de la foule turbulente dont il est bien difficile de déceler les traits ethniques !

Cevapcici cevapi cuisine serbePrès de l’ancienne maison-musée turque, nous faisons une pause pour nous régaler de quelques spécialités de cuisine bosniaque. Bien que tous les restaurants peu habitués à des visiteurs disposent de tous les ingrédients pour assurer les meilleurs plats, on apprécie la générosité des Bosniens qui font tout pour faire plaisir. On se trouve en Bosnie au point de rencontre des spécialités d’Europe Centrale (goulash, choux farci, knödels) et d’Asie Mineure (à base de poivrons, d’aubergines, de feuilles de vignes farcies etc…). Il y a en tête la Jagnjetina, le ajvar et le Mixed Grill, les cevapcici (brochettes de viande hachée dont voici une recette des cevapi bosniens), qui n’ont qu’un air de famille éloigné avec leurs cousins du quartier des Terreaux.

Des cevapcici, on en trouve dans toute l’ex-Yougoslavie, mais les habitants de Sarajevo vous jurent que les leurs sont uniques et j’avoue que ceux que j’ai goûtés m’ont laissé un souvenir extraordinaire. Les Bosniens pourraient dire la même chose de leurs yaourts dont il existe un éventail de nuances illimité allant du yaourt liquide servi au verre dans les cafés, au fromage blanc compact. Autant de variantes riches en saveurs introuvables dans les multiples marques qui ornent les rayons de nos supermarchés et qui au fond n’ont pas grand chose de différent. Ces mets ne peuvent s’accompagner que de kifla et peretci, croissants chauds légèrement salés, variantes améliorées des pretzels d’Europe centrale, dont les gens du pays raffolent au point qu’ils en mangent à longueur de journée. N’oublions pas le suho meso, cette viande de boeuf fumée qui tient à la fois de la viande séchée des Grisons, du pastrama de chez Bahadourian et de la smoked meat des restaurants juifs. Comment passer sur le café bosniaque, gourmandise et acte convivial (un café bosniaque bu seul n’est pas un café) qui se déguste à la fin de chaque repas, après s’être désaltéré avec du thé ou du chocolat ? Concluez par un verre de sljivovica (une espèce de grappa à la prune) !

 

Cohabitations et multiculturalisme en Bosnie Herzégovine

130 km nous séparent, par une large route nationale, de Sarajevo et il faut voir Sarajevo, non parce qu’il s’agit de la Capitale, ni pour sa beauté difficilement définissable, mais pour son histoire étonnante. Sarajevo fut l’une des villes les plus médiatiques de la dernière décennie du siècle dernier. La guerre civile qui l’a érigée, depuis, en une emblème « pour la paix des peuples » n’est pas seule responsable de cet état de fait ! Très tôt, la capitale administrative de la Bosnie-Herzégovine issu de la confédération des entités de la République Serbe de Bosnie (RS) et de la Fédération Croato-Musulmane, était prédestinée à une histoire hors du commun qui cristallise en somme tous les enjeux, constitués, depuis des siècles déjà, au niveau des peuplements, par les provinces de Bosnie et d’Herzégovine.

Lorsque naquirent en 1991 les velléités indépendantistes dans toute la Yougoslavie, Sarajevo est l’Exception et quand on y pénètre en touriste, elle s’affiche comme une exception assez loin de la vision que nous ont souvent proposée les médias au cours des années de guerre ! Preuve est faite au passage du pouvoir de manipulation par l’image et de la tendance aux informations abrégées que pratiquent ces derniers pour nous influencer vers le correct ethnocentriste! Il faut observer Sarajevo et se laisser porter au hasard ou sur les pas d’un guide pour comprendre ce que représente cette capitale si disputée.

A l’origine petite bourgade paisible où, en 1462, les Turcs, alors maîtres du pays, établirent un sérail à l’intention des pachas, Sarajevo dut à cette occupation ottomane son nom de « Palais des champs ». Si son caractère presque complètement « musulman » reste attaché à la position clé que lui offrirent les Turcs, il n’exclut pas qu’aujourd’hui encore, trois « peuples », les Bosniaques Musulmans (bosnjak), les Croates et les Serbes, continuent à y cohabiter plus ou moins bien. Pour comprendre en quoi Sarajevo est si exceptionnelle en comparaison à Mostar ou à Banja Luka, une petite leçon d’histoire sur le peuplement de Bosnie Herzégovine s’avère inévitable.

 

Carte des ethnies en Bosnie Herzégovine

ethnies bosnie carte

Un pays n’est pas qu’un produit de consommation à vendre à des touristes avec tout le plaisir, l’étonnement, voire l’émerveillement qu’il peut nous procurer, il est une somme de déterminants qui permettent d’en saisir aussi la réalité humaine et culturelle. Il y a trois millénaires, le territoire formant aujourd’hui la BIH faisait partie de l’Illyrie, qui devint la province romaine d’Illyricum au Ier siècle avant notre ère. Mais, après l’effondrement de l’Empire Romain, les Goths puis les Slaves le conquirent et plusieurs princes slaves régnèrent sur cette région de Bosnie jusqu’au XIIè s, période à laquelle elle passa sous le contrôle de la Hongrie pour devenir une « banat » (vice-roi) élargie alors à la principauté de Hum (connue sous le nom de Zahumlje), la future Herzégovine – littéralement « duché indépendant » – qui au XV è s fut conquise par un Bosniaque rebelle avant de tomber sous le joug ottoman. Suite à plusieurs tentatives d’invasions depuis 1386, Bosnie et Herzégovine passèrent sous la domination des Turcs à la fin du XVè s et ce, jusqu’au Congrès de Berlin de 1878 qui plaça la Bosnie sous la juridiction de l’Empire austro-hongrois ! Des 4 siècles de domination de la Bosnie par les Turcs sont issus l’essentiel des ferments de la culture, de « l’identité régionale » propre au pays et peut-être aussi de sa division.

La multiplicité des interprétations d’historiens et les dissonances énormes liées aux diverses sources byzantines, romaines ou musulmanes entre le X et le XX è s ont contribué à forger les oppositions entre les divers groupes ethniques et à alimenter les arguments de séparatisme, puis de guerre civile. Au-delà de la pluralité de confessions et de la complexité des événements qui ponctuent l’histoire du pays, le problème de la Bosnie Herzégovine se situe au niveau de l’origine de son peuplement puisque l’identité de Bosniaque n’est que peu raccordée à la pratique de la religion dominante musulmane.

Ainsi, tandis que les « Bosanac / Bosniens » Serbes considéraient que la population de Bosnie Herzégovine était majoritairement constituée de tribus serbes orthodoxes à l’Est et au Nord hormis quelques Croates catholiques au Sud (Bihac), les Croates, estimaient qu’il s’agissait d’une tribu croate déjà développée au sens « national « qui se serait installée en Bosnie au VIIè s et que les différentes religions auraient divisée durant des siècles. De leur côté, les Musulmans admettaient une théorie prétendant qu’un certain nombre d’habitants de Bosnie centrale, tout en acceptant au début l’Eglise Orientale puis l’Eglise de Rome, avaient pour des raisons géopolitiques – enclavement dans des montagnes éloignées de toutes les routes commerciales – gardé une variante du christianisme primitif, une secte manichéenne originaire d’Asie mineure proche par son enseignement des Cathares et influente en Bulgarie et Macédoine, connue à partir du XIIè s sous le nom des Krstjani ou Bogomiles.

A l’épreuve de l’Histoire, ce multi-confessionnalisme disparut sous la domination ottomane où l’appartenance religieuse déterminait la position sociale et politique de chaque communauté. C’est justement sur cette division religieuse que se fonda, une conscience nationale moderne. La réduction de la tolérance religieuse à la fin du XVII è s contraignit beaucoup de Serbes et de Croates, dont une large majorité de propriétaires terriens, à se convertir à l’Islam sunnite, car la loi ottomane n’autorisait la détention des terres qu’aux Musulmans. Ceux qui restèrent chrétiens, péjorativement nommés Valaques (Vlasi), furent relégués au simple rang de paysans, souvent des nomades montagnards, avec pour seul droit la liberté de religion.

En outre, la dite division donna à la Bosnie ces empreintes musulmanes si prégnantes à Sarajevo comme dans la plupart des villes traversées, mises à part Banja Luka, Touzla ou Bihac, « représentantes » des « tribus » de Serbes et Croates. Elle confectionna surtout l’identité de ce peuple, qui ne se considérait pas seulement comme « Ottoman » au sens religieux et politique, mais surtout comme « Bosniaque », ce qui signifiait dans leur esprit une identité à la fois régionale et religieuse. C’est ainsi qu’en Bosnie Herzégovine, la religion fait moins la différence ethnique que la culture socio-historique qui en découle et ce ne sont pas les convictions religieuses d’un Bosniaque qui en font un Musulman, mais avant tout sa culture collective. Sarajevo illustre parfaitement ce sentiment puisque la ville se veut le symbole de cette « identité » tant par la cohabitation dont elle se nourrit que par ses représentations que l’on ne retrouve quasiment plus dans les autres villes de l’Etat.

Ces phénomènes « de longue durée » dans l’histoire bosniaque insistent sur une pratique politique soulignant que les principaux obstacles à la stabilisation des rapports entre les différentes communautés religieuses, ethniques et finalement nationales n’étaient pas seulement liés à des contradictions religieuses, sociales, ni uniquement des aspirations contradictoires de mouvements nationaux rivaux aidés par l’absence d’institutions stables qui auraient mis fin aux conflits. 2 des 3 communautés politico-religieuses s’associaient contre la 3è communauté, afin de réaliser à son détriment leurs propres objectifs, sans se demander si cette communauté était le facteur fort ou faible dans les enjeux. Ce système d’alliances, datant de l’époque ottomane, s’est ainsi incorporée dans la mentalité politique moderne des 3 nations en Bosnie Herzégovine, s’imposant comme l’expression politique de sa complexité ethnique.

Le déclenchement de la guerre de 1992 que nous avons tous suivie, tant bien que mal à coup d’informations simplistes, tient donc essentiellement à cette identité «Bosniaque» confirmant qu’il n’y a pas de majorité ethnique et religieuse dominante en Bosnie-Herzégovine contrairement à la Slovénie, la Macédoine et la Croatie qui obtinrent plus aisément leur indépendance grâce à cet argument. Il trouve aussi ses ramifications dans des rancœurs très lointaines des Serbes qui lancèrent les bases de leur nationalisme à la fin du XIXè s, quand les Austro-Hongrois, nouveaux dirigeants de la Bosnie-Herzégovine suite à l’effondrement de l’Empire Ottoman, ne s’attaquèrent pas au problème de l’exploitation des Serbes et des Croates par les propriétaires terriens musulmans, ni au favoritisme que les Autrichiens catholiques manifestèrent envers les Croates également catholiques, aux dépens des Serbes Orthodoxes. L’exacerbation des tensions entre Serbes, Croates et Musulmans fut marquée par un événement que la plupart d’entre vous ont du retenir comme le point de départ de la 1è Guerre Mondiale : l’assassinat, le 28 Juin 1914 à Sarajevo, de l’héritier au trône d’Autriche-Hongrie, l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, par un étudiant musulman serbe de Bosnie, c’est-à-dire un Bosniaque.

Suite à des alliances complexes au cours des 2 guerres, puis à une période de stabilité dans toute la Yougoslavie grâce au défi du Yougoslavisme de Tito, l’histoire de la Bosnie a basculé lorsque celle-ci suivit la mouvance indépendantiste de ses voisins. Elle se vit refuser l’indépendance par les Serbes au nom du mythe de reconstitution de la «Grande Serbie» qui brandirent la revendication territoriale d’un rattachement du Nord peuplé en majorité de Serbes, ainsi que les éléments historiques démontrant que la Bosnie Herzégovine avait appartenu au Royaume de Serbie au XIII è s.

Je me souviens d’une remarque de notre guide de fortune à Sarajevo qui nous expliquait ce sentiment serbe, consistant à considérer que toute ville où vit un serbe est serbe et doit appartenir aux Serbes ! Dans le même temps, les Croates, majoritaires au Sud refusèrent cette indépendance au nom de leurs propres revendications et bien qu’ils s’allièrent au départ avec les Bosniaques puis furent suspectés d’alliances secrètes pour se partager la Bosnie Herzégovine avec les Serbes, leurs positions furent cruciales pour déterminer du destin de la région. L’étau se resserrant, seule une guerre devait décider du sort de la Bosnie Herzégovine, au prix de 4 ans de combats, des destructions massives, 200000 disparus ou morts ainsi qu’une certaine épuration ponctuée de charniers et de 2 millions de réfugiés dont certains peuplent encore des camps aux conditions sanitaires médiocres.

Difficile de dire qui a gagné la guerre ! Ce qui est effrayant, c’est que chacun considère paradoxalement qu’il l’a gagnée et perdue à commencer par les Serbes dont la République, signe de victoire évidente, commence à 30 km de Sarajevo mais ne l’intégrera jamais contrairement à leurs souhaits, de même que les Croates qui n’ont pu obtenir le rattachement du Sud à la Croatie… Mais au final, la Bosnie Herzégovine est devenue un Etat indépendant et là est l’essentiel. La Bosnie, toujours maintenue en équilibre grâce à la surveillance des forces internationales, a perdu en grande partie en ses villes cette mixité des cultures qui en faisait l’originalité.

 

Sarajevo, miroir des illusions ou unité retrouvée?

A Sarajevo, nous rencontrons Mahir, l’homme qui nous a rapporté l’histoire de la Bosnie dans ses grandes lignes nécessaires pour que vous puissiez prendre la mesure des différences entre la capitale et le reste du pays. Mahir est un Bosniaque Musulman d’une cinquantaine d’années qui entendant parler français sur la place principale de Sarajevo et tout étonné de voir des touristes, nous avait interpellé pour nous relater avec une étonnante spontanéité son amour pour la France et la nostalgie de son séjour d’études à Paris, avant de se proposer de nous guider au travers d’une ville qu’il connaît comme sa poche ! Il nous racontait justement qu’il n’est plus de villages en Bosnie-Herzégovine où soit concevable une vraie cohabitation des peuples comme celle qui confectionne la géographie mentale et physique de Sarajevo. Cela se sent quand on parcourt les villes et villages en voiture, puisque sans vraiment maîtriser l’histoire du pays, on peut y percevoir, avec un minimum d’observation, les dominantes nationales à la vue des architectures, des traits et des caractères des habitants.

sarajevo riviere miljacka

Plus délicate à percevoir pour nous touristes et pourtant bien réelle, c’est la question linguistique qui entretient là encore une nette séparation. Si Mahir comme la majorité des Musulmans considèrent que Croates, Serbes et Bosniaques parlent la même langue, le Serbo-Croate, à l’accent et à quelques mots près et si l’usage officiel admet l’existence de 3 langues différentes Serbe en cyrillique, Croate et Musulman en latin ce qui n’exclut en rien sur le plan oral une inter-compréhension quasi-parfaite, les Serbes ainsi que les Croates considèrent seulement la leur comme valide et ont entrepris une «décroatisation» et «déserbisation» de leur langue ! Inimaginable ! Chaque pouvoir remplace donc des mots serbo-croates qui n’auraient pas la bonne origine et l’on se retrouve avec des enfants à qui l’on enseigne une langue différente de celle de leurs parents, amis ou voisins. Quel gâchis de supprimer une unité linguistique!

Un aspect surprenant qui va dans le même sens, c’est qu’avant la guerre, un même village, avec différents cultes (car les trois peuples étaient mêlés même si tel groupe formait la majorité dans telle ou telle région) avait la même langue. La langue ne différenciait donc pas les différentes communautés puisque seule la religion le faisait et finalement, l’accent qui distinguait plus ou moins les langues était plus en fonction de la géographie que des peuples en eux mêmes. Les habitants de ces villages vivaient comme dans n’importe quel village et pouvaient et effectuaient des mariages mixtes.

Aujourd’hui, en revanche, tout a éclaté et que cela vienne des hommes politiques et militaires ou des peuples dans leur ensemble, force est de constater que les villages où les communautés s’entremêlent n’existent plus et que si, hypothétiquement un « étranger » de l’une ou l’autre des communautés cherchait du travail, il n’en trouverait pas. Peut-être même se ferait-il tuer! Car on ne veut pas revoir ceux de la même religion que les hommes qui ont tué le père, le frère, Mahir surenchérissait l’idée en nous expliquant que sa femme, d’origine croate, craignait toujours de retourner dans le village où ils vivaient auparavant par peur d’être reconnue et que dans leur situation de mariage mixte, seule Sarajevo constituait une « terre encore vivable », ce qui a obligé par là même chacun d’eux à se couper des siens pour espérer poursuivre leur amour de 20 ans ! Sûrement cela changera-t-il peu à peu. Ou peut-être pas…

sarajevo

Lorsqu’on pénètre dans Sarajevo, vierge de cette histoire de la Bosnie Herzégovine, on ne peut être que stupéfait, à la fois dérangé et dérouté par l’image curieuse qu’offre la ville. Mostar nous avait proposé un paysage encore désolant par bien des aspects ; mais Sarajevo marque les esprits à la puissance 10 en termes de dégâts matériels. A la lumière des explications de Mahir, on découvre Sarajevo en s’efforçant de relativiser les clichés d’une cité marquée dans la chair et les pierres par la guerre et on observe Sarajevo comme une ville d’Espoir et de Liberté !

Bien que toutes les religions cohabitent et affichent leurs lieux de prières, Sarajevo est une ville incontestablement musulmane ainsi qu’en témoignent les multiples mosquées – + de 100 plus splendides les unes que les autres – qui jalonnent la vieille ville comme la neuve. La plus impressionnante même s’il ne s’agit pas de la plus belle est sûrement celle située à l’entrée de Sniper Alley qui porte le nom d’un prince d’Arabie Saoudite, principal financier des reconstructions. Et quel Islam triomphant au coeur de l’Europe en une période aussi agitée par les convictions religieuses les plus radicales !

De loin, ce serait presque un Islam idéal où les Musulmanes en mini-jupes côtoient en grand nombre celles portant le voile autour de la tête – je n’en ai vu aucune avec le voile sur le visage ! Vont à la mosquée ceux qui le veulent ; preuve qu’un pays peut être musulman sans tomber dans la barbarie ni la dictature islamistes. On érigerait bien cette société en modèle si tout le monde ne s’entre-tuait pas, il y a quelques années encore. Tout semble en tous cas simple à Sarajevo, tant pour les religions que le degré de foi et Sarajevo respire la vie ! Mahir nous mène dans l’un des lieux les plus pittoresques, le charmant quartier turc et son bazar qui se veut une version réduite du bazar d’Istanbul. Il y a là tant d’insouciance, de chaleur, de foisonnement quand on regarde ces petits vendeurs aux étals de bois bondés qui nous rappellent immanquablement Skopjé et qui nous tiennent la jambe pour nous vendre absolument quelque cuivrerie ou robe à prix dérisoire ! On se sent à tous les niveaux dans un pays arabe dès lors que l’on entend l’appel de l’Imam appelle à la prière… Seule une basilique orthodoxe, à quelques pas coupe cette impression pendant un moment…

sarajevoDes sentiments de gravité tranchent avec cette vision sereine et heureuse de la capitale, les aspects typiques du centre historique, ses marchés et sa place aux pigeons où les habitants s’emploient à des jeux d’échecs géants ou encore ceux plus fonctionnels d’édifices superbes tel que le Ministère de la Propagande de Tito ou de quartiers d’immeubles modernes dont on retient la présence de Mac Do et de panneaux publicitaires à la gloire des grandes marques mondiales. Située dans une cuvette, Sarajevo a de loin été la plus touchée par les combats, coupée en deux, même, avec d’un côté les Serbes nationalistes positionnés sur les collines et le long de Sniper Alley et de l’autre des Serbes, Musulmans et Croates ! L’armée Serbe n’a pas réussi à venir à bout de la ville mais les bombardements n’ont rien épargné, ni les écoles, ni les monuments, ni la célèbre bibliothèque musulmane et moins encore les mosquées, les basiliques ou la cathédrale ! Hormis la tour symbolique d’Oslobodjene, la ligne de front est d’autant plus visible aux alentours de l’aéroport où l’on perçoit le contraste entre un quartier serbe à peine reconstruit et le quartier bosniaque avec ses paraboles fleurissantes !

Mais le plus bouleversant reste l’ancien stade olympique et la colline transformés en immense cimetière comme l’on en imagine rarement même dans les zones touchées par la Grande Guerre ! En 1998, on reconstruisait déjà, mais tout était à refaire. On ne peut parler de l’animation sans trouver son opposé dans la désolation ; on ne peut évoquer les ruines sans être surpris par la vie sous-jacente. Tout est là, prégnant, envahissant : les plaies sont sous nos yeux et suivant Mahir l’on voit tour à tour, des immeubles avec leurs fenêtres cassées et désertés , de vieux immeubles colorés dans lesquels vivotent une poignée de personnes, une tour écroulée sur elle-même où la moitié inférieure reste habitée tant bien que mal, un ancien musée à moitié pillé et tout en ruine où çà et là traînent quelques maquettes, le Musée des Révolutions, symbole de l’histoire de la Bosnie Herzégovine dont on croirait qu’il s’agit d’un musée fantôme avec son gardien payé aujourd’hui pour regarder la télé et écouter la radio et qui ne voit pas l’ombre d’un visiteur. On ne peut éviter les impacts de balles sur la plupart des maisons, des bâtiments envahis par la nature, une banlieue qui semble se construire (mais n’est-ce pas une illusion ?), des toiles du Haut Commissariat pour les réfugiés faisant office de vitre depuis 4 ans !

Tout cela constitue Sarajevo, avec en prime des représentants des pays finançant la reconstruction, occupant les postes importants et arborant leurs drapeaux partout et surtout des militaires des Nations Unies, de l’OSCE et des ONG présents pour reconstruire autant que pour maintenir la paix même si l’on a parfois l’impression d’un esprit conquérant ! On reconstruit et c’est bien là le plus important ! La vie a repris le dessus et l’on évite de se demander pour combien de temps ! Et je me rappelle cette phrase bien trop vraie d’Aleksander Tismac : « Chez nous (dans les Balkans) on apprend vite la méfiance. On peut être ensemble, s’accorder provisoirement, mais l’Autre reste à l’Autre. (…) La confiance totale m’est impossible !« .

Bosnie ; pays de contrastes et carrefour d’influences

L’incursion en pays musulman dès qu’on quitte la capitale pour rejoindre Banja Luka laisse une impression étrange. Les montagnes triomphent, les petits villages avec quatre ou cinq nouvelles mosquées sont perchés à 1000 mètres ou plus et semblent déserts, ils appartiendraient presque à une autre époque et leurs habitants portent aussi ce fatalisme dans le regard, dans leurs pas de travailleurs incessants du quotidien qui luttent contre la pauvreté inéluctable. On découvre Jajce, son château, ses chutes et les moulins de Vodenice… mais aussi Stolac qui s’affirme par sa citadelle. Ensuite, c’est l’Herzégovine, plus aride, presque désertique et déroutante…

una bihac egliseIl y a aussi Bihac. La première fois que j’ai découvert Bihac, c’était par hasard en 1996. Je réalisais mon premier séjour en Croatie et en allant jusqu’à Knin pour découvrir – sans m’y attendre – les terres brûlées avant d’entrevoir la ville et son imposante citadelle, j’ai tenté de franchir la frontière sans passeport ni visa et à ma grande surprise, dans un poste frontière du bout du monde, complètement improbable, les douaniers trop étonnés de voir un touriste dans cette zone nous ont laissés pénétrer en Bosnie et apprécier la Krajina.

Sauvage, verte et désertique sur de longues distances, la Krajina est marquée par la ruralité montagnarde. On y observait à l’époque des renards au bord des routes, de rares voitures et des panneaux « attention mines »!, de rares villages dont le point central (un banc de fortune) est occupé par les anciens qui discutent autour d’un thé comme si de rien était, des hameaux abandonnés ou des fermes perdues, vivant en autarcie, des habitants profondément ancrés sur leur terre et marqués par la vie jusque dans les traits de leur visage, qui se promènent en charrette ou à pied et n’ont même pas l’électricité ni le téléphone…. Il fallait un peu plus de deux heures pour rejoindre Bihac… profondément marquée par la guerre toute fraîche … Quel paysage triste malgré un semblant de vie normale : partout on voit des impacts dans tous les bâtiments, plusieurs églises détruites ou broyées par les obus, dont les tombeaux ont même été pillés, des minarets en partie détruits également quand ce ne sont pas les pièces des mosquées qui sont crevées par des tentatives de démolitions…

Quand on rentre par la frontière reculée de Knin en Croatie, de corniches en viaducs, une petite route en lacet pas même protégée par des rambardes en de nombreux endroits et désertique sur des dizaines de km, nous conduit à Bihac. Se conjugue au sentiment d’étrangeté celui de pure découverte d’une beauté sauvage et quasi intacte.

Au coeur d’un relief tourmenté comme l’offrent également le Monténégro, le Gorski Kotar, la Dalmantinska Zagora et le Biokovo croates et divers points des Alpes Juliennes en Slovénie, s’ouvre la Bosnie profonde et vertigineuse, avec ses paysages effarants des hautes montagnes arides de la Jablanica, Prenj Plasa dont les crêtes du karst calcaire dépassent les 2000m, des lacs aux eaux translucides, cascades, gorges et torrents épousant les chaînons tailladés de coupures, ou encore les contrastes des vallées encaissées et pentes boisées où l’on croise, à proximité d’un vieux moulin à eau ou d’une campagne égarés dans une décor étrange, quelque renard ou gibier impassible nous scrutant sur les bords du chemin ou une âme errante au visage et regard d’une force indéfinissable qui circule à pied, sur une charrette ou à dos d’âne vers on ne sait où, attirée néanmoins par le si rare passage d’une automobile !

Tout, ici, ne laisse de surprendre, depuis ce royaume de la montagne si étrangement préservé, tout aussi attirant qu’inquiétant par certains endroits, jusqu’aux terres brûlées que nous avions commencées à sillonner en Croatie entre Zadar et Knin et que nous retrouvons, après une 100aine de km, le long de la grande nationale reliant Belgrade par Bihac où s’imposent justement les traces vivaces de la guerre avec des hameaux en ruines, des maisons entièrement détruites au mortier qui se rebâtissent à la peine, peuplées par des familles entières, de vieilles «Yougo» calcinées abandonnées sur les bords de la route, des dizaines de panneaux signalant un peu partout la présence de mines, des cimetières, parfois minés aussi, improvisés en plein champs et les voies ferrées impraticables toujours bloquées par les poteaux d’électricité et téléphoniques.

Nous voilà arrivés au bout du voyage et j’espère que celui-ci aura fait pointer le désir de décrypter le palimpseste de toutes ces influences. J’ai parcouru 5 fois ce pays  ; il m’a toujours fourni des expériences essentielles. Comme me le rappelait Hassan, la Bosnie retrouve peu à peu l’image de ce qu’elle fut avant la guerre, mais tout est encore en reconstruction et les choses avancent pas à pas. Sachez aussi que si vous vous déplacez en voiture, vous devez conserver vos codes. Habituez vous à la présence de la police rassurante ou plus angoissante qui arrête systématiquement les étrangers pour des fouilles en règles! Le niveau de vie bas permet à toutes les poches de s’en sortir, mais les hôtels sont chers et les Mark convertibles sont essentiels, car l’€ est mal reçu même s’il est admis et très couru par certains!

****
A l’ancienne Yougoslavie, qui m’a donné quelques unes des plus grandes leçons de ma vie.

récit écrit en Janvier 2001

carte bosnie herzegovine

Sandrine Monllor (Fuchinran)

4 commentaires sur “La Bosnie Herzégovine : mémoires d’un pays multiculturel”

  1. Retour de ping : 10 bonnes raisons de visiter et découvrir Dubrovnik (ou de la fuir) ! - IDEOZ Voyages

  2. Il y a des vols pas chers à moins de200€/AR sur Serbia ,nouvelle mouture de JAT
    Savez- vous si cette Cie est fiable ,elle a été créé début 2014 donc peu d’avis sur internet pour l’instant ,je vois 11/20 sur Tripadvisor,les repas chauds servis à bord semblent faire oublier l’usure des sièges ,personnel très aimable ,bagages? Ponctualité ?
    Ces vols sont sans escales

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